Dans la mythologie scandinave, Loki est fréquemment qualifié de dieu 'trompeur' dans la mesure où il lui arrive souvent de jouer des tours pendables aux autres dieux, ainsi qu'à leurs ennemis. Frère juré d'Odin, c'est souvent lui qui sort les autres dieux de situations apparemment sans issues. Malgré cela, le nom de Loki revêt également une connotation sinistre en raison de sa tendance naturelle à la déloyauté, qui paraît particulièrement évidente au vu de son rôle dans la mort du dieu Baldr, qui déclenchera le Ragnarök ('la destination finale des dieux'), la fin du monde. Bien qu'il n'ait jamais fait l'objet d'un culte particulier et n'ayant pas davantage de fonction bien définie dans les croyances de l'âge des Vikings, Loki est l'un des trois seuls dieux à jouer un rôle proéminent dans plusieurs récits différents (les deux autres étant Odin et Thor), ce qui lui confère indéniablement une place unique au sein du panthéon scandinave.
Les sources
L'Edda en prose de Snorri Sturluson (c. 1220) étant notre principale référence en matière d'information sur la mythologie scandinave), c'est de cette source que nous provient la plupart des informations que nous détenons sur Loki. Il faut toutefois comprendre qu'elles sont vues au travers du prisme d'un auteur passionné de mythologie islandais ayant vécu au XIIIe siècle, soit une époque où le christianisme s'était déjà solidement implanté dans l'île. Loki apparaît également dans quelques très anciens poèmes skaldiques (poésie pré-chrétienne de l'âge des Vikings, principalement écoutée à la cour par les rois et leur suite) composés entre la fin du IXe et le début du XIe siècle, ainsi que dans les poèmes Lokasenna et Þrymskviða de l'Edda poétique (c. 1270, mais contenant des éléments datant probablement d'avant le Xe siècle, soit l'âge des Vikings proprement dit). Cependant, il brille par son absence dans certains des plus anciens poèmes de cette œuvre, le Vafþrúðnismál et le Grímnismál. En outre, l'absence tout aussi surprenante de Loki dans le Gesta Danorum ('la geste des Danois', composé au début du XIIIe siècle) de Saxo Grammaticus, un ouvrage danois qui par ailleurs aborde en détail la mythologie scandinave, pourrait indiquer que Loki était davantage un personnage régional qu'un être omniprésent dans l'ensemble du monde germanique. En effet, les sources mentionnant Loki sont limitées aux régions germaniques du nord et Loki n'a pas de parallèle direct dans la mythologie germanique au sens large (alors que beaucoup d'autres dieux nordiques en ont un).
Loki n'ayant jamais fait l'objet d'un culte, il n'apparaît sur aucun document archéologique officiel. Le peu que nous savons de lui repose donc essentiellement sur des suppositions en ce qui concerne l'identité de personnages représentés sur diverses pierres ou vestiges. Sa représentation la plus convaincante est celle de la pierre de Snaptun, sculptée vers l'an 1000, qui révèle un visage aux lèvres cousues, ce qui pourrait renvoyer à une histoire de l'Edda en prose dans laquelle les lèvres de Loki sont cousues. Bien que cette pierre ait été découverte et exposée au Danemark, elle est originaire de Norvège ou de l'ouest de la Suède.
Liens familiaux et traits de caractère
En ce qui concerne sa famille, l'Edda en prose de Snorri présente Loki comme le fils du géant Fárbauti et d'une mère nommée Laufey ou Nál. Il avait pour frères Býleistr et Helblindi, et eut de sa femme Sigyn un fils nommé Nari ou Narfi. Pas satisfait pour autant, Loki fit trois autres enfants (à l'aspect plutôt inhabituel) à la géante Angrboda : le loup Fenrir, le serpent de Midgard qui enserre le monde de ses anneaux, et Hel, la déesse des enfers (qui, contrairement aux deux premiers, est probablement un ajout chrétien tardif plutôt qu'un élément original de la mythologie de l'âge viking). Il existe même un récit étrange dans lequel Loki se transforme en jument et donne naissance au cheval à huit pattes Sleipnir, dont le père n'est autre que l'étalon géant Svaðilfari.
