Les Égyptiens de l'Antiquité faisaient du conte l'un de leurs passe-temps favoris. Les inscriptions et les images, ainsi que le nombre d'histoires produites, témoignent d'une longue histoire de l'art du récit en Égypte, traitant de sujets allant des actes des dieux aux grandes aventures en passant par des méditations sur le sens de la vie et des événements magiques.
L'une des collections d'histoires les plus intéressantes, souvent publiée sous le titre Le roi Khéops et les Magiciens, provient du papyrus Westcar. Ces histoires, qui se déroulent à l'époque du roi Khéops de la 4e dynastie de l'Ancien Empire (vers 2613-2181 avant J.-C.), concernent des événements magiques et merveilleux qui se produisirent dans le passé, le présent et laissent entrevoir l'avenir.
Dans le manuscrit, les fils de Khéops parlent chacun à leur tour, chacun racontant sa propre histoire pour divertir leur père, jusqu'à ce que Hordjédef affirme qu'il serait plus intéressant de faire l'expérience d'un miracle dans le présent et qu'il ne produise un magicien à cette fin. Le cinquième récit reprend ensuite la conclusion du quatrième conte pour raconter la naissance magique des trois premiers rois de la 5e dynastie. Il s'agit-là des histoires les plus divertissantes de l'Égypte ancienne, et elles sont si étroitement liées par le thème et les circonstances que le rouleau est considéré par certains spécialistes comme un roman plutôt qu'une collection de contes courts.
Histoire du parchemin
Le papyrus Westcar est un rouleau daté de la deuxième période intermédiaire (1782-1570 av. J.-C.). Il tire son nom, comme la plupart des papyrus égyptiens, du nom de l'homme qui l'acquit en premier, Henry Westcar. Westcar acheta cette pièce vers 1824, dans des circonstances inconnues, alors qu'il voyageait en Égypte. Comme il n'a jamais révélé comment ni où il entra en possession du parchemin, sa provenance est perdue ; personne ne sait où il fut trouvé ni dans quel contexte il fut découvert à l'origine.
Il fut acheté ou acquis illégalement vers 1839 par le célèbre égyptologue Karl Lepsius qui put le lire en partie, mais aucun progrès réel ne fut réalisé dans la compréhension du contenu du papyrus jusqu'à sa traduction en allemand par Adolf Erman en 1890. La traduction d'Erman, qui qualifie les histoires de "contes de fées", donna le ton aux traductions ultérieures qui mentionnent assez systématiquement le magicien ou la "merveille" dans leurs titres.
Le rouleau contenait à l'origine cinq histoires, mais la première a été perdue, à l'exception des dernières lignes. Il était écrit dans l'écriture hiératique du moyen égyptien classique et le papyrus date de la période Hyksôs (Lichtheim, 215). Comme il existe des traces d'un texte antérieur qui a été effacé, le rouleau est désigné en tant que palimpseste, une œuvre écrite sur des pages manuscrites qui en contenaient une autre. Comme les rouleaux de papyrus étaient des supports d'écriture coûteux, il était courant de gratter un ancien document et de réutiliser le papyrus pour une nouvelle œuvre.
Le contexte
Dans ce cas, à un moment donné, soit à la fin de l'Empire médian (2040-1782 avant J.-C.), soit à la deuxième période intermédiaire, un scribe effaça une œuvre antérieure du rouleau pour écrire une histoire se déroulant dans l'Ancien Empire. Le contexte de l'œuvre rend sa datation problématique car, bien que le papyrus lui-même date de la deuxième période intermédiaire, les histoires elles-mêmes auraient plus de sens si elles avaient été écrites au Moyen Empire.
Le Moyen Empire succéda à la Première Période Intermédiaire (2181-2040 avant J.-C.) qui avait connu un gouvernement central faible après l'effondrement de l'Ancien Empire. La littérature du Moyen Empire, qui compte parmi les meilleures d'Égypte, fait constamment référence au "bon vieux temps" de l'Ancien Empire et utilise souvent des procédés, comme dans Les Prophéties de Néferti, qui consistent à situer un récit dans la période de l'Ancien Empire où quelqu'un fait une "prophétie" concernant des événements futurs. Les célèbres Lamentations d'Ipouer sont une autre œuvre littéraire du Moyen Empire qui va dans le même sens et qui déplore l'horrible état de l'existence dans une Égypte où la stabilité de l'Ancien Empire a été perdue et où le chaos règne sur le pays.
