La bière est l'une des plus anciennes boissons alcoolisées consommées par les êtres humains. Même une étude superficielle de l'histoire montre clairement qu'après avoir répondu à leurs besoins essentiels comme la nourriture, le logement et les lois rudimentaires de la communauté, les êtres humains se sont immédiatement préoccupés de développer de l’alcool. Des preuves anciennes du brassage de la bière ont été confirmées par des découvertes faites sur le site sumérien de Godin Tepe, dans l'actuel Iran, entre 3500 et 3100 av. JC, mais les boissons enivrantes faisaient déjà partie intégrante de la vie quotidienne de l'homme bien avant. L'historien Jean Bottero écrit :
Dans l'ancienne Mésopotamie, parmi les plus anciens « peuples civilisés » du monde, les boissons alcooliques faisaient partie des festivités dès qu'un simple repas frisait le festin. Si la bière, brassée principalement à partir d'orge, restait la « boisson nationale », le vin n'était pas rare. (84)
Bien que le vin ait été consommé en Mésopotamie, il n'a jamais atteint le niveau de popularité que la bière a conservé pendant des milliers d'années. Les Sumériens aimaient tellement la bière qu'ils en attribuaient la création aux dieux et elle joue un rôle important dans de nombreux mythes sumériens, dont Inanna et le Dieu de la sagesse et L'Epopée de Gilgamesh. L'hymne sumérien, Hymne à Ninkasi, écrit en 1800 av. JC mais considéré comme beaucoup plus ancien, est à la fois un chant de louanges à la déesse sumérienne de la bière et une recette de brassage.
Les brasseurs étaient des femmes, très probablement des prêtresses de Ninkasi, et très tôt, la bière a été brassée par les femmes à la maison en complément des repas. La bière était une boisson épaisse, ressemblant à une bouillie, consommée avec une paille et elle était fabriquée à partir de bappir (un pain fait avec de l'orge) qui était cuit deux fois et mis en fermentation dans une cuve. En 2050 av. JC, le brassage de la bière a été commercialisé, comme en témoigne la célèbre tablette Alulu qui est un reçu pour de la bière de la ville d'Ur, daté de cette époque.
L'origine et le développement de la bière
On pense que le brassage de la bière a commencé dans les cuisines domestiques, lorsque des grains utilisés pour la cuisson du pain avaient été laissés sans surveillance et ont commencé à fermenter. Les historiens Jeremy Black et Anthony Green, pour ne citer qu'une seule autorité en la matière, écrivent que « les boissons alcoolisées sont probablement le résultat d'une découverte accidentelle au cours de la phase initiale des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire humaine » (Gods, 28). Bien que cette théorie soit acceptée depuis longtemps, le professeur Stephen Bertman en avance une autre et il évoque une popularité de longue date pour cette boisson :
Bien que le pain ait été à la base du régime alimentaire mésopotamien, le botaniste Jonathan D. Sauer a suggéré que sa fabrication n'était peut-être pas la motivation initiale de la culture de l'orge. Selon lui, la véritable motivation était plutôt la bière, découverte pour la première fois lorsque des grains d'orge ont été trouvés en train de germer et de fermenter dans un entrepôt. Que Sauer ait raison ou non, la bière est rapidement devenue la boisson préférée des anciens Mésopotamiens. Comme le dit un proverbe sumérien : « Celui qui ne connaît pas la bière, ne connaît pas le bien. » Les Babyloniens en avaient quelque 70 variétés, et la bière était appréciée aussi bien par les dieux que par les humains qui, comme le montre l'art, la buvaient avec de longues pailles pour éviter les coques d'orge qui avaient tendance à flotter à la surface. (292)
L'historien Max Nelson rejette également l'affirmation selon laquelle le brassage de la bière a été découvert par hasard, en écrivant :
Les fruits fermentent souvent naturellement sous l'action des levures sauvages et les mélanges alcoolisés qui en résultent sont souvent recherchés et appréciés par les animaux. Les hommes pré-agricoles de diverses régions depuis le Néolithique ont certainement recherché ces fruits en fermentation et ont même probablement ramassé des fruits sauvages dans l'espoir qu'ils auraient un effet physique intéressant (c'est-à-dire qu'ils seraient enivrants) s'ils étaient laissés à l'air libre. (9)
