Cratès de Thèbes (c. 360-280 av. J.-C.) fut l'un des plus importants philosophes cyniques de la Grèce antique. Il vit le jour dans une famille aisée de Thèbes mais renonça à son héritage après avoir réalisé la futilité des possessions matérielles. Il s'installa ensuite à Athènes où il étudia la philosophie avec Diogène de Sinope.
Diogène de Sinope (c. 404-323 av. J.-C.) était un partisan de la vérité totale dans la vie quotidienne et considérait les manières, l'étiquette et les règles comme des pièges qui ne menaient qu'à l'esclavage spirituel et à la misère. La véritable liberté, selon Diogène, consiste à rejeter les constructions et les valeurs de la société et à vivre simplement selon ses propres valeurs. Cratès admirait beaucoup Diogène et imitait son style de vie.
Tout comme Diogène, Cratès vivait dans la rue, ne possédait rien et vivait sa philosophie de manière très publique. Il refusait toute offre qui lui semblait être un luxe et maintenait un style de vie simple qui lui permettait d'accepter tout changement de circonstances avec sérénité. Son élève le plus célèbre fut Zénon de Kition (vers 336-265 av.J.-C.), qui fonda l'école de philosophie stoïcienne, laquelle eut un impact important sur la culture de Rome et sur les cultures et civilisations ultérieures jusqu'à nos jours.
Jeunesse et conversion
Cratès grandit à Thèbes, fils d'une famille aisée et, tout naturellement, il aurait dû reprendre les affaires de sa famille. Un soir, cependant, il assista à une représentation de la Tragédie de Téléphus, qui raconte comment le roi Téléphus, fils d'Héraclès, avait été blessé par Achille. La blessure ne guérissait pas et, lorsque Téléphus consulta l'oracle, on lui dit qu'elle ne pouvait être soignée que par celui qui l'avait infligée. Téléphus se déguisa en mendiant et se rendit dans le camp d'Achille, où il réussit à convaincre Achille de le guérir avec la même lance qui l'avait blessé.
Aucune source ancienne n'explique ce qui, dans cette pièce, émut tant Cratès, mais peut-être était-ce le fait que même un roi, et fils du demi-dieu Héraclès, n'était pas immunisé contre la douleur et la perte. Il se pourrait aussi que lorsque Téléphus endossa le déguisement du mendiant, il ait été plus efficace pour atteindre son objectif de guérison que lorsqu'il était roi. Quelle que soit la raison pour laquelle il fut si profondément touché, après la pièce, Cratès se sépara de ses richesses personnelles au profit des habitants de Thèbes, quitta sa famille et partit à Athènes pour étudier la philosophie.
Vie à Athènes
Dire que Cratès "étudia" avec Diogène de Sinope donne l'impression d'un maître enseignant à un élève, peut-être dans une salle de classe; cette image est loin de la vérité de la relation entre les deux hommes. Diogène vivait sa philosophie au quotidien dans les rues d'Athènes, et Cratès aurait autant appris de son exemple que de ses cours (si tant est qu'il ait donné des cours).
La philosophie de Diogène avait été développée à partir de celle de son maître, Antisthène (c. 445-365 av. J.-C.), fondateur de l'école cynique, qui avait été l'élève de Socrate, et mettait l'accent sur le rejet des richesses matérielles, des objets et du statut social au profit d'une vie simple et conforme à la nature. Selon le point de vue cynique, il n'était pas nécessaire de posséder des biens personnels, car on ne pouvait que les perdre et, surtout, ils détournaient l'attention de l'acte de vivre sa vie.
