Tigrane II, ou Tigrane le Grand, régna en tant que roi d’Arménie de 95 à 56 av. J.-C. À son apogée, l’empire arménien de Tigrane s’étendait de la mer Noire à la Méditerranée. Jamais auparavant ni depuis, les Arméniens n’avaient contrôlé une si grande partie de l’Asie. Tigrane ne fut mis en échec que lorsque son royaume se trouva mêlé aux ambitions des deux superpuissances régionales, la Parthie et Rome, et que son alliance avec Mithridate VI, roi du Pont, s’avéra néfaste.
La dynastie des Artaxiades
La dynastie des Artaxiades (Artašesian) remplaça la dynastie des Orontides et régna sur l’Arménie ancienne de 200 av. J.-C. à la première décennie du Ier siècle de notre ère. Fondée par Artaxias Ier (r. d'environ 200 à 160 av. J.-C.), la dynastie assura à l’Arménie une période durable de prospérité et d’importance régionale, et nul n’y contribua plus que son plus grand roi, Tigrane II, considéré comme le souverain le plus important et le plus prospère de toute l’histoire de l’Arménie.
Succession
Après une période plutôt sombre quant aux sources historiques de l’Arménie, on découvre une énorme quantité de textes couvrant le règne de Tigrane II. Il convient de noter que la plupart des sources, ainsi que toutes les sources contemporaines, proviennent des Romains et qu’elles ont donc tendance à être plus que partiales à l’égard de l’un de leurs plus importants ennemis à l’est. Les sources plus récentes contribuent à rétablir l’équilibre, mais elles posent également des problèmes en raison de la sélection et de l’omission parfois évidente d’événements pour des raisons patriotiques.
Tigrane fut placé sur le trône de l’Arménie par les Parthes après que son oncle, le roi arménien Artavasde Ier, eut été contraint d’envoyer Tigrane en otage aux Parthes à la suite de sa défaite militaire contre ces derniers. À la mort de son père Tigrane Ier vers 95 av. J.-C., Tigrane fut renvoyé en Arménie pour prendre sa place sur le trône. Le nouveau roi dut céder les «soixante-dix vallées» aux Parthes (un territoire qui s’étendait probablement sur l’Azerbaïdjan moderne), mais il prouva rapidement qu’il était tout sauf un roi client coopératif.
Expansion de l’empire
Tigrane sut tirer parti de l’effondrement de l’empire séleucide et du fait que les Parthes étaient distraits par la mort de Mithridate II en 91 av. J.-C. et par les invasions à leurs frontières orientales. Le roi arménien put alors entreprendre d’étendre encore plus son royaume. Il commença par annexer l’autre région de l’Arménie traditionnelle, le royaume de Sophène, en 94 av. J.-C. Doté de formidables engins de siège et d’unités de cavaliers lourdement armés, il reprit ensuite les « soixante-dix vallées» et se lança dans une longue série de conquêtes de 88 à 85 av. J.-C. Il conquit la Cappadoce, l’Adiabène, la Gordyène, la Médie Atropatène, la Phénicie et certaines parties de la Cilicie et de la Syrie, dont Antioche. Cette dernière l’invita à devenir son roi et frappa par la suite des pièces d’argent représentant Tigrane coiffé de son diadème oriental et au revers, une femme portant une couronne à tourelles et tenant la palme de la victoire. Le roi arménien mit même Ecbatane à sac, la résidence d’été de la royauté parthe, en 87 av. J.-C., alors que les Parthes étaient aux prises avec des envahisseurs nomades venant du nord.
Outre la conquête, une autre politique de Tigrane consistait à améliorer les relations commerciales avec certains états, notamment la Babylonie. Des contacts commerciaux furent établis avec les Arabes skénites, dont le territoire permettait d’échanger des marchandises avec Babylone. C’est aussi la raison pour laquelle Tigrane ne prit aucun risque et installa son frère à la tête de Nisibis, qui contrôlait le commerce de la Mésopotamie vers l’ouest.
