Gorgias de Léontini (c. 427 av. J.-C.) était un célèbre sophiste grec qui affirmait que rien n'existe et que, même si c'est le cas, sa nature ne peut être comprise et que, même si elle pouvait l'être, il est impossible de communiquer cette compréhension à quelqu'un d'autre. Il fit ces affirmations dans son ouvrage Sur la nature, dont il ne reste aujourd'hui qu'un fragment.
Le fragment (également connu sous le titre Du Non-Être) est conservé dans les œuvres du philosophe sceptique Sextus Empiricus (c. 160 - c. 210 ap. J.-C.) qui se reconnaissait dans la philosophie de Pyrrhon d'Élis (c. 360 - c. 270 av. J.-C.), fondateur de l'école philosophique du pyrrhonisme. Empiricus aurait conservé le fragment de Gorgias parce qu'il soutenait le point de vue pyrrhoniste selon lequel la réalité ne peut être pleinement saisie et que l'on se tracasse dans la vie en supposant qu'elle pourrait l'être. Le pyrrhonisme prône un scepticisme sain à l'égard de toutes les affirmations afin de maintenir l'équilibre et la paix de l'esprit.
Le fragment de Gorgias s'inscrit parfaitement dans la vision pyrrhoniste puisqu'il nie la possibilité de connaître l'existence objective. On pense que l'œuvre originale aurait été écrite pour réfuter le philosophe Parménide (c. 485 av. J.-C.) et son affirmation selon laquelle l'existence peut être comprise comme composée d'une substance unique et unifiée parce que ce qui est ne peut venir de rien ni de ce qui ne lui ressemble pas et que, par conséquent, ce qui est doit avoir toujours existé. Gorgias affirme que l'on ne peut même pas prétendre que l'existence existe, et encore moins savoir en quoi elle consiste.
Il est également possible que l'œuvre soit simplement un chef-d'œuvre de rhétorique que Gorgias utilisait pour attirer des clients en illustrant la maîtrise de son art en prouvant que rien n'existe même si les sens indiquent le contraire. Si tel est le cas, le contenu pourrait être considéré comme dénué de sens dans la mesure où les concepts ne sont utilisés que pour démontrer une maîtrise de la persuasion et ne sont pas censés être pris au sérieux. Cette interprétation est suggérée par les autres œuvres de Gorgias, dans lesquelles il semble croire clairement à la réalité objective et fait appel à une compréhension commune de cette réalité pour faire valoir ses arguments. En même temps, l'œuvre pourrait être une réfutation sincère de Parménide tout en démontrant les talents de persuasion de Gorgias.
Sur la Nature fut plus ou moins oublié jusqu'à ce que l'intérêt pour l'œuvre ne soit ravivé par des philosophes modernes attirés par les affirmations de Gorgias concernant la connaissance et la façon dont la pensée et la parole se rapportent à la réalité extérieure. Depuis le milieu du XXe siècle, l'intérêt pour l'œuvre s'est répandu en raison de sa vision de la condition humaine comme étant constituée de réalités séparées qui ne peuvent jamais être entièrement communiquées à d'autres.
Réfutation de Parménide
Les philosophes présocratiques (dont Parménide et Gorgias faisaient partie) étaient principalement préoccupés par la définition de la Cause première de l'existence - reconnaître la "matière" originelle dont tout le reste est issu - et un certain nombre de théories avaient été proposées avant que Parménide ne mette un terme à l'enquête en affirmant qu'il n'existe qu'une seule substance pour la réalité, qui est la totalité de cette réalité. Selon lui, la question de la cause première n'est pas la bonne, car ce qui existe aujourd'hui a toujours existé et existera toujours; il n'y a pas eu de commencement et il n'y aura pas de fin.
L'œuvre de Parménide, comme celle de Gorgias et des autres, n'existe qu'à l'état de fragments, mais il y en a suffisamment pour clarifier sa vision fondamentale. Il affirmait: "Il y a une voie qui est et une voie qui n'est pas" - la voie de la vérité et la voie de l'opinion - et la vérité, appréhendée par la raison (peut-être ce que Gorgias entend par "esprit pur"), révèle la nature réelle de l'Être:
l’être est sans naissance et sans destruction, qu’il est un tout d’une seule espèce, immobile et infini; qu’il n’a ni passé, ni futur, puisqu’il est maintenant tout entier à la fois, et qu’il est un sans discontinuité. Quelle origine, en effet, lui chercheras-tu? D’où et comment le feras-tu croître? Je ne te laisserai ni dire, ni penser qu’il vient du non-être; car le non-être ne peut se dire ni se comprendre. Et quelle nécessité, agissant après plutôt qu’avant, aurait poussé l’être à sortir du néant? Donc il faut admettre, d’une manière absolue, ou l’être, ou le non-être. Et jamais de l’être la raison ne pourra faire sortir autre chose que lui-même. C’est pourquoi le destin ne lâche point ses liens de manière à permettre à l’être de naître ou de périr, mais le maintient immobile...