Au cours de la Seconde Période Intermédiaire, le gouvernement égyptien n'était constitué que de la ville de Thèbes, qui régnait sur une partie du pays. La région du Delta et une partie de la Basse-Égypte étaient sous le contrôle des Hyksôs étrangers et la partie sud de la Haute-Égypte était sous le contrôle des Nubiens. Un ouvrage comme le papyrus Westcar correspond davantage à la littérature du Moyen Empire qu'à celle du Second Empire intermédiaire ou du Nouvel Empire (vers 1570-1069 avant notre ère). L'égyptologue William Kelly Simpson affirme que l'œuvre "semble appartenir à la 12e dynastie" (13). Cela la situerait, à juste titre, dans la plus grande dynastie du Moyen Empire. L'égyptologue Verena Lepper situe également l'œuvre dans le Moyen Empire, mais la date de la 13e dynastie.
Pourtant, le papyrus est systématiquement daté de "la période Hyksôs", selon l'évaluation de l'érudite Miriam Lichtheim, qui le place dans la deuxième période intermédiaire, mais on ne sait pas à quel moment exactement. Il est possible que l'œuvre ait été écrite pendant la transition entre la deuxième période intermédiaire et le Nouvel Empire, lorsque Ahmôsis Ier (vers 1570-1544 avant J.-C.) chassa les Hyksôs d'Égypte. Cela serait logique dans la mesure où une série de récits autour du légendaire Khéops et de ses fils de l'Ancien Empire, se terminant par une prophétie de grands rois à venir, s'inscrirait dans la tendance nationaliste de la littérature du Nouvel Empire.
Les histoires
Histoire n° 1
Il manque la première histoire, à l'exception de la fin (qui apparaît également dans les deux suivantes) où Khéops fait l'éloge du conte en ordonnant que des sacrifices soient faits aux rois qui y figurent et à ceux qui ont accompli les miracles. La conclusion mentionne le roi Djéser (vers 2670 avant notre ère) et portait très probablement sur son brillant architecte et vizir polymathe Imhotep (vers 2667-2600 avant notre ère).
Histoire n°2
La deuxième histoire concerne Nebka, un mystérieux souverain qui serait de la 3e dynastie, et son séjour dans la maison d'un prêtre. La femme du prêtre avait une liaison avec un jeune de l'entourage de Nebka, ce qui fut découvert par le prêtre. Il créa alors un crocodile en cire qu'il donna au gardien pour qu'il le laisse tomber dans le lac où le jeune se baignait. Lorsque cela se produisit, le crocodile s'anima et entraîna le jeune homme au fond. Le prêtre amena Nebka au lac pour qu'il voie le prodige, il appelle le crocodile et le retransforme en statue de cire. Puis il raconte à Nebka ce qui s'était passé et le roi condamna le jeune homme et sa femme. Le crocodile de cire redevint un vrai crocodile et se saisit du jeune homme tandis que la femme adultère fut brûlée à mort.
Histoire n° 3
Dans la troisième histoire, le roi Snéfrou s'ennuie et est déprimé. Son prêtre en chef lui suggère de faire une promenade en bateau avec les plus belles femmes de son harem. Ils sortent tous sur le lac et Snéfrou s'amuse quand l'une des femmes perd un bijou vert en forme de poisson dans ses cheveux et arrête de ramer. Elle refuse l'offre de Snéfrou de le remplacer. Il demande alors au grand prêtre, qui se trouve également sur le bateau, de faire quelque chose. Le prêtre sépare les eaux du lac, récupère le bijou, puis referme les eaux. Snéfrou est content, les femmes continuent à ramer et le prêtre est récompensé pour un prodige que l'auteur de l'Exode empruntera plus tard pour son propre travail.
Histoire n° 4
La quatrième histoire rompt le schéma lorsque Hordjédef, le fils de Khéops, se plaint que toutes les histoires jusqu'à présent ont porté sur le passé, alors que des miracles peuvent se produire dans le présent. Il raconte au roi l'histoire d'un homme capable de faire de la grande magie - comme recoller une tête une fois qu'elle a été coupée - et qui connaît de nombreuses choses secrètes, et Khéops l'envoie amener cet homme à la cour. Hordjédef récupère le sage, Djédi, et lorsqu'ils entrent dans le palais, Khéops ordonne qu'un prisonnier soit amené et décapité, mais Djédi l'en empêche en disant qu'il ne peut pas exercer cette magie sur un être humain car c'est contre la volonté des dieux. Il démontre cependant avec succès ses pouvoirs sur une oie, un oiseau d'eau et un bœuf. On pose ensuite à Djédi une question sur les sanctuaires de Thot et il répond qu'il n'est pas en son pouvoir de livrer les secrets car ils doivent venir du fils aîné de Reddjédet, une femme qui donnera naissance aux rois de la prochaine dynastie.
