Depuis l'Antiquité, le poivre a toujours été l'épice la plus importante au monde. Il joua un rôle central dans les médecines de l'Inde et de la Chine anciennes, devint un composant essentiel de la nourriture romaine et resta central dans la cuisine de l'Europe médiévale. Le rêve de l'acquérir poussa Vasco de Gama (c. 1469-1524) à contourner le Cap d'Afrique pour atteindre l'océan Indien et Christophe Colomb (1451-1506) à traverser l'océan Atlantique pour atteindre le Nouveau Monde.
Le poivre dans l'Inde et la Chine antiques
La culture du poivre commença il y a des milliers d'années en Inde, d'où il était originaire, et il fut rapidement introduit dans les principales îles d'Indonésie par des commerçants. Deux espèces de poivre furent cultivées: le poivre long (Piper longum) dans le nord-est de l'Inde et le poivre noir (Piper nigrum) dans le sud-ouest. Le poivre long était le plus populaire à Rome en raison de son piquant plus prononcé, tandis que le poivre noir dominait dans l'Europe médiévale parce qu'il était plus facilement disponible pour les commerçants. Le poivre long est aujourd'hui pratiquement oublié.
Il existe de nombreuses traces de l'utilisation médicale du poivre en Inde qui remontent à au moins 3000 ans. Le poivre était un élément clé de l'ancien système de médecine ayurvédique. Il fut également introduit en Chine dans l'Antiquité. Des preuves écrites indiquent qu'il était commercialisé par voie terrestre de l'Inde à la province du Sichuan au IIe siècle avant Jésus-Christ. Le poivre est également mentionné dans des histoires de la dynastie Han (202 av. JC - 220 après JC) publiées au Ve siècle de notre ère et dans un récit de la dynastie Tang quatre siècles plus tard. Le poivre fut probablement apporté en Chine depuis l'Inde, initialement à des fins médicinales, mais il ne fallut pas longtemps pour qu'il devienne une épice importante dans l'alimentation.
Le poivre était également important en Égypte à l'époque du Nouvel Empire (c. 1570 - c. 1069 av. JC), puisqu'il fut retrouvé bourrant les narines de la momie de Ramsès II, décédé en 1213 av. JC. On ne sait pas grand-chose d'autre sur l'utilisation du poivre par les Égyptiens ni sur la façon dont il arriva jusqu'à eux, mais on sait qu'à cette époque, le commerce entre l'Inde et l'Arabie était actif et que les Égyptiens envoyaient des bateaux sur le Nil vers ce qu'ils appelaient le pays de Pount pour obtenir des produits exotiques comme l'encens, la myrrhe et la cannelle.
Le poivre dans l'Empire romain
Le poivre - long et noir - était connu en Grèce dès le 4e siècle avant notre ère, probablement comme un produit de luxe que seuls les très riches pouvaient se permettre. Il était probablement utilisé dans les médicaments et pour aromatiser le vin. La popularité du poivre en Europe augmenta de façon spectaculaire en 30 av. JC après la conquête de l'Égypte par Rome, et son utilisation se répandit rapidement en Gaule romaine (principalement la France et l'Allemagne actuelles) et en Grande-Bretagne romaine. Le poivre devint un ingrédient essentiel de l'alimentation dans le monde romain. Les riches l'utilisaient généreusement dans presque tous les plats qu'ils consommaient. Dans le livre de cuisine attribué au célèbre gourmet romain Apicius, le poivre figure dans plus de 70 % des recettes (349 sur 469).
La cuisine romaine était imprégnée de saveurs exotiques, dont le gingembre de Chine et le poivre d'Inde... Le poivre indien était particulièrement populaire et extrêmement cher. Il était utilisé dans les sauces pour poisson et viande, dans les médicaments et dans les toniques stimulants censés guérir l'impuissance. Les Romains mélangeaient également le poivre et d'autres aromates à leur vin: des ingrédients tels que l'encens, la myrrhe, la cannelle, le gingembre et la cardamome étaient ajoutés, et le vin était chauffé à feu doux. (Singer, 16)
Dès le premier millénaire de notre ère, les Romains commencèrent à traverser régulièrement la mer d'Oman pour se rendre sur la côte de Malabar, dans le sud de l'Inde. Des détails assez précis sur ces voyages furent transmis dans Le Périple de la mer Érythrée, écrit entre 45 et 55 de notre ère par un marin inconnu parlant grec. La majeure partie du poivre était récupérée à la ville de Muziris, le long de la côte occidentale de l'Inde, dans d'énormes navires d'une capacité de plus de 400 tonnes.