On pourrait dire la même chose du statut social, de l'éducation (dans le sens formel du terme) ou de l'étiquette sociale; tous ces concepts n'étaient pas naturels et avaient été conçus par des êtres humains pour les aider à donner une forme et un ordre au monde, mais en réalité, il s'agissait de concepts artificiels qui empêchaient les gens de vivre honnêtement. La célèbre histoire de Diogène de Sinope cherchant un "être humain" dans les rues d'Athènes en tenant une lanterne devant le visage des gens en plein jour est un exemple de la façon dont les cyniques essayaient de réveiller les gens du monde du rêve dans lequel la plupart d'entre eux vivaient. Cratès suivit l'exemple de Diogène mais, semble-t-il, avec une approche beaucoup plus douce.
L'écrivain antique Diogène Laërce (c. 180-240 de notre ère), qui a écrit sur la vie de nombreux philosophes grecs, affirme que Cratès était connu sous le nom de "l'ouvre-porte" parce qu'il entrait régulièrement chez les gens pour leur donner des conseils, sans y être invité, puis partait une fois la situation résolue. C'était un homme physiquement peu attrayant, mais il avait un si bon esprit et était toujours si joyeux que les habitants d'Athènes l'accueillaient volontier dans leurs maisons.
L'un des meilleurs exemples d''"ouverture de porte" de Cratès concerne un jeune homme qui allait devenir l'un de ses étudiants et, plus tard, son beau-frère. Metroclès de Maronée (c. 4e siècle av. J.-C.) étudiait la philosophie formelle au Lycée d'Aristote sous la direction du professeur Théophraste (c. 371 - c. 287 av. J.-C.) qui dirigeait l'école de la même manière qu'Aristote et exigeait des étudiants qu'ils donnent des conférences sur les sujets qu'ils avaient étudiés. L'historien William D. Desmond raconte l'histoire de l'illumination de Metroclès dans l'œuvre de Diogène Laërce :
Un jour, alors qu'il déclamait, Métroclès péta de manière audible et eut tellement honte qu'il se mit à l'abri du regard du public et pensa à se laisser mourir de faim. Mais Cratès lui rendit visite, le nourrit avec des haricots lupins et lui présenta divers arguments pour le convaincre que son action [de péter] n'était pas mauvaise ou contre nature et qu'elle avait été pour le mieux en fait. Puis Cratès termina son exhortation par un grand pet. "A partir de ce jour, Métroclès commença à écouter les discours de Cratès et devint un homme compétent en philosophie" (DL 6.94). Telle est la conclusion pince-sans-rire de Diogène Laërce, et tel est le propos du Cynique: tout est risible, il n'y a rien de sérieux dans la mortalité, et il ne faut pas se plisser le front devant le jargon aristotélicien ni avoir honte d'une quelconque fonction naturelle. (28)
Pour Cratès, tout ce qui ne procédait pas de la nature était un piège et, parmi les nombreux pièges, il y avait ceux de l'étiquette sociale, de l'éducation formelle - qui ne faisait qu'encombrer l'esprit de faits inutiles - et, surtout, du statut social et de la richesse. On dit qu'il chassa sa famille avec un bâton lorsqu'elle vint à Athènes pour le renvoyer à son ancienne vie d'aisance et de luxe à Thèbes.
Cratès et Hipparchia
Métroclès était le fils d'une riche famille athénienne qui fut sans doute mécontente lorsqu'il abandonna le Lycée pour vivre dans la rue et suivre l'enseignement de Cratès. Cependant, leur mécontentement s'accrut très certainement lorsque Métroclès présenta Cratès à sa jeune sœur Hipparchia (c. 350 - 280 av. J.-C.). Hipparchia de Maronée était très en vue dans les cercles d'élite d'Athènes et avait de nombreux prétendants. Cependant, lorsqu'elle rencontra Cratès, elle les refusa tous et déclara qu'elle n'épouserait que Cratès ou qu'elle se tuerait.