Roi des rois
À partir de 85 av. J.-C., après avoir acquis un empire de taille convenable, Tigrane commença à se désigner lui-même sous le nom grandiloquent de "Roi des rois" (en perse: shahanshah), bien que ce titre soit une autre preuve que le roi laissait les monarques conquis régner en tant que vassaux. En effet, l’écrivain grec Plutarque (c. 45 à 125 apr. J.-C.) remarque que Tigrane était toujours suivi par un entourage de quatre rois qui agissaient comme ses serviteurs. Ce passage pourrait bien être basé sur un malentendu et les quatre hommes en question pourraient bien avoir été des conseillers proches qui étaient également rois de leurs régions respectives, mais qui servaient le roi arménien en tant que vice-roi. Au sein de l’empire, les états conquis pouvaient conserver leur système politique, mais ils étaient toujours obligés de payer un tribut et de contribuer à l’armée de Tigrane. Par ailleurs, des populations furent déplacées afin de réduire les dissensions et d’accroître la loyauté lorsque cela s’avérait nécessaire. Le titre de roi des rois de Tigrane était alors tout à fait justifié et il s’assura d’être à la hauteur, comme le résume l’historien V. M. Kurkjian:
Les apparitions publiques de Tigrane sont spectaculaires. Il déployait toute la pompe et la magnificence propres à un successeur de Darius ou de Xerxès. Théoriquement l’égal des dieux, il revêtait une tunique rayée de blanc et de pourpre, et un manteau entièrement pourpre. Il portait partout (même à la chasse) un diadème de pierres précieuses. Quatre de ses rois vassaux se tenaient autour de son trône, et lorsqu’il partait à cheval, ils couraient à pied devant et à côté de lui. (64)
Tigrane était un grand admirateur de la culture grecque et la capitale qu’il fonda en 83 av. J.-C., Tigranocerte (alias Tigranakert, qui signifie «fondation de Tigrane», mais dont la localisation est incertaine), était célèbre pour son architecture hellénistique. La ville possédait d’impressionnantes fortifications dont les murs atteignaient une hauteur de 22 mètres et comprenaient des écuries, tant ils étaient épais. On y trouvait également des aménagements tels qu’un théâtre grec, des terrains de chasse et des jardins d’agrément. Tigrane aurait déplacé de force (chiffre traditionnel) 300 000 personnes dans la nouvelle ville, la plupart d’entre elles venant de Cappadoce. Reflétant la nature cosmopolite de la ville, et de l’empire en général, c'était la langue grecque qui était probablement utilisée, avec le perse et l’araméen, comme langue de la noblesse et de l’administration, tandis que les gens du peuple parlaient l’arménien. Les éléments perses continuaient cependant à jouer un rôle important dans le mélange culturel arménien, en particulier dans le domaine de la religion et des formalités de la cour, telles que les titres et les tenues vestimentaires.
Mithridate VI et Rome
Tigrane commit alors sa plus grande erreur politique et s’allia à Mithridate VI, le roi du Pont (r. de 120 à 63 av. J.-C.), grand ennemi de Rome contre laquelle il faisait la guerre depuis plus de vingt ans. Certes, Tigrane était marié à Cléopâtre, la fille de Mithridate, depuis 92 av. J.-C. et, en réalité, quel qu'ait été le camp choisi par l’Arménie — Rome ou les Parthes —, le petit royaume coincé entre ces deux grands empires s’en était toujours sorti perdant.
La République romaine comprit le danger d’une telle alliance entre les deux puissances régionales, un soupçon confirmé par une campagne conjointe de Tigrane et Mithridate contre le territoire client romain de la Cappadoce. Les Romains réagirent en attaquant le Pont et, lorsque Mithridate se réfugia à la cour de Tigrane en 70 av. J.-C., ils exigèrent qu'il leur soit livré. Devant le refus de Tigrane, les Romains envahirent l’Arménie. Tigrane fut vaincu par une armée romaine commandée par le général Licinius Lucullus, Tigranocerte fut assiégée et, après la trahison de la garnison grecque, capturée en 69 av. J.-C. Le roi arménien fut alors contraint d’abandonner ses conquêtes. Les Romains conquérants furent stupéfaits par la richesse de Tigranocerte, et ce alors que Tigrane avait déjà réussi à subtiliser son trésor royal.