Le géographe grec Strabon (16.4) rapporte que l'Empire romain envoyait 120 navires faire un aller-retour annuel d'un an en Inde, en profitant des vents de la mousson. À leur retour, les navires remontaient la mer Rouge jusqu'au port de Bérénice, où la cargaison était déchargée et transportée à travers le désert jusqu'au Nil, puis transportée par barge jusqu'à Alexandrie en Égypte romaine et expédiée en Europe où elle était déchargée et stockée dans de grandes horrea piperateria (entrepôts de poivre) dans un quartier réservé aux épices à Rome. Ce mouvement massif de poivre vers Rome se poursuivit jusqu'à la chute de l'Empire romain d'Occident au Ve siècle de notre ère. On raconte qu'Alaric le Wisigoth demanda à Rome une rançon de plus d'une tonne de poivre lorsqu'il assiégea la ville en l'an 410.
Le coût du commerce romain du poivre devait être stupéfiant. L'encyclopédiste romain Pline se plaignait, au 1er siècle de notre ère, qu'"il n'y a pas d'année où l'Inde ne vide pas l'Empire romain de cinquante millions de sesterces [plus de 100 millions en dollars US d'aujourd'hui]". Il décrivit l'attrait et la valeur du poivre comme suit:
Il est étonnant que l'usage de cette substance ait pris tant de faveur. En effet, dans les substances dont on use, c'est tantôt la suavité, tantôt l'apparence qui séduisent. Le poivre n'a rien de ce qui recommande un fruit ni une baie; Il ne plaît que par son amertume, et par une amertume qu'on va chercher dans l'Inde. Qui le premier en essaya dans ses aliments? ou quel fut celui qui ne se contenta pas de la faim pour assaisonnement? Le poivre et le gingembre sont sauvages dans les contrées où ils croissent, et cependant nous les achetons au poids, comme l'or ou l'argent.
(Pline l'Ancien, Histoire naturelle, 12.14)
Le poivre au Moyen Âge
La popularité du poivre, tant en cuisine qu'en médecine, atteignit son apogée historique au cours du Moyen Âge en Europe. Le poivre et les autres épices étaient non seulement considérés comme bons pour la santé, mais aussi largement utilisés pour enrichir les qualités naturelles des aliments. La nourriture des ménages médiévaux était hautement transformée et richement épicée. Les aliments non cuits étaient rarement consommés, même les légumes et les fruits. Les épices étaient utilisées pour assaisonner tous les types d'aliments, y compris la viande, le poisson, les soupes, les plats sucrés et le vin. Il était également courant, lors des banquets médiévaux, de faire circuler un "plateau d'épices" dans lequel les convives pouvaient choisir des assaisonnements supplémentaires, comme le poivre, pour agrémenter leurs repas déjà richement épicés.
Le célèbre expert en gastronomie médiévale Paul Freedman nous dit que "les épices étaient omniprésentes dans la gastronomie médiévale" et que "quelque chose de l'ordre de 75% des recettes médiévales font intervenir des épices" (50). Dans l'édition actualisée de Pleyn Delit: Medieval Cookery for Modern Cooks, les auteurs proposent 131 recettes médiévales, dont 92 contiennent du poivre et d'autres épices.
