Les desert kites sont des constructions de grande taille composées de longs murs qui convergent vers un enclos, lui-même pourvu de petites cellules en pierres sèches à sa périphérie appelées logettes. Vus du ciel, leur forme ressemble à celle d'un cerf-volant ; ils furent donc appelés desert kites (cerfs-volants du désert) par les pilotes qui survolèrent les régions arides du Proche Orient à l'époque des mandats français et britanniques dans la première moitié du XXème Siècle. Les kites combinent diverses caractéristiques qui, en archéologie, en font des objets de recherche singuliers, les méthodes d'investigation classiques se révélant souvent inopérantes.
Malgré d'assez nombreuses études, les kites restent à bien des égards un mystère, même si les recherches récentes ont permis d'avancer dans leur connaissance. On commence à mieux cerner leur extension géographique, leur âge et leur fonction, questions cruciales encore en débat il y a peu. À partir du début des années 2010, l'accès gratuit aux images satellites haute résolution a stimulé la recherche en révélant qu'il existait beaucoup plus de kites que ce que l'on pensait quelques années auparavant. À partir de cette nouvelle source de données et d'informations plus classiques, de nouvelles investigations pluridisciplinaires ont été lancées conjointement à l'organisation d'expéditions de terrain.
Morphologie
Les kites sont de très grands vestiges archéologiques, en général assez bien conservés. Ce sont des constructions de pierre sèche, composées d'un enclos et de murs plus ou moins continus qui convergent vers l'entrée ; ces murs peuvent parfois être absents, mais on en compte le plus souvent deux, parfois trois, quatre ou davantage. Leur longueur atteint communément plusieurs centaines de mètres et peut atteindre plusieurs kilomètres, alors que leur hauteur ne dépasse pas quelques décimètres. Les enclos ont des formes variables (circulaire, triangulaire, en forme d'étoile…) et leur taille, très supérieure aux enclos pastoraux, varie entre quelques centaines de mètres carrés et une dizaine d'hectares.
Les petites constructions de pierre ou logettes accolées à la partie externe de l'enclos constituent la partie la plus sophistiquée de l'édifice, toujours construites avec soin. Leur nombre varie d'une seule logette jusqu'à plusieurs dizaines. La variabilité morphologique des kites rend difficile de proposer une typologie. Plusieurs attributs sont fréquemment observés comme la disposition de logettes à proximité de l'entrée, la présence de logettes à l'extrémité d'appendices en forme de pointe ou encore des formes d'entrées particulières. Un kite partage très souvent ces attributs avec les kites voisins, formant ainsi des groupes homogènes à l'échelle régionale. Les kites occupent des environnements arides, steppes et marges désertiques, et leur implantation topographique a clairement fait l'objet d'un choix précis. L'entrée est presque systématiquement construite sur une rupture de pente et les reliefs complexes ont été préférés aux topographies planes.
Distribution géographique
Le principe d'enclos à l'extrémité de murs convergents semble avoir un caractère d'universalité puisqu'on rencontre des constructions de ce type dans plusieurs régions du monde (Amérique du nord, Arctique, Scandinavie, etc.). Cependant, les kites se distinguent des autres constructions par la présence des cellules adjacentes à l'enclos.
Les premiers kites identifiés, et les plus nombreux, se trouvent dans le Harrat-al-Sham, dans le « désert noir » entre Syrie et Jordanie. Il existe d'autres zones de fortes densités, mais plus circonscrites : dans les montagnes de Palmyre, dans le Hedjaz près de Kaybars, et, récemment découverts, en Arménie. D'autres régions abritent des kites, de façon plus dispersée, même s'ils sont rarement isolés et forment le plus fréquemment des agrégats ; dans la région de Damas, dans celle de Qaratein, dans le Jebel al Has ou encore sur le plateau de Hemma en Syrie.
En Arabie, on les rencontre aussi dans les marges septentrionales du Néfoud, dans le prolongement de ceux du Harrat-al-Sham. Un groupe important a été découvert récemment sur les contreforts méridionaux du Taurus, dans le sud de la Turquie. Un autre groupe important, connu depuis longtemps par les archéologues locaux, est situé sur le plateau d'Ustyurt, dans la zone aralo-caspienne au Kazakhstan et en Ouzbekistan. Au total, l'inventaire le plus récent (été 2020) fait état de plus de 6000 kites qui s'étendent donc sur une aire géographique considérable.