La bière est devenue populaire, non seulement en raison de son goût et de ses effets, mais aussi parce qu'elle était plus saine à boire que l'eau de la région. L'historien Paul Kriwaczek explique comment les systèmes d'élimination des déchets des villes de Mésopotamie étaient conçus de manière complexe pour déposer les déchets humains et animaux à l'extérieur des murs de la ville, alors que c'est précisément là que se trouvait généralement l'approvisionnement en eau. Kriwaczek note qu'il s'agit là « d'une magnifique réalisation technique, mais d'un désastre potentiel pour la santé publique » (83). Les meilleures eaux potables se trouvaient loin des villes, mais les ruisseaux voisins pouvaient être exploités pour la fabrication de la bière, qui était plus sûre à boire en raison du processus de fermentation qui impliquait de faire bouillir l'eau. Kriwaczek poursuit :
Si les cours d'eau n'étaient pas sûrs, les forages et les puits n'étaient pas mieux pour fournir de l'eau potable, car la nappe phréatique saline était trop proche de la surface. La bière, stérilisée par sa faible teneur en alcool, était donc la boisson la plus sûre, tout comme dans le monde occidental, jusqu’à l'époque victorienne, elle était servie à chaque repas, même dans les hôpitaux et les orphelinats. Dans l'ancienne Sumer, la bière constituait également une partie du salaire versé à ceux qui devaient servir les autres pour vivre. (83)
La bière est devenue la boisson de prédilection dans toute la région, et plus particulièrement lorsqu'elle s'est développée pour devenir une entreprise commerciale. À ce moment-là, il semble que l'activité ait été reprise par des hommes qui ont compris à quel point elle pouvait être lucrative et les femmes - les brasseurs traditionnels - ont continué sous leur supervision. La bière était bien sûr fabriquée à la main, mais à mesure qu'elle gagnait en popularité, elle était produite en plus grande quantité, ce qui a conduit au développement de brasseries de plus grande envergure. L'historienne Gwendolyn Leick commente :
La bière était produite principalement à partir d'orge. À partir du grain pilé, des gâteaux étaient moulés et cuits pendant une courte période. Ils étaient à nouveau pilés, mélangés à de l'eau et portés à fermentation. Le moût était ensuite filtré et la bière conservée dans de grandes jarres. La bière mésopotamienne ne pouvait être conservée que pendant une courte période et devait être consommée fraîche. Les textes cunéiformes mentionnent différentes sortes de bière, comme la « bière forte », la « bière fine » et la « bière brune ». D'autres sortes étaient produites à partir d'amidonnier ou de sésame, ainsi qu’avec des dattes à l'époque néo-babylonienne et plus tard. (33)
On pensait que les dieux avaient donné la bière à l'humanité et de la bière leur était donc offerte en sacrifice dans les temples de toute la Mésopotamie. Comme nous l'avons vu, elle était également utilisée pour payer les salaires et elle était consommée sans hésiter lors des fêtes religieuses, des célébrations et des cérémonies funéraires. La bière était associée au bon temps en tant que boisson qui rendait le cœur léger et elle permettait d'oublier ses problèmes.
Dans L’Épopée de Gilgamesh, par exemple, le héros, bouleversé par la mort de son ami, part à la recherche de l'immortalité et du sens de la vie. Au cours de ses voyages, il rencontre la tavernière Siduri qui lui suggère de laisser de côté ses nobles aspirations et de profiter simplement de la vie tant qu'il est en vie; en bref, elle lui dit de se détendre et de boire une bière. La bière était largement appréciée pour diverses raisons et dans toutes sortes de circonstances. C'est ce qu'écrivent Black et Green :
Le fait que la consommation sociale d'alcool à des fins commerciales, et non à des fins religieuses ou médicinales, était courante au moins au début du deuxième millénaire av. JC est attesté par le code d'Hammurabi de Babylone qui réglementait les maisons publiques. (Dieux, 28)
Bien que les Sumériens aient été les premiers à développer l'art de la brasserie, les Babyloniens ont poussé le processus plus loin et ont réglementé la façon dont elle était brassée, servie et même qui pouvait la vendre. Une prêtresse qui avait été consacrée à une divinité, par exemple, était autorisée à boire autant de bière qu'elle le voulait en privé, mais il lui était interdit d'ouvrir une taverne, de servir de la bière ou d'entrer dans une taverne pour boire en public comme une femme ordinaire.