Lucullus attaqua ensuite l’importante ville d’Artaxate (Artachat), mais l’hiver approchant, sa ligne de ravitaillement dangereusement mince et exposée, et même une mutinerie au sein de ses propres troupes, le général romain fut contraint de se retirer. L’armée de Tigrane harcela les Romains en retraite en utilisant des tactiques de guérilla et, bien que Lucullus se soit emparé de Nisibis, il fut rappelé à Rome en 67 av. J.-C. Le répit ne durerait pas longtemps, car le Sénat romain se montra déterminé à affirmer son autorité sur la région une fois pour toutes.
En 66 av. J.-C., une autre armée romaine se dirigea vers l’est, cette fois sous la conduite de Pompée le Grand, qui avait déjà été largement acclamé. Il avait également célébré deux triomphes romains; le Pont, la Parthie et l’Arménie semblaient être le meilleur endroit pour remporter son troisième triomphe et un beau butin à la clé. Il attaqua d’abord le Pont et fit fuir Mithridate vers la mer Noire. Puis ce fut le tour de l’Arménie, avec l’aide du troisième fils traître de Tigrane, Tigrane le Jeune.
Artaxate (devenue capitale après la chute de Tigranocerte) fut attaquée et, bien qu’elle ait résisté à un siège parthe l’année précédente, elle se rendit rapidement. Il est possible que Tigrane n’ait pas voulu voir se répéter les destructions de Tigranocerte et qu’il n’y ait donc pas eu beaucoup de combats proprement dits. Tigrane était maintenant âgé et il semble avoir acheté Pompée avec les immenses richesses qu’il avait accumulées tout au long de sa vie. Les auteurs romains rapportent que le roi arménien donna (ou dut donner) 6 000 talents d’argent à Pompée, 10 000 drachmes à chaque tribun militaire, 1 000 drachmes à chaque centurion et 50 drachmes à chaque légionnaire. Dans ces circonstances favorables, Tigrane fut autorisé à conserver le cœur de son royaume, amputé des territoires qu’il avait acquis par la conquête, et Sophène fut donnée à son fils traître — qui, incidemment, eut un retour de bâton lorsqu’il insulta Pompée et fut transporté à Rome pour y être exhibé lors du troisième triomphe du général.
L’Arménie devint ainsi un protectorat romain, mais on ne sait pas si l’empire de Tigrane, composé de populations aussi disparates et déplacées de force, et dont les liens étaient si lâches par le biais du tribut et de la coercition, sans grand appareil politique, aurait survécu très longtemps, même sans l’ingérence romaine. Par la suite, l'État arménien, bien qu'officiellement ami et allié des Romains, conserva une importance stratégique dans la région et resta donc une pomme de discorde entre Rome et la Parthie (et son successeur, la Perse sassanide). Tigrane continua à gouverner la majeure partie de l’Arménie assez tranquillement en tant qu’état vassal de l’Empire romain, jouant un rôle utile de zone tampon pour les Parthes jusqu’à sa mort vers 56 av. J.-C., à l’âge d’environ 85 ans.
Chute des Artaxiades
Tigrane fut remplacé par son fils, Artavazde II (r. d'environ 56 à 34 av. J.-C.), mais le modèle de réussite des Artaxiades commençait déjà à battre de l'aile. Le général romain Marcus Licinius Crassus obligea Artavazde à soutenir sa campagne désastreuse contre les Parthes en 53 av. J.-C., puis en 36 av. J.-C., la région fut à nouveau déstabilisée par le passage d’un autre général romain, cette fois Marc Antoine, et les Arméniens furent, une fois de plus, invités à fournir des troupes. Les Romains furent à nouveau vaincus par leur ennemi juré, les Parthes. En 34 av. J.-C., Antoine se tourna vers l’Arménie, s’attaqua aux Artaxiades et emmena Artavazde captif à Alexandrie, où il serait plus tard exécuté par la reine Cléopâtre. Il s’ensuivit une série de changements de souverains au cours des décennies suivantes, d’abord un souverain soutenu par Rome, puis par les Parthes, jusqu’à la chute de la dynastie des Artaxiades, remplacée par la dynastie des Arsacides (Aršakouni) et leur fondateur, Vononès (Vonon), qui monta sur le trône vers l’an 12 de notre ère.
This article was made possible with generous support from the National Association for Armenian Studies and Research and the Knights of Vartan Fund for Armenian Studies.