La littérature mésopotamienne narû était un genre littéraire apparu pour la première fois vers le 2ème millénaire av. J.-C. Elle mettait en scène un personnage célèbre de l'histoire (généralement un roi) dans un récit traitant le plus souvent de la relation de l'humanité avec les dieux. Ces histoires devinrent très populaires, et avec le temps, semblent avoir remplacé les événements historiques réels dans l'esprit des gens.
Deux exemples de littérature narû, La Légende de Sargon d’Akkad, qui en vint à être acceptée comme l'autobiographie authentique du roi, et La Malédiction d'Agadé, traitant du petit-fils de Sargon, Naram-Sin, furent tellement considérés comme de l'histoire authentique que même le grand assyriologue Leonard W. King en fit état comme tels dans son ouvrage de 1910, A History of Sumer and Akkad. Les récits de la littérature narû étaient très divertissants et, parce qu'ils étaient centrés sur des personnages bien connus du passé, ils suscitaient immédiatement l’intérêt et encourageaient la croyance en leur authenticité historique.
L'exemple le plus célèbre de la littérature narû, bien qu'il s'en écarte à bien des égards, est l'Épopée de Gilgamesh (écrite vers 2150-1400 av. J.-C. à partir de récits préexistants). Dans cette œuvre, le roi historique d'Uruk, Gilgamesh, se voit attribuer un rôle transcendant et mythique en tant que personnage central à la recherche d'un sens à la vie.
Développement du Genre
Les noms des grands rois akkadiens étaient bien connus dans toute la Mésopotamie, depuis le règne de Sargon (2334-2279 av. J.-C.) jusqu'à la chute de l'Empire assyrien en 612 av. J.-C. Les exemplaires de ces histoires retrouvées sur des sites tels que Ninive et Mari témoignent de leur popularité dans l'ancienne Mésopotamie, et il est très peu probable que les anciens qui les entendirent se soient demandé s'il s'agissait de véritables récits historiques; c’étaient simplement de belles histoires contenant un message important.
L'assyriologue Oliver R. Gurney définit la littérature narû dans son ouvrage The Cuthean Legend of Naram-Sin: «Un narû était une stèle gravée sur laquelle un roi consignait les événements de son règne. Les caractéristiques typiques d'une telle inscription comprennent une présentation formelle de l'auteur par son nom et ses titres, un récit à la première personne, et un épilogue composé généralement de malédictions à l’encontre de toute personne qui pourrait à l’avenir dégrader le monument, et de bénédictions pour ceux qui l'honoreraient. Ce que l'on appelle la 'littérature narû' consiste en un petit groupe d'inscriptions narû apocryphes, composé probablement au début du 2ème millénaire av. J.-C., mais au nom de rois célèbres d'une époque passée. La Légende de Sargon d'Akkad en est un exemple bien connu. Dans ces œuvres, la forme narû est conservée, mais le sujet est légendaire, voire fictif. (93)
Les spécialistes ne s'accordent pas sur la question de savoir si ces récits doivent être appelés 'littérature narû' ou 'autobiographie fictive'. Quel que soit le terme utilisé, les œuvres se présentent délibérément comme des récits à la première personne d'un événement significatif dont le public est censé tirer un enseignement important, qu'il s'agisse de la 'vérité' sur des événements historiques, d'une morale religieuse ou simplement d'une leçon jugée utile pour ceux qui entendent les récits. Le terme 'littérature narû' vient du mot 'narû', comme l'explique l'historienne Gerdien Jonker:
Le mot narû est utilisé pour désigner divers objets, à l'origine des bornes frontières, des pierres commémoratives et des monuments. À l'aube du 2ème millénaire, deux types d'objets porteurs d’inscriptions ont reçu la désignation de narû: les tablettes accompagnant des cadeaux et celles utilisées pour les inscriptions sur des bâtiments. À la fin du 3ème millénaire, le narû jouait principalement un rôle dans les transactions religieuses. Au début du 2ème millénaire, il devait devenir réellement, mais aussi symboliquement, le porteur de la mémoire. (90)
Les inscriptions sur les stèles et les édifices étaient une pratique de longue date des rois mésopotamiens au moment où la littérature narû se dévelopa. La forme d'écriture la plus ancienne en Mésopotamie (c. 3500-3000 av. J.-C.) était des pictogrammes - symboles représentant des objets - qui servaient d'aides-mémoire. Ils aidaient à se souvenir, par exemple, de la quantité de céréales acheminée vers telle ou telle destination, ou du nombre de moutons nécessaires pour des événements tels que les sacrifices dans les temples. Ces pictogrammes étaient gravés sur de l'argile humide qui était ensuite séchée. Ils devinrent des registres officiels du commerce.