De fait, les changements d'apparence de Loki sont l'un des thèmes les plus récurrents des récits où il apparaît. En effet, selon diverses sources, il se serait tour à tour transformé en faucon, en mouche et en puce, ainsi qu'en des créatures aquatiques, comme un saumon ou un phoque. Il aurait même changé de sexe pour devenir une jeune fille, une vieille sorcière et la jument mentionnée précédemment. Loki est aussi fréquemment associé à l'air, au vent et au vol. On dit de lui qu'il était impulsif, qu'il avait la parole vive mais souvent blessante et possédait une sorte de sagesse rusée et calculatrice. Snorri le décrit comme : 'beau et avenant, l'esprit mal tourné, très inconstant dans ses habitudes'. (Gylfaginning, 33).
La brute - Loki, l'ennemi des dieux
L'exécrable réputation de Loki est essentiellement liée à son rôle dans la mort de Baldr, le dieu chéri de tous. En effet, après que la déesse Frigg, mère de Baldr, ait rendu son fils invulnérable en faisant jurer à tous les éléments, à l'exception du gui inoffensif, de ne pas lui faire de mal, les dieux s'amusent à tirer des flèches sur Baldr. Alors que les projectiles rebondissent sur lui à qui mieux mieux sans lui causer le moindre mal, Loki ne peut s'empêcher de pousser la plaisanterie jusqu'à son degré le plus extrême en offrant au dieu aveugle Hodr - le frère de Baldr - une flèche faite de gui, avec laquelle il va involontairement tuer son frère.
Dans l'Edda en prose, le dieu Hermodr entreprend en désespoir de cause un voyage aux Enfers pour demander à sa souveraine, Hel, de laisser Baldr revenir. Il est cependant contrecarré dans son projet par Loki, qui veille personnellement à ce que les conditions exigées par Hel avant de lui accorder son souhait ne soient pas réunies. Loki est ensuite capturé par les autres dieux et ligoté à un rocher au-dessus duquel est suspendu un serpent dont le venin lui coule sur le visage, mais sa femme Sigyn réussit à en recueillir la plus grande partie dans un bol. Ce n'est que lorsqu'elle part pour le vider que le poison lui pique le visage, le faisant se tordre de douleur au point de provoquer des tremblements de terre.
La mort de Baldr et la trahison qui en fut la cause rompent à tout jamais la bonne entente entre les dieux et forment les prémices de l'avènement du Ragnarök, au cours duquel les dieux combattent les armées d'invasion des enfers et où le monde est finalement englouti et détruit par le feu. Loki est alors l'ennemi des dieux, il se bat même au sein des hordes infernales et va jusqu'à diriger l'une des armées de géants dans la bataille. D'un côté, le rôle de Loki dans ces événements peut être interprété comme celui d'un élément déclencheur qui entraîne une suite d'évènements dont l'enchaînement finira par provoquer la fin du monde. Mais d'un autre côté, comme l'écrit Preben Meulengracht Sørensen, la mort de Baldr est
...l'expression fondamentale de l'idée d'effondrement de l'ordre divin. Les dieux n'ont pas pu empêcher la mort de Baldr, parce que leur propre entourage avait été corrompu par un élément de trahison et de destruction en la personne de Loki... (208).
Le truand - Loki, la langue de vipère
Le poème Lokasenna ('Les invectives de Loki') de l'Edda poétique dissipe tout doute au sujet de la langue de Loki. Alors que tous les dieux boivent dans la demeure du géant Ægir, Loki, après avoir tué un serviteur mais avoir été autorisé à revenir dans la salle parce qu'il est le frère de sang d'Odin, se lance dans une diatribe injurieuse au cours de laquelle il calomnie et accuse une grande partie de l'assistance. De toute évidence, Loki aime à provoquer son entourage, quitte à déclencher des événements importants, comme le montre le poème Þórsdrápa (rédigé en Islande à la fin du Xe siècle). Ce poème met clairement en évidence le côté manipulateur de Loki ; il raconte comment Loki pousse Thor à affronter le géant Geirrǫðr - ce qui finit heureusement par libérer la force de Thor et se termine bien pour lui (et moins bien pour le géant).
En dehors de son personnage de traître malveillant, le dénominateur commun à de nombreux autres mythes mettant Loki en scène sont certes ses mauvaises actions, mais dont les résultats ne sont pas extrêmement néfastes, ainsi que sa volonté de contribuer à résoudre les problèmes qu'il a créés. Un bon exemple est qu'il '...a une fois coupé tous les cheveux de Sif par pure méchanceté...' mais a ensuite demandé aux elfes noirs de donner à Sif une chevelure d