Ses parents demandèrent à Cratès de venir la raisonner et de la convaincre de revenir sur sa décision. Il arriva à la maison, se déshabilla et, se tenant nu devant elle, dit : "Voilà ton fiancé et tout son avoir, décide-toi en conséquence." Au lieu de dissuader Hipparchia, cela ne fit que renforcer son amour pour lui et elle quitta sa famille et sa richesse pour l'épouser et vivre avec lui dans la pauvreté, dans les rues. Ils consommèrent leur mariage sous le porche d'un bâtiment public du centre d'Athènes en pensant, comme ils le faisaient en toute chose, que s'il n'y avait rien de contre nature dans le sexe en privé, il n'y avait rien de mal à le faire en public. Hipparchia donnera deux enfants à Cratès, un fils et une fille, et vivra avec lui jusqu'à la fin de sa vie.
Il est dit que Cratès aurait emmené son fils, Pasiclès, dans des bordels lorsque le garçon était plus âgé afin de l'initier au sexe. Il dit à Pasiclès que le sexe était complètement naturel et simple et que les mariages traditionnels et l'étiquette acceptée concernant les questions sexuelles étaient des pièges à éviter. Lorsque sa fille (dont le nom n'est pas connu) atteignit la maturité, il lui dit qu'elle devrait faire des mariages d'essai pendant un mois pour trouver un compagnon convenable au lieu de se marier et de vivre comme la société l'attendait.
Cratès mettait l'accent sur la non-violence dans ses enseignements et, dans le cadre de cette croyance, il estimait que personne ne devrait avoir à se soumettre à la volonté d'un autre dans le mariage, simplement parce que la coutume sociale et les lois de la ville encourageaient un tel comportement. Il fallait s'efforcer d'être libre en toutes choses et de maîtriser soi-même et ses propres problèmes avant de se préoccuper des autres et des leurs. Il était connu pour ne jamais boire de vin ou d'autres substances enivrantes, mais seulement de l'eau, et pour ne manger que ce qui était nécessaire pour vivre, mais jamais à l'excès. En été, il portait un manteau d'hiver pour s'apprendre à supporter l'adversité du corps et, en hiver, seulement des haillons. Il mourut de causes naturelles dans sa vieillesse dans les rues d'Athènes.
Héritage
Cratès et Hipparchia auraient tous deux écrit un nombre important d'ouvrages philosophiques, mais très peu de lignes de Cratès, et aucune d'Hipparchia, n'existent de nos jours. Hipparchia voyageait et enseignait quotidiennement avec Cratès, portant des vêtements d'homme et conversant avec les hommes d'égal à égal. On pense qu'elle poursuivit l'enseignement des élèves de Cratès après sa mort. Cratès enseignait entièrement par l'exemple, et l'on pense que ses cours étaient en fait des discussions et que sa salle de classe se trouvait très certainement dans les rues d'Athènes.
Parmi ses élèves se trouvait Zénon de Kition, un ancien marchand fortuné, qui fit naufrage lors d'un de ses voyages à Athènes. Il trouva dans une librairie un exemplaire des Mémorables de Xénophon et fut tellement impressionné par la figure de Socrate dans l'ouvrage qu'il abandonna son commerce et se consacra à la philosophie, étudiant au départ avec Cratès.
Zénon transforma la philosophie cynique en une discipline philosophique, le stoïcisme, qui fut développée par le philosophe romain Épictète (vers 50-130) et devint l'un des systèmes de croyance les plus importants et les plus influents de la Rome antique. Avec le temps, le stoïcisme influença des systèmes philosophiques ultérieurs et devint particulièrement populaire dans les années 1960 au sein de la contre-culture, qui fut largement initiée aux concepts stoïciens par le livre Walden de Henry David Thoreau (publié en 1854), qui soulignait l'importance de vivre véritablement sa vie par la simplicité.
La vision de Cratès d'un monde fondé sur la justice, la non-violence et la simplicité de vie, telle qu'elle fut développée par Zénon, a peut-être aussi influencé l'autre œuvre de Thoreau, La désobéissance civile (publiée en 1849), qui inspira Gandhi dans sa résistance non violente à la domination britannique en Inde et, plus tard, le mouvement pour les droits civiques du Dr Martin Luther King Jr. aux États-Unis d'Amérique.