Lorsque l'écriture passa des pictogrammes aux phonogrammes, la littérature devint possible. Les rois pouvaient désormais consigner la gloire de leurs règnes pour la postérité et, effectivement, ils le firent. Les inscriptions des rois étaient toujours centrées sur les dieux et les hauts faits du monarque lui-même, et s'adressaient soit à une divinité, soit à un public futur lointain. La littérature narû reprenait la forme des anciennes inscriptions narû et les transformait en histoires traitant de la relation du roi avec les dieux et son peuple, destinées à un public contemporain. Gerdien Jonker écrit à ce sujet:
Il y a quelques différences à noter entre les monuments narû et le genre littéraire qui en dériva: a. L'intention des objets était principalement la communication entre le dieu et l'homme; dans le genre littéraire, le locuteur s'adresse exclusivement à d'autres personnes. b. Dans le premier cas, le texte était écrit sur un objet (statue, stèle, édifice, tablette de bâtiment, etc.); dans le second, l'auteur feint seulement que le texte est écrit sur un objet. (95)
Littérature Narû et mémoire
Le meilleur exemple en est un récit du 2ème millénaire av. J.-C. mettant en scène Naram-Sin, La Légende de Cutha (littérature narû), en comparaison avec une véritable inscription narû. L'histoire de Naram-Sin (r. de 2261 à 2224 av. J.-C.) est racontée dans le style d'une inscription, mais s'en écarte significativement. Voici les premières lignes d'une inscription narû du roi Lugal-zagesi (r. env. 2350 av.t J.-C.), prédécesseur de Sargon d'Akkad:
Lugal-zagesi, roi d'Uruk,
roi de la nation,
prêtre de l'incantation d'An,
prêtre lumah de Nisaba,
fils d'U-U, le souverain d'Umma,
considéré par An comme le roi de toutes les terres.
La Légende de Cutha, quant à elle, commence ainsi:
Ouvrez la boîte de tablettes et lisez la stèle
sur laquelle moi, Naram-Sin, descendant de Sargon
j'ai écrit et laissé pour la postérité.
Le roi d'Uruk a disparu.
Enmerkar a disparu.
Enmerkar, roi d'Uruk, maître du pays
[Une certain laps de temps] est passé.
[Un certain laps de temps] s'est écoulé.
Les inscriptions narû racontent l'histoire du règne et des triomphes du roi; la littérature narû raconte souvent l'histoire des luttes et des échecs du roi, même si les événements n'ont jamais eu lieu. Dans La Légende de Cutha, par exemple, Naram-Sin est confronté à une horde envahissante de créatures apparemment surhumaines. Lorsqu'il demande conseil aux dieux pour s'y opposer, on lui répond qu'il ne doit rien faire. Il ignore cependant la volonté des dieux et décide de se fier à son propre jugement. Il envoie une force militaire massive qui est massacrée par les envahisseurs. Et il le refait deux fois avant de se rendre compte qu'il fait quelque chose de mal aux yeux des dieux puisque, manifestement, ils ne sont pas favorables à sa cause. Il s'humilie, demande leur avis, et apprend que les dieux avaient prévu de détruire les envahisseurs eux-mêmes, et qu'ils n'avaient pas besoin ni envie de l'intervention de Naram-Sin. Il en vient à comprendre alors que l’on doit faire confiance à la volonté des dieux plutôt que de suivre les conseils de son propre cœur.