Comme pour le processus de brassage lui-même, les premières barmaids étaient des femmes, comme le montre clairement le code d'Hammurabi. Entre autres règlements, le code d'Hammurabi menace de mort par noyade toute femme qui en tant que tenancière d’un bar verse une « petite mesure » de bière pour un client, c'est-à-dire toute personne qui ne remplit pas le récipient du client conformément au prix payé.
La bière voyage dans le monde entier
Grâce au commerce, la bière a voyagé jusqu'en Égypte, où le peuple a adopté ce breuvage avec enthousiasme. Les Égyptiens aimaient leur bière autant que les Mésopotamiens et des brasseries se sont développées dans toute l'Égypte. Comme en Mésopotamie, les femmes étaient les premières brasseuses et la bière a été très tôt étroitement associée à la déesse Hathor à Dendérah. L'archéologue Richard H. Wilkinson écrit :
Hathor était associée aux boissons alcoolisées qui semblent avoir été largement utilisées lors de ses fêtes, et l'image de la déesse se retrouve souvent sur des récipients faits pour contenir du vin et de la bière. Hathor était donc connue comme la maîtresse de l'ivresse, du chant et de la myrrhe, et il est certainement probable que ces qualités aient accru la popularité de la déesse dès l'époque de l'Ancien Empire et qu’elles aient assuré sa persistance pendant le reste de l'histoire de l'Égypte. (143)
Bien qu'Hathor encourage les gens à exprimer librement leur joie de vivre par la boisson, il convient de noter que l'excès d'alcool n'était approprié que dans certaines conditions. Ni Hathor ni aucune autre divinité égyptienne ne souriait aux travailleurs ivres ou à ceux qui abusaient de l'alcool au détriment d'autrui. Le principe universel de Maat (harmonie et équilibre) autorisait la consommation excessive d'alcool, mais toujours en équilibre avec le reste des responsabilités quotidiennes, la famille et la communauté au sens large.
Hathor n'était cependant pas la première déesse de la bière; la déesse égyptienne de la bière s'appelait Tenemit (d'après l'un des mots égyptiens désignant la bière, tenemu) et l'on pense que l'art du brassage lui a été enseigné par le grand dieu Osiris lui-même. Comme Ninkasi à Sumer, Tenemit brassait sa bière à partir des meilleurs ingrédients et supervisait tous les aspects de sa création.
Le résultat final de ses efforts était un brassin qui était apprécié dans tout le pays dans un certain nombre de variétés différentes. Les ouvriers du plateau de Gizeh recevaient des rations de bière trois fois par jour et les ordonnances pour divers maux incluaient l'utilisation de la bière (plus de 100 recettes de médicaments incluaient la boisson). Comme en Mésopotamie, la bière était considérée comme plus saine que l'eau et elle était consommée par les Égyptiens de tous les âges, des plus jeunes aux plus âgés.
De l'Égypte, la bière a voyagé jusqu'en Grèce (comme le prouve la similitude d'un autre mot égyptien pour désigner la bière, zytum, et du grec ancien pour désigner cette boisson, zythos). Cependant, les Grecs, comme les Romains après eux, préféraient le vin fort à la bière et considéraient le brassin granuleux comme une boisson inférieure de barbares. L'empereur romain Julien a même composé un poème vantant les vertus du vin en tant que nectar tout en notant que la bière sentait la chèvre. Les découvertes faites à l'avant-poste romain de Ratisbonne en Allemagne, fondé en 179 ap. JC par Marcus Aurelius sous le nom de Castra Regina, ainsi qu'à Trèves et sur d'autres sites, prouvent cependant que les Romains brassaient de la bière.