Les documents historiques sont remplis de références à l'utilisation abondante d'épices par les riches de l'Europe médiévale. Lorsque Guillaume Ier d'Écosse (r. 1165-1214) rendit visite à Richard Ier d'Angleterre (r. 1189-1199) en 1194, il reçut, entre autres cadeaux, une allocation quotidienne de 4 livres (1800 g) de cannelle et de 2 livres (900 g) de poivre (sûrement plus que ce qu'il pouvait consommer en une journée). La lamproie, aliment populaire dans un château médiéval anglais, était nappée d'une sauce poivrée. On raconte que le roi Henri Ier d'Angleterre (r. 1100-1135) mourut après avoir consommé un énorme repas de lamproie étouffée au poivre (bien qu'une intoxication alimentaire ait probablement été à l'origine du décès). Une sauce servie lors de la fête de la Saint Édouard en 1264 était préparée avec 15 livres (environ 7 kg) de cannelle, 12½ livres de cumin (5,5 kg) et 20 livres (9 kg) de poivre. Il existe des archives pour un banquet pour 40 personnes dans l'Angleterre médiévale où la nourriture était épicée avec 1 livre (450 g) d'ancolie, ½ livre (225 g) de sucre, 1 once (7 g) de safran, ¼ livre (110 g) de clous de girofle, ⅛ livre (55 g) de muscade et ⅛ livre (55 g) de poivre.
Les chercheurs débattent depuis longtemps de la raison pour laquelle les épices sont devenues si populaires dans la cuisine médiévale. On affirme généralement qu'elles étaient utilisées pour conserver la viande ou masquer la saveur des produits en décomposition, mais leurs effets étaient bien moindres que ceux des pratiques courantes de salage, fumage ou saumurage. Certains ont affirmé que l'utilisation abondante des épices dans la préparation des aliments était alimentée par les théories médicales de Galien (129-216 de notre ère) qui vantaient leurs effets sur la santé. Cependant, il n'y a aucune raison de croire que les convives médiévaux s'en tenaient à un régime alimentaire sain, pas plus que les gens d'aujourd'hui. Il est fort probable que l'origine exotique des épices et leur coût élevé en aient fait un symbole de statut social, ce qui a favorisé leur utilisation généralisée.
Le poivre était également un élément essentiel du régime alimentaire chinois au Moyen Âge. Lorsque Marco Polo (1254-1324) s'y rendit en 1271, il constata que le poivre était un élément majeur de la cuisine chinoise et que le commerce du poivre était devenu une force économique importante. Un fonctionnaire des douanes lui dit que la ville de Hangzhou consommait à elle seule 43 charrettes par jour, chacune pesant 101 kilogrammes (223 livres). Des quantités stupéfiantes de poivre étaient transportées par des jonques chinoises depuis Java et Sumatra, jusqu'à 5 000 à 6 000 paniers dans chaque cas. Sous la dynastie Sung (1271-1367), il était courant que les diplomates d'Asie du Sud apportent des tributs de poivre aux souverains chinois.
Le poivre perd son attrait
Le marché du poivre et des épices resta fort en Europe jusqu'au milieu du 17e siècle, date à laquelle il connut une chute vertigineuse pour de nombreuses raisons. Comme le décrit Freedman :
Un tout nouveau groupe de boissons, de stimulants et de saveurs était arrivé, y compris le thé, le café, le chocolat et le tabac, qui offraient de nouvelles sensations gustatives mais produisaient également des effets psychologiques qui s'avéraient être légèrement, ou dans le cas du tabac, assez sérieusement addictifs... Les épices étaient devenues moins chères avec le colonialisme et l'ouverture de nouvelles routes commerciales, de sorte que leur consommation ne véhiculait plus un sentiment adéquat de privilège et d'exclusivité. (221)
Les origines des épices étaient également bien connues, et elles ne semblaient plus aussi mystérieuses et exotiques. Plus important encore peut-être, il y eut "un changement sismique dans les goûts. Les gens riches d'Europe n'aimaient plus la nourriture ardente et parfumée" (Freedman, 224).
La réduction de l'utilisation des épices en Europe entraîna un changement radical dans ce qui était exporté de l'Inde et de l'Asie du Sud-Est vers l'Europe. Les épices furent d'abord remplacées par le coton à la fin des années 1600, puis par le thé et le café dans les années 1700. Une grande partie du commerce néerlandais et anglais se déplaça également vers l'océan Atlantique et son sucre, son tabac et ses esclaves.