Sima Qian (vers 145-86 av. JC) était un lettré de la cour, astrologue et historien de la Dynastie Han (202 av. JC - 220 ap. JC) de la Chine ancienne, célèbre pour son ouvrage intitulé Mémoires Historiques, pour lequel il est considéré comme le Père de l'Histoire Chinoise.
Il vécut et écrivit sous le règne de l'empereur Wudi (règne 141-87 av. JC). Il était le fils de Sima Tan (vers 165-110 av. JC), qui avait également été astrologue et historien de la cour. À cette époque, le terme 'historien' n'avait pas la même signification qu'aujourd'hui. En Chine à cette époque, on attendait d'un historien de cour qu'il immortalise le règne et la dynastie de son empereur, en incluant souvent des éléments de mythe et de conte. Sima Tan imagina une nouvelle utilisation de l'histoire - enregistrer et préserver le passé de toute une nation de manière factuelle - et il inspira cette même vision à son fils.
Sima Tan commença à travailler sur ce qu'il considérait comme un grand projet, mais n'en réalisa qu'une petite partie avant de mourir. Sima Qian reprit le travail de son père et termina l'œuvre monumentale des Mémoires Historiques vers 94 av. JC, endurant de grandes souffrances personnelles pour y parvenir. L'ouvrage changea la façon d'écrire et de comprendre l'histoire de la Chine.
L'ouvrage existait à l'origine en deux exemplaires - l'un dans les archives impériales et l'autre dans la maison de Sima Qian - et il est possible que certaines parties aient été publiées peu après son achèvement. La copie de la maison fut publiée, vraisemblablement dans son intégralité, par le petit-fils de Sima Qian, Yang Yun, sous le règne de l'empereur Xuan (règne 74-48 av. JC) qui encourageait l'alphabétisation et les arts.
On ignore comment l'ouvrage fut initialement reçu, mais il était connu et fut utilisé par les historiens Ban Biao (3-54 ap. JC) et son fils Ban Gu (32-92 ap. JC) dans leur ouvrage Hanshu (le Livre des Han). Tous les travaux postérieurs sur l'histoire chinoise suivirent le même paradigme, s'inspirant de l'œuvre de Sima Qian comme modèle d'écriture historique. Les Mémoires établirent à titre posthume la réputation de Sima Qian en tant qu'historien prééminent de la Chine, comme il savait qu'il le serait, et malgré les critiques modernistes, l'œuvre et son auteur continuent d'être admirés.
Jeunesse et Troubles
Sima Qian naquit vers 145 av. JC dans une famille aisée, sans être de la haute société, dans la province du Shaanxi. Son père était l'astrologue de la cour, portant le titre de 'grand historien', mais dont la fonction principale était la divination basée sur l'observation du calendrier annuel et la rédaction de comptes-rendus des actes de l'empereur, de la vie de la cour et des affaires de l'état. Sima était dévoué à son père et acquit les mêmes intérêts pour les études. Il était certainement bien éduqué et avait très probablement des intérêts intellectuels en dehors de la classe.
On ne sait pas exactement à quel moment Sima Tan parla pour la première fois à son fils du grand projet. Selon le récit de Sima Qian lui-même, ce n'est qu'au moment où il était mourant que son père lui demanda de terminer le travail. Il se pourrait cependant que cela ait été plus tôt car, en 126 av. JC, Sima Qian se lança dans une tournée des sites historiques de toute la Chine, qui pourrait avoir été simplement encouragée par ses propres intérêts, ou avoir été préparée pour rejoindre son père pour la rédaction de l'histoire. Il aurait visité de nombreux sites d'importance historique et culturelle, dont Qufu, ville natale de Confucius dans l'État de Lu (Shandong actuel), où en tant que confucéen, Sima Qian rapporte avoir été profondément ému en voyant les objets personnels et les vêtements du maître encore préservés.
Il rentra chez lui, se maria, et eut au moins une fille (et peut-être deux fils) vers 122 av. JC, lorsqu'il accepta un poste au service de l'Empereur Wudi. Ce poste l'amena à voyager, car il suivit l'empereur dans diverses parties du royaume pour des inspections et des rituels. Sima Qian fut rappelé chez lui en 110 av. JC, lorsque son père tomba malade; il ne se rétablirait pas. Sima Qian affirme, comme nous l'avons vu, que c'est à ce moment-là, alors que son père était mourant, qu'il lui demanda de terminer les histoires.
Sima Qian continua à occuper son poste pendant trois ans avant d'être promu à l'ancien poste de son père, vers 107 av. JC. Il semble avoir vécu une vie confortable, travaillant sur les Mémoires pendant son temps libre. Il était manifestement apprécié par l'empereur qui, en 104 av. JC, le nomma au comité de réforme du calendrier, un poste d'honneur. On dit également qu'il composa, à cette époque et plus tard, des poèmes, des œuvres en prose et des rhapsodies, dont une seule a survécu.