Le poème se termine avec Naram-Sin s'adressant directement aux futurs souverains, leur disant de faire confiance aux dieux, de tenir compte du message de son histoire et de ne pas commettre les mêmes erreurs que lui. Il s'agit d'un type d’histoire assez différent de celles de rois comme Lugal-zagesi (et des inscriptions réelles de Naram-Sin) qui ne racontaient que les grandes réalisations de leurs règnes, leurs campagnes militaires, et les temples et les villes construits par leurs décrets. La littérature narû ne s'intéressait pas à raconter ce qui s'était réellement passé, mais à créer un récit de ce qui aurait pu se passer - et qui pourrait se passer à nouveau dans le présent - si l'on ne reconnaissait pas sa place dans l'univers et si l'on ne se comportait pas en conséquence. Gerdien Jonker écrit:
Ce qui importait dans la littérature narû, c'était la conservation de la mémoire, condensée dans le nom durable du 'transmetteur'. Il s'agissait également de conserver sa propre mémoire, de se faire vivre sous la forme de son propre nom, lié au souvenir de ses propres actes. Les noms devaient résonner car on souhaitait qu'ils soient invoqués après la mort. (96)
Ce même thème traverse l'Épopée de Gilgamesh, dans laquelle le personnage central est tellement traumatisé par la perte de son ami Enkidu qu'il doit trouver un sens ultime à la condition humaine, qu'il trouve caractérisée par un séjour trop bref sur terre, la certitude de la mort et le mystère de ce qui vient après. L'Épopée de Gilgamesh s'écarte de la forme de la littérature narû en ce sens qu'elle est racontée à la troisième personne et que les personnages y sont beaucoup plus développés que dans les autres œuvres narû. Néanmoins, elle s’inscrit dans le modèle de base en ce sens qu'elle met en scène un roi attesté historiquement dont la vie est réimaginée afin de transmettre un message important aux gens.
Conclusion
La littérature narû étant largement anonyme, les auteurs ont dû baser leur immortalité sur la popularité de leurs récits sans avoir besoin d'attacher leur nom à leur œuvre (bien qu'il soit aussi tout à fait possible qu'ils l'aient fait et que les tablettes d’origine aient simplement été perdues). L'auteur de la version la plus tardive de l'Épopée de Gilgamesh est connu par son nom (Sin-Leqi-Unninni, qui écrivait vers 1300-1000 av. J.-C. à Babylone ou dans ses environs), mais c'est l'exception et non la règle.
Tous les auteurs semblent cependant avoir eu le même objectif, à savoir préserver le passé et transmettre des valeurs culturelles essentielles à travers la création de récits divertissants et mémorables. Lorsque Jonker écrit ci-dessus sur la 'conservation de la mémoire', il faut reconnaître que ce n'était pas nécessairement la mémoire de ce qui s'était produit dans le passé qui était importante pour les auteurs de la littérature narû, mais le fait qu'il y avait eu un passé qui méritait qu’on s’en rappelle.
Jonker déclare: "Il faut bien comprendre que les anciens écrivains ne cherchaient pas à tromper avec leurs créations littéraires" (95). Ils essayaient plutôt de préserver leur passé sous une forme qu'ils pensaient susceptible d'aider les gens dans le présent. L'inscription des hauts faits d'un roi qui conquit de nombreuses villes et massacra un grand nombre de personnes convenait bien pour ce roi en particulier, mais n’était pas d’une grande utilité pour les gens qui vivaient sous son règne. La littérature narû, en revanche, offrait aux gens des histoires divertissantes dont ils pouvaient tirer des enseignements, se souvenir et faire usage dans leur vie quotidienne.