Histoire n°5
Le cinquième conte reprend les dernières lignes de Djédi avec Reddjédet qui endure un accouchement difficile. Le dieu Râ (Rê) envoie Isis, Nephthys, Meskhenet, Héqet et Khnoum pour l'aider. Ils arrivent à la maison déguisés en musiciens et en danseurs et trouvent le mari de Reddjédet, Rewosre, contrarié par le travail. Il accepte leur offre d'aide et Isis, Nephtys et Héqet mettent au monde les trois enfants. Ce seront les trois premiers rois de la 5e dynastie : Ouserkaf, Sahouré et Kakaï. Rewosre est reconnaissant et donne aux divinités déguisées un sac de céréales pour brasser de la bière et elles partent. Isis se souvient alors qu'ils n'ont rien donné de miraculeux aux enfants ou à leurs parents et les dieux créent donc trois couronnes royales, les mettent dans le sac et retournent à la maison. Ils invoquent un orage comme excuse et demandent s'ils peuvent laisser le sac de grain pour qu'il ne soit pas mouillé.
Le sac est alors enfermé dans une pièce et les dieux poursuivent leur chemin. Deux semaines plus tard, une fois que Reddjédet a récupéré, ils préparent une fête et sa servante lui dit qu'ils n'ont pas de grain pour brasser la bière, à l'exception du sac que Rewosre a donné aux musiciens. Reddjédet dit de l'utiliser et Rewosre le remplacera avant leur retour. Lorsque la servante entre dans la pièce, elle entend de la musique et une fête et, effrayée, court le dire à Reddjédet. Reddjédet se rend dans la pièce et réalise que les sons proviennent du sac et voit les trois couronnes royales. Elle est ravie que ses fils soient rois, mais elle a peur que Khéops ne le découvre et enferme le sac dans un coffre. Quelques jours plus tard, elle se dispute avec la servante qui la menace d'aller révéler le secret à Khéops, mais, en chemin, elle s'arrête pour raconter à son frère ce qui s'est passé. Son frère est furieux qu'elle ait menacé la maîtresse de maison de cette façon et la bat à coups de fouet. La servante court à la rivière pour boire de l'eau et est mangée par un crocodile.
L'histoire, et le manuscrit, se terminent avec le frère qui se rend à la maison pour dire à Reddjédet ce qui s'est passé. Il la trouve bouleversée et lui demande ce qui ne va pas. Reddjédet lui raconte que la servante s'est enfuie pour aller le dire à Khéops et qu'elle est inquiète de ce qui va se passer. Le frère lui dit de ne pas s'inquiéter car son secret est bien gardé ; sa sœur vient d'être mangée par un crocodile.
Le manuscrit semble s'interrompre à ce stade, mais Miriam Lichtheim, parmi d'autres spécialistes, affirme que la scène du frère réconfortant Reddjédet est la conclusion de la pièce. L'égyptologue Verena Lepper est d'accord avec elle et note qu'il y a suffisamment d'espace sur le papyrus pour une conclusion plus longue, si elle avait été prévue.
Signification
Le papyrus Westcar est considéré comme l'une des pièces les plus importantes de la littérature égyptienne car il illustre les types de contes les plus populaires. Il existe de nombreux exemples de contes didactiques qui enseignent une leçon tout en restant très divertissants, mais les histoires du Papyrus Westcar visent avant tout à divertir. L'égyptologue Rosalie David écrit:
Contrairement à d'autres contes destinés à éduquer et informer les classes supérieures et moyennes, le style et le langage de ce texte indiquent qu'il aurait appartenu à la tradition populaire égyptienne, transmise oralement par des conteurs publics voyageant de ville en ville. (212)
Pourtant, comme le fait remarquer David, les histoires avaient des "objectifs de propagande politique et religieuse" en soulignant l'intervention divine dans les naissances des trois premiers rois de la 5e dynastie et en montrant Khéops et ses fils comme des "gens ordinaires" engagés dans une soirée de contes.
Pour un lecteur moderne, il peut sembler étrange que le scribe ait situé l'histoire si loin dans le passé ; en effet, quel objectif pourrait-on atteindre en rappelant au peuple le droit divin de rois morts depuis longtemps ? Cependant, la prophétie de Djédi concernant les rois, puis l'histoire de leur naissance avec l'aide des trois déesses, auraient fait comprendre au peuple l'intérêt que le divin portait aux affaires terrestres et l'importance de monarques approuvés par les dieux.
La 5e dynastie eut ses propres problèmes, après tout, avec les coûts engagés par les monarques de la 4e dynastie pour construire leurs immenses monuments à Gizeh, exempter les prêtres de l'impôt, et payer le clergé pour l'entretien continu et les rituels nécessaires pour honorer les âmes des morts. Une période ultérieure, confrontée à ses propres problèmes, aurait pu se réconforter en sachant que les peuples précédents avaient lutté et vaincu et qu'ils le feraient aussi. Que le papyrus Westcar ait été écrit à un moment fort ou faible de du Moyen Empire ou plus tard, à l'époque incertaine de la Seconde Période Intermédiaire, il s'agissait d'un concept important et réconfortant pour ceux qui constituaient le public d'origine.