Fonction
Si on s'accordait jusqu'à maintenant pour penser que les kites ont servi à regrouper des animaux, les opinions étaient plus nuancés sur la question de savoir s'il s'agissait de hardes (sauvages) ou de troupeaux (domestiques). Des fouilles récentes de logettes – ces petites constructions qui font l'originalité des kites- ont montré qu'il s'agissait systématiquement de fosses, le plus souvent profondes, destinées à y précipiter les animaux. Il s'agit donc du dispositif de mise à mort, le reste de la construction servant à concentrer et diriger les proies. Nous ne disposons certes d'aucune information sur la manière dont se déroulait la chasse (nombre et rôle des chasseurs, temporalité, utilisation de chiens …), mais les relevés topographiques à haute résolution ont permis de rendre plus intelligible le fonctionnement général du piège.
La topographie complexe sur laquelle l'enclos est aménagé et sa taille rend le piège presque invisible depuis l'intérieur, dans un environnement similaire à celui de l'extérieur. La rupture de pente à l'entrée servait à masquer la présence de l'enclos aux animaux dans leur course. Le même principe a souvent été utilisé pour cacher la logette/fosse aux animaux avant qu'ils ne s'y précipitent. Le plan des enclos dessine de nombreuses saillies, des appendices au bout desquels sont dissimulées les logettes/fosses. Ainsi, même s'il était possible aux animaux de sauter par-dessus les murs, la forme générale du dispositif étaient conçue pour les diriger vers les fosses, les ongulés sauvages étant sensibles aux alignements dans leurs déplacement en hordes.
C'est au cours de leurs migrations saisonnières que les animaux étaient probablement chassés. On observe en effet que, dans une région donnée, les kites sont orientés vers une direction préférentielle, en dépit d'une variabilité qui s'explique par l'orientation de la topographie locale. Aujourd'hui disparue pour l'essentiel, les os de gazelles retrouvés dans les sites archéologiques montre qu'elle était présente à l'échelle de l'aire de répartition des kites (sans qu'une relation soit établie entre les sites et les kites); en raison de son comportement en horde, il s'agit de l'espèce convoitée la plus probable, même si d'autres espèces sont possibles.
Datation
La datation des kites est longtemps restée incertaine – et elle le reste dans une certaine mesure- car le matériel archéologique est absent des rares fouilles qui y ont été réalisées. Les vestiges d'outils, les traces d'utilisation et les os d'animaux sont absent alors que les matériaux carbonatés utiles pour la datation sont rares. Dans les années 1990, la fouille d'un kite en Syrie méridionale et l'usage d'une chronologie relative pointait sur l'âge du Bronze ancien. Cela corroborait un nombre significatif de dates établies dans les années 1980 et 1990 pour plusieurs pièges du Negev, même si ces kites à la morphologie très particulière ne sont pas représentatifs de l'ensemble des kites. À partir de chronologies relatives et/ou d'artefacts trouvés en surface, deux auteurs étaient d'accord pour penser que les kites du Harrat-al-Sham en Jordanie remontaient au néolithique. Enfin, il existe des récits de voyageurs au Proche Orient entre le 17eme et le 19eme Siècle qui décrivent des chasses collectives à la gazelle, mais il n'est pas certain que les pièges qu'ils décrivaient correspondent au kites qu'on observe aujourd'hui.
Jusqu'à une date récente, les jalons chronologiques était donc peu nombreux et les cas analysés souvent singuliers. Cependant, plusieurs fouilles entreprises ces dernières années ont permis des datations plus nombreuses et bien contextualisées (radiocarbone sur charbon, graines calcifiées ou oeuf d'oiseau, OSL/IRSL des sédiments). En Armenie, les kites ont été utilisés entre la fin du Bronze ancien et le changement d'ère. Sur le plateau d'Ustyurt dans la zone Aralo-Caspienne, les kites remontent à l'âge du Fer et ont été utilisés jusqu'à la période sub-contemporaine. Au sud de la Jordanie, à la suite de la fouille de plusieurs logettes de kites, des dates de la fin du néolithique ont été établies. Déjà pressentie par les résultats antérieurs, les datations récentes attestent l'usage ou la construction des kites sur la très longue durée.
Conclusion
Les kites sont des pièges de chasse de très grande taille originaux. La logette/fosse est en effet le dispositif de mise à mort dont on ne retrouve pas l'équivalent dans les autres systèmes de grands pièges documentés à travers le monde. Cette singularité et le nombre de kites construits sur une période d'environ dix millénaires, sur un vaste espace géographique, suggèrent un phénomène de diffusion culturelle de très longue durée qui reste à documenter. De nombreuses questions se posent ainsi et constituent des pistes de recherche stimulantes : qui étaient les constructeurs de kites, quel était leur mode de vie et leur probables relations avec les populations néolithisées, puis urbanisées ? Certaines font échos aux préoccupations contemporaines : ayant possiblement joué un rôle dans la disparition des grands troupeaux, ces chasseurs sont-ils responsables d'une perte ancienne de biodiversité ? Ont-ils au contraire géré leur chasse avec résilience, adaptant leurs activités aux changements intervenus dans ces environnements fragiles ?