Il resta dans les bonnes grâces de l'empereur jusqu'en 99 av. JC, lorsqu'il commit l'erreur de défendre un ami, le général Li Ling (mort en 74 av. JC), contre l'accusation de trahison. Li Ling avait été envoyé au Nord combattre les Xiongnu (farouches tribus qui vivaient au-delà de la frontière de la Grande Muraille) en même temps que le beau-frère de l'Empereur Wudi, Li Guangli (mort en 88 av. JC), mais pas ensemble; chaque général devait tenir son propre front. Li Guangli fut vaincu sur son front et Li Ling le fut également, mais à beaucoup plus large échelle, ayant capitulé et perdu la plupart de ses hommes.
L'Empereur Wudi condamna Li Ling en tant que traître car Li lui avait promis une victoire éclatante, avait refusé des mesures pratiques telles que des renforts pour protéger une ligne de ravitaillement, et il avait fini non seulement par décevoir l'empereur en perdant près de 5 000 soldats au combat, mais aussi en se rendant et se laissant faire prisonnier. Lorsque Sima Qian prit la défense de Li Ling, l'empereur le prit comme une insulte à Li Guangli, également vaincu mais non cité dans la défense de Li Ling par Sima Qian. Il prit aussi comme une insulte à lui-même qu'un astrologue de la cour contredise le décret de l'Empereur de Chine.
L'Empereur Wudi ordonna que Sima Qian soit arrêté et condamné à mort, à moins qu'il ne puisse payer une forte amende pour que la sentence soit commuée. Sima n'avait pas l'argent et dut donc choisir entre l'exécution ou la castration et trois ans de prison. La décision honorable selon la conception de l'époque aurait été la mort, ce qui lui aurait permis de sauver la face et de maintenir le statut social de sa famille, mais Sima choisit la castration et l'emprisonnement parce qu'il n'avait pas encore terminé les Mémoires.
Il choisit l'humiliation, le déshonneur, la castration et trois ans de prison pour terminer son œuvre parce qu'il croyait en son importance. Il avait remarqué, au cours de ses voyages et de sa lecture des histoires, que ceux qui essayaient de faire le bien menaient souvent des vies douloureuses et difficiles et étaient mal vus, tandis que ceux qui faisaient clairement ce qu'ils voulaient et satisfaisaient leurs intérêts personnels aux dépens des autres vivaient bien. Il comprit que l'histoire écrite pouvait récompenser les bons et punir les méchants, en fournissant un compte-rendu de leurs vies et de leurs actes qui durerait aussi longtemps que les gens sauraient lire.
De plus, les histoires des dynasties passées, des philosophes et des hommes d'état, des gens ordinaires des fermes et des champs, pourraient être manipulées par quelqu'un d'autre au lieu qu'elles soient traitées de manière impartiale et factuelle comme il l'avait fait jusqu'à présent. Ainsi, il décida de vivre, même s'il devait souffrir, et cette décision changea la façon dont l'histoire devait être comprise et écrite par la suite en Chine.
Les 'histoires' avant les Mémoires
Pour comprendre l'importance de l'œuvre de Sima Qian, il faut comprendre la progression de l'histoire jusqu'à l'époque où il écrivit, et ce qui constituait 'l'histoire'. La dynastie Han succéda à la dynastie Qin (221-206 av. JC) qui était sortie triomphante de l'ère de chaos connue comme la Période des Royaumes Combattants (vers 481-221 av. JC) et antérieurement, de la Période des Printemps et des Automnes (vers 772-476 av. JC), qui vit le déclin constant de la dynastie Zhou (1046-256 av. JC). Les Zhou avaient succédé à la Dynastie Shang (vers 1600-1046 av. JC), la première à avoir développé un système d'écriture.
Avant l'œuvre de Sima Qian, les 'histoires' se limitaient aux récits de la dynastie, de la maison régnante, du monarque ou de l'état. Sous la Dynastie Shang, on trouvait des traces de ce type de récits sur des os oraculaires; sous les Zhou, ils étaient écrits et reliés sous forme de livres en bambou.
Les ouvrages fondateurs de la culture chinoise sont connus sous les noms des Quatre Livres et des Cinq Classiques :
- Le Livre des Rites
- La Doctrine du Juste Milieu
- Les Analectes de Confucius
- Les Œuvres de Mencius
- Le Yi jing
- Le Classique de la Poésie
- Le Classique des Rites
- Le Classique de l'Histoire
- Les Annales des Printemps et des Automnes
Sous la dynastie Han, tous ces ouvrages étaient considérés comme ayant été écrits ou révisés par Confucius, d'après les affirmations du lettré confucéen Mencius (Mengzi, 372-289 av. JC). Les chercheurs d'aujourd'hui rejettent largement le rôle de Confucius dans la plupart de ces œuvres (à l'exception, bien sûr, de celles qui lui sont clairement attribuées), mais il s'agit d'un changement d'interprétation très récent; l'assertion selon laquelle Confucius était l'auteur ou 'l'éditeur' de toutes ces œuvres était acceptée jusqu'au 20ème siècle.