Il n’est pas divisible, puisqu’il est en tout semblable à lui-même, et qu’il n’y a point en lui de côté plus fort ni plus faible, qui l’empêche de se tenir uni et cohérent; mais il est tout plein de l’être, et de la sorte il forme un tout continu, puisque l’être touche à l’être. Mais l’être est immuable dans les limites de ses grands liens; il n’a ni commencement ni fin, puisque la nais-sance et la mort se sont retirés fort loin de lui, et que la conviction vraie les a repoussées... Or, la pensée est identique à son objet. En effet, sans l’être, sur lequel elle repose, vous ne trouverez pas la pensée; car rien n’est ni ne sera, excepté l’être, puisque la nécessité a voulu que l’être fût le nom unique et immobile du tout, quelles que fussent à ce sujet les opinions des mortels, qui regardent la naissance et la mort comme des choses vraies, ainsi que l’être et le non-être, le mouvement, et le changement brillant des couleurs.
(Parménide, De la Nature, Remacle)
Puisque tout l'Être est Un, et que toutes les créatures participent à l'Être, le mouvement et le changement doivent être des illusions créées par les perceptions sensorielles. En se fiant à ses sens, on croit qu'une personne peut se déplacer du point A au point Z, mais comme les deux points ne font qu'un, ce mouvement est impossible. Les affirmations de Parménide furent mises en avant par son élève Zénon d'Élée (c. 465 av. J.-C.) et, peut-être, développées par Mélissos de Samos (vers le 5e siècle av. J.-C.). Les philosophes qui suivirent Parménide tentèrent de réconcilier son modèle avec la réalité quotidienne du mouvement et du changement, mais Gorgias semble l'avoir rejeté comme un non-sens en prouvant qu'il était tout aussi facile de démontrer que l'Être n'existait pas que de prouver qu'il avait toujours existé et qu'il continuerait à exister.
Le texte
Dans le fragment suivant, Gorgias plaide en faveur de la non-existence et de l'impossibilité de comprendre et de communiquer sur quoi que ce soit. Le texte est extrait de Sextus Empiricus: Against the Professors édité par R.G. Bury, avec des références croisées avec Ancilla to the Pre-Socratic Philosophers de Kathleen Freeman et Philosophic Classics : Ancient Philosophy de Forrest E. Baird:
I. Rien n'existe.
(a) Le non-être n'existe pas.
(b) L'Être n'existe pas.
i. En tant qu'éternel.
ii. En tant que créé.
iii. Les deux.
iv. En tant qu'un seul.
v. En tant que plusieurs.
(c) Un mélange d'être et de non-être n'existe pas.
II. Si quelque chose existe, c'est incompréhensible.
III. Si elle est compréhensible, elle est incommunicable.
I. Rien n'existe. Si quelque chose existe, ce doit être soit l'Être, soit le Non-Être, soit à la fois l'Être et le Non-Être.
(a) Elle ne peut pas être Non-Être, car le Non-Être n'existe pas; s'il existait, il serait à la fois Être et Non-Être, ce qui est impossible.
(b) Il ne peut pas être l'Être, car l'Être n'existe pas. Si l'Être existe, il doit être soit éternel, soit créé, soit les deux.
i. Il ne peut pas être éternel; s'il l'était, il n'aurait pas de commencement et serait donc illimité; s'il est illimité, alors il n'a pas de position, car s'il avait une position, il serait contenu dans quelque chose, et donc il ne serait plus illimité, car ce qui contient est plus grand que ce qui est contenu, et rien n'est plus grand que l'illimité. Il ne peut être contenu par lui-même, car alors la chose contenant et la chose contenue seraient les mêmes, et l'Être deviendrait deux choses - à la fois position et corps - ce qui est absurde. Par conséquent, si l'Être est éternel, il est illimité; s'il est illimité, il n'a pas de position ("n'est nulle part") ; s'il n'a pas de position, il n'existe pas.
ii. De même, l'Être ne peut être créé; s'il l'était, il devrait provenir de quelque chose, soit de l'Être, soit du Non-être, ce qui est impossible dans les deux cas.
iii. De même, l'Être ne peut être à la fois éternel et créé, puisqu'ils sont opposés. Par conséquent, l'Être n'existe pas.
iv. L'Être ne peut pas être un, car s'il existe, il a une taille et est donc divisible à l'infini; il est au moins triple, ayant une longueur, une largeur et une profondeur.
v. Il ne peut pas être multiple, parce que le multiple est composé d'autres multiples, de sorte que, puisque l'un n'existe pas, les multiples n'existent pas non plus.