La chute et l'essor de la bière
L'expansion de l'Empire romain s'accompagne naturellement d'une évolution de la culture et des goûts romains. Comme les Romains préféraient le vin à la bière, celle-ci était considérée comme une « boisson de barbares » de mauvais goût en comparaison avec le vin qui était une boisson cultivée et de classe supérieure. Pourtant, il semble que ce soient les Celtes qui soient les premiers responsables du statut préférentiel du vin par rapport à la bière, car ils considéraient également la bière comme une boisson impropre à l'homme. Nelson écrit :
La bière était considérée comme un type inférieur d'alcool car elle était (du moins souvent) affectée par le pouvoir altérant de la levure et elle était naturellement une substance « froide » et donc efféminée, alors que le vin était considéré comme n'étant pas affecté par la levure et il était plutôt une substance « chaude », donc virile. (115-116)
Les Gaulois étaient « accrocs au vin importé par les marchands italiens, qu'ils buvaient sans le mélanger [avec de l'eau] et en quantités immodérées, au point de tomber ivres morts ». Ils étaient également tellement amoureux du vin qu'ils pouvaient « échanger un esclave contre une jarre de vin italien » (Nelson, 48-49). Malgré que la bière soit mal vue par l'élite dominante, l’attitude de celle-ci n’empêchât pas les gens de brasser cette boisson.
Comme Nelson l'explique clairement dans son ouvrage intitulé The Barbarian's Beverage : A History of Beer in Ancient Europe, le breuvage que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de « bière » s'est développé en Allemagne et ses techniques de brassage ont ensuite influencé son développement dans toute l'Europe. Les Allemands ont brassé de la bière dès 800 av. JC et leurs premières méthodes reflétaient celles des anciens Sumériens en ce qui concerne la pureté du brassin, mais avec l'ajout important du houblon. Les femmes étaient également les premières brasseuses en Allemagne et la bière était fabriquée uniquement à partir d'eau fraîche, chauffée et des meilleures céréales. La tradition s'est poursuivie jusqu'à l'ère chrétienne, lorsque les moines se sont mis à brasser et à vendre de la bière dans leurs monastères.
La bière était encore considérée comme un don divin, désormais offert par le dieu chrétien, et les maux qui pouvaient découler de l'ivresse étaient attribués au diable (Nelson, 87). L'injonction biblique de s'abstenir de l'ivresse (Éphésiens 5:18) n'était pas considérée comme s'appliquant à la boisson elle-même, mais plutôt à la surconsommation qui ouvrait la porte à des puissances plus sombres pour entrer dans la vie d'une personne plutôt que de la remplir de l'Esprit Saint envoyé par Dieu. Cette vision de la bière est similaire à celle des peuples de l'ancienne Mésopotamie qui blâmaient un individu pour son excès de boisson et les problèmes qui pouvaient en découler, mais jamais la boisson elle-même.
En 770 ap. JC, le champion chrétien Charlemagne nomma des brasseurs en France et, comme les Babyloniens avant lui, il réglementa la production, la vente et l'utilisation de la bière. La bière était toujours considérée comme plus saine à boire que l'eau en raison du processus de brassage et elle continuait à être associée à une origine divine; sa popularité a également continué sans relâche. L'épopée finnoise, Le Kalevala (écrite au 17e siècle, mais basée sur des récits beaucoup plus anciens) consacre plus de lignes à la bière qu'à la création du monde et elle fait l’éloge des effets de la bière d'une manière telle qu'ils seraient facilement reconnaissables pour quiconque, de l'ancienne Sumer au buveur moderne.
Les brasseurs ont continué à jouir d'un statut spécial dans leurs communautés jusqu'au 19e et au 20e siècles, lorsque des groupes de tempérance ont acquis un pouvoir politique aux États-Unis et dans certaines régions d'Europe et ils ont été en mesure d'imposer une prohibition à des degrés divers. Malgré cela, la popularité de longue date des boissons alcooliques chez les êtres humains n'a pas pu être supprimée par la législation et tous les actes de toutes les instances dirigeantes n'ont pas empêché les brasseurs et les vignerons de se relever. De nos jours, la bière est une entreprise commerciale aussi lucrative que dans l'Antiquité et la boisson conserve sa popularité à l'échelle internationale. Qu'un individu fasse l’expérience d'une bonne ou d'une mauvaise passe, la bière continue de jouir du même statut que dans l'ancienne Mésopotamie: la boisson qui rend le cœur léger.