Nombre de ces œuvres, sinon toutes, furent inspirées par l'époque connue comme celle des Cent Écoles de Pensée (ou du Conflit des Cent Écoles de Pensée) de la Période des Printemps et des Automnes et de celle des Royaumes Combattants, lorsque le déclin de la Dynastie Zhou encouragea les érudits et les philosophes, qui travaillaient auparavant pour l'état, à fonder leurs propres écoles de pensée, officiellement ou officieusement.
L'appellation de 'Cent Écoles de Pensée' doit être comprise au sens figuré, signifiant qu'il y en avait beaucoup qui se disputaient les adeptes et l'acceptation. Il y en avait quatorze que les auteurs postérieurs, dont Sima Qian, jugèrent suffisamment importantes pour les retenir :
- le Confucianisme
- le Taoïsme
- le Légisme
- Le Moïsme (ou Mohisme)
- L'École des Noms
- École du Yin-Yang
- École des Petits Discours
- École de la Diplomatie
- Agriculturalisme
- Syncrétisme
- Yangisme (Hédonisme)
- Relativisme
- École de l'Armée
- École de Médecine
La Dynastie Qin fondait sa politique sur le Légisme et condamnait toutes les autres écoles, ordonnant que leurs livres soient brûlés et leurs partisans exécutés. Les ouvrages confucéens et autres n'ont survécu pour la plupart, que parce que certains les ont cachés aux autorités, au péril de leur vie et de celle de leur famille. Avant la censure des Qin cependant, la plupart de ces écoles avaient déjà été éradiquées ou absorbées par les trois qui allaient former la culture chinoise - le Confucianisme, le Taoïsme et le Légisme - et le concept central d'une école, l'École des Noms, fut adopté par le Confucianisme.
L'École des Noms (également connue sous le nom d'École des Logiciens, ou comme Les Logiciens) fut fondée par les logiciens Hui Shi (vers 380-305 av. JC) et Gongsun Long (vers 325-250 av. JC), dont l'objectif était l'étude de la corrélation entre les mots et les objets/concepts qu'ils représentaient. Leur école de pensée se concentrait sur l'examen de la corrélation entre le mot 'bureau', par exemple, et un bureau réel. Cela encourageait la précision dans l'utilisation de la langue, ce qui devait devenir un aspect important de la pensée confucéenne.
Sima Qian, un confucéen, s'appuya dans son travail sur les Quatre Livres et les Cinq Classiques, qui avaient été relancés par la Dynastie Han, et particulièrement sur les Annales des Printemps et des Automnes, dont on disait qu'elles avaient été composées par Confucius. Il porta une attention particulière au concept même développé par l'École des Noms: étudier la mesure dans laquelle un mot représente la réalité qu'il est censé transmettre. En conséquence, Sima Qian composa son œuvre de la manière la plus précise possible afin d'exprimer le plus fidèlement possible les réalités des histoires qu'il racontait.
Les Mémoires Historiques
Le résultat de ses efforts fut son chef-d'œuvre, les Mémoires Historiques (pinyin, Shiji), qui différaient considérablement des 'histoires' du passé. Le sinologue Raymond Dawson commente :
Quand on parle de la tradition historique chinoise, il faut faire très attention à qualifier ce terme. Le développement d'un corps littéraire distinct, reconnu séparément comme histoire, ne fut qu'un processus très graduel. Les écrits antérieurs à la période Qin que nous classons dans la catégorie de l'histoire étaient constitués d'ouvrages dont l'objectif était très différent de celui de l'historien moderne. Dans l'antiquité lointaine, les souverains avaient besoin d'avoir dans leur entourage des personnes capables de consigner et de préserver les réponses oraculaires concernant les événements importants de l'état et des personnes expertes dans l'élucidation des liens entre les phénomènes naturels et les événements humains. (xxix)
Dawson décrit ici les responsabilités du poste occupé par Sima Tan (et plus tard par Sima Qian), qui était le même que celui des 'historiens' de la cour avant lui : observer le calendrier et divers événements et faire une prédiction, espérée de bon augure, pour l'année à venir de l'empereur, ainsi que consigner ce qu'il avait fait et les autres événements de son règne. L'ouvrage de Sima Qian, comme on l'a noté, diffère considérablement des ouvrages dits historiques antérieurs en ce qu'il fournit un compte rendu relativement objectif de l'histoire de la Chine depuis l'époque du légendaire Empereur Jaune (vers 2712-2599 av. JC) jusqu'au moment où il écrit.