(c) Un mélange d'être et de non-être est impossible. Par conséquent, puisque l'Être n'existe pas, rien n'existe.
II. Si quelque chose existe, c'est incompréhensible. Si les concepts de l'esprit ne sont pas des réalités, la réalité ne peut être pensée; si la chose pensée est le blanc, alors on pense au blanc; si la chose pensée est l'inexistant, alors on pense à l'inexistence; cela revient à dire que "l'existence, la réalité, n'est pas pensée, ne peut être pensée". Beaucoup de choses pensées ne sont pas des réalités: nous pouvons concevoir un char roulant sur la mer, ou un homme ailé. De plus, comme les choses vues sont les objets de la vue, et les choses entendues sont les objets de l'ouïe, et que nous acceptons comme réelles les choses vues sans qu'elles soient entendues, et vice versa, nous devrions accepter les choses pensées sans qu'elles soient vues ou entendues; mais cela signifierait croire à des choses telles que le char qui court sur la mer. La réalité n'est donc pas l'objet de la pensée et ne peut être appréhendée par elle. L'esprit pur, par opposition à la perception sensorielle, ou même en tant que critère tout aussi valable, est un mythe.
III. Si une chose est compréhensible, elle est incommunicable. Les choses qui existent sont perceptibles: les objets de la vue sont appréhendés par la vue, les objets de l'ouïe par l'ouïe, et il n'y a pas d'échange; de sorte que ces perceptions sensorielles ne peuvent pas communiquer entre elles. De plus, ce avec quoi nous communiquons est la parole, et la parole n'est pas la même chose que les choses qui existent, les perceptibles; nous ne communiquons donc pas les choses qui existent, mais seulement la parole; de même que ce qui est vu ne peut pas devenir ce qui est entendu, de même notre parole ne peut pas être assimilée à ce qui existe, puisqu'elle est en dehors de nous. De plus, la parole est composée des percepts que nous recevons de l'extérieur, c'est-à-dire des perceptibles, de sorte que ce n'est pas la parole qui communique les perceptibles, mais les perceptibles qui créent la parole. De plus, la parole ne peut jamais représenter exactement les perceptibles, puisqu'elle est différente d'eux, et que les perceptibles sont appréhendés chacun par une sorte d'organe, la parole par une autre. Ainsi, puisque les objets de la vue ne peuvent être présentés à aucun autre organe que la vue, et que les différents organes des sens ne peuvent se communiquer leurs informations, de même la parole ne peut donner aucune information sur les perceptibles. Par conséquent, si quelque chose existe et est compris, il est incommunicable. (Sextus Empiricus 1.3/Freeman, 128-129, fragment 3/Baird, 45-46)
Commentaire
Parménide affirme que rien ne peut venir de rien et que, puisque quelque chose existe, cela a toujours existé et, de ce fait, continuera toujours d'exister. De plus, comme elle est constituée d'une seule nature, elle est immobile, continue, mais retenue "dans les limites de liens puissants" qui la fixent dans une position donnée. On parvient à cette vérité, dit Parménide, par la raison, car "penser est la même chose que la pensée qu'elle est". Ainsi, si l'on peut concevoir la réalité comme un tout unique et continu, il doit en être ainsi si l'examen rationnel de cette possibilité le confirme.
Gorgias s'oppose à cela en montrant comment un ensemble raisonnable de propositions peut être prouvé logiquement pour arriver à une conclusion complètement différente. Ce ne sont pas seulement les mots de Gorgias qui réfutent Parménide, mais sa capacité à appliquer la raison au modèle de Parménide et à parvenir à une conclusion différente, à l'opposé même. Au lieu que la raison et la logique prouvent une réalité unique qui ne peut être remise en question, Gorgias montre comment l'une et l'autre peuvent prouver que la réalité n'existe pas.
Il commence par montrer, en s'appuyant sur l'affirmation de Parménide concernant l'Être, que son raisonnement est erroné car si l'Être/la réalité est illimité(e), alors il/elle n'a pas de position et ce qui n'a pas de place pour exister, ne peut pas exister. Si, comme le déclare Parménide, il est "maintenu dans des limites", alors il n'est pas illimité car la "limite" non seulement le contiendrait mais devrait être la plus forte et, en outre, si tout est un, ce qui limite devrait être de la même substance essentielle que ce qui est limité, de sorte que le limiteur et le limité ne feraient qu'un, ce que Gorgias rejette comme étant une absurdité.