Les Mémoires sont composés de 130 chapitres qui étaient à l'origine écrits sur des feuillets de bambou d'environ 30 caractères par feuillet, qui étaient ensuite reliés en trente feuillets par liasse. Plus tard, l'œuvre fut reproduite sur de la soie et enfin, sous la dynastie Song (960-1279 ap. JC), sur du papier. L'ouvrage est divisé en cinq sections :
- Annales de base - chroniques des dynasties passées des Xia, Shang, Zhou et Qin jusqu'à l'époque des Han et de Sima Qian.
- Tables chronologiques - généalogies des maisons régnantes et chronologie des règnes ainsi que des événements majeurs.
- Traités - sur le développement d'avancées culturelles importantes telles que la musique, les rituels, le calendrier et la divination, les questions d'état et autres sujets d'intérêt.
- Maisons Héréditaires - maisons régnantes des dynasties Shang aux Han.
- Biographies - histoires d'individus le plus souvent écrites pour transmettre un point moral ou culturel pertinent.
Les Mémoires Historiques ne constituent pas seulement un traitement plus approfondi du passé que ce qui avait été conçu auparavant, mais sont considérés, dans l'ensemble, comme beaucoup plus précis. En plus de s'appuyer sur les sources écrites mentionnées, Sima Qian interrogea aussi des personnes âgées pour obtenir des récits de première main, visita des sites historiques célèbres (et moins célèbres), parla avec les personnes qui s'y trouvaient, et semble avoir eu accès à des sources aujourd'hui perdues. L'attention qu'il porte à la précision de la langue crée des images et des descriptions détaillées qui, associées à sa maîtrise du récit, produisirent une œuvre historique qui se lit avec la progression, et parfois le suspense, d'un roman.
Conclusion
Sima Qian fit une copie manuscrite des Mémoires qui fut déposée à la bibliothèque impériale de Chang'an (aujourd'hui, Xi'an), et conserva l'original chez lui. Après sa mort, l'œuvre fut mise en sécurité par sa fille, Sima Ying, qui craignait qu'elle ne soit détruite par l'empereur Zhao (règne 87-74 av. JC). Les Mémoires furent publiés pour la première fois par son fils, Yang Yun, sous le règne de l'Empereur Xuan, qui était plus tolérant, et encourageait les arts et l'expression littéraire. Ils étaient déjà utilisés comme ouvrage de référence sous la dynastie Han et continuèrent à trouver un public après les turbulences de la Période des Trois Royaumes (220-280 ap. JC) qui succéda aux Han, jusqu'à la Dynastie Tang (618-907 ap. JC), époque à laquelle ils étaient devenus un classique fondamental de la littérature chinoise, presque au même titre que les Quatre Livres et les Cinq Classiques. Sa réputation ne fit que croître ensuite et ils continuent d'attirer un public de nos jours. M. Dawson commente le caractère unique de l'œuvre :
Ce qui la rend particulièrement remarquable pour l'œil moderne, c'est la complexité de sa construction. Il ne s'agit pas d'une simple histoire narrative [mais d'un récit détaillé du passé en cinq sections cohérentes]. L'ensemble de l'ouvrage, massif, composé de 130 chapitres, est censé contenir une histoire du monde chinois depuis le début jusqu'à environ 100 avant notre ère, époque à laquelle il a été écrit. (xxi)
La rédaction des Mémoires Historiques a dû sembler une tâche ardue au départ, car rien de tel n'avait jamais été tenté auparavant. Certains chercheurs modernes ont suggéré que Sima Qian s'est contenté de copier des histoires antérieures ou de paraphraser des événements avec ses propres mots, mais c'est ce que les historiens font régulièrement et depuis des siècles. Ce qui rend l'œuvre de Sima Qian importante, c'est qu'elle était tout à fait unique dans l'histoire de la Chine lorsqu'elle fut publiée. Les 'historiens' précédents n'avaient eu besoin que de consigner les actes et le passé de la maison royale qu'ils servaient; Sima Qian étendit le champ de l'histoire au passé lointain.
Il est facile de critiquer l'ouvrage maintenant que les techniques de Sima Qian sont devenues standard, mais une telle critique en dit bien plus sur les chercheurs qui le critiquent que sur l'ouvrage lui-même. Sima Qian subit l'humiliation de l'emprisonnement, de la castration et de la perte du rang social parce qu'il savait que le travail dans lequel il était engagé était plus important que son confort personnel ou que le concept éphémère de l'honneur. Il plaça la préservation du passé de son pays au-dessus de toute considération personnelle et, faisant cela, il établit son héritage en tant que Père de l'Histoire Chinoise.