Mais surtout, même si l'Être existait comme l'affirme Parménide, il serait incompréhensible car, contrairement à son affirmation selon laquelle la pensée est identique à ce qui est pensé, Gorgias affirme que la pensée est indépendante de la réalité objective. Ce que l'on pense d'un bureau n'est pas la même chose qu'un bureau et, de plus, on peut penser à des choses qui n'existent pas - Gorgias donne l'exemple d'un char traversant la mer ou d'un homme ailé - et l'on peut donc conclure que les gens peuvent concevoir des concepts qui n'existent pas dans la réalité objective.
Enfin, selon Gorgias, même si l'être était compréhensible, il ne serait pas communicable car chaque individu interprète la réalité à sa manière ("le discours est composé à partir des préceptes que nous recevons de l'extérieur"). Ainsi, ce qui semble être un bureau pour une personne A peut être une table pour une personne B ou l'image du "bureau" dans l'esprit de la personne A peut être très différente de celle du "bureau" de la personne B. Pour que la personne A puisse transmettre avec précision le terme "bureau" à la personne B, il faudrait qu'elle sache ce que le terme "bureau" signifie pour la personne B, mais cela est impossible en raison de la façon dont la personne A interpréterait la description d'un bureau par la personne B en fonction de sa propre compréhension du terme "bureau".
Conclusion
Ce même problème a été abordé plus de 2 000 ans plus tard par l'écrivain et philosophe relativiste Luigi Pirandello (1867-1936), qui affirmait que la réalité était totalement subjective et que tout ce que l'on croyait vrai était vrai. Pirandello est le plus souvent cité comme reprenant la célèbre affirmation du sophiste Protagoras (c. 485-415 av. J.-C.), collègue de Gorgias, selon laquelle "l'homme est la mesure de toutes choses", mais il touche également à l'un des points centraux de l'œuvre de Gorgias, notamment dans le passage sur les mots et l'entendement de Six personnages en quête d'auteur:
Mais puisque le mal est là tout entier! Dans les mots! Nous avons tous en nous un monde de choses; chacun d’entre nous un monde de choses qui lui est propre! Et comment pouvons-nous nous comprendre, monsieur, si je donne aux mots que je prononce le sens et la valeur de ces choses telles qu’elles sont en moi ; alors que celui qui les écoute les prend inévitablement dans le sens et avec la valeur qu’ils ont pour lui, le sens et la valeur de ce monde qu’il a en lui? On croit se comprendre; on ne se comprend jamais! (Acte I)
Puisque, selon Gorgias (et plus tard Pirandello, entre autres), l'interprétation de la réalité par chacun est subjective, aucune affirmation objective ne peut être faite par quelqu'un qui sera comprise comme voulue par quelqu'un d'autre. Même une affirmation aussi simple que "cette pièce est froide" peut être contestée par quelqu'un d'autre dans la pièce qui l'interprète comme étant chaude et donc, selon le raisonnement de Gorgias, si une affirmation aussi simple sur la température d'une pièce peut être contestée, à combien plus forte raison une affirmation sur la nature de la réalité?
Les affirmations de Gorgias concernant les différences entre la pensée et l'objet pensé, la réalité objective et l'interprétation subjective, ainsi que la difficulté de communiquer les impressions et les vérités individuelles, ont beaucoup plu aux poètes, écrivains et philosophes du XXe siècle qui essayaient de construire une philosophie fonctionnelle après les horreurs de la Première Guerre mondiale, puis de la Seconde Guerre mondiale. Bien que le fragment de Gorgias ait été popularisé par le philosophe allemand Hegel (1770-1831) et le savant anglais Grote (1794-1871), ses concepts ont été plus largement reconnus par la suite, lorsque divers écrivains et penseurs ont commencé à se rallier à ses conclusions.
Les modèles philosophiques et religieux qui étaient acceptés avant les guerres mondiales ont été remis en question par la destruction sans précédent, la mort et les nombreuses preuves d'atrocités collectives et individuelles commises. Au lendemain des deux guerres, l'idée que chaque individu habite son propre monde, incommunicable aux autres (rendant ainsi impossible le concept d'une réalité partagée ou de valeurs universelles) a commencé à faire sens pour de nombreux penseurs, éclairant certains aspects de l'existentialisme et continuant d'exercer une influence significative sur les philosophes de diverses écoles de pensée à l'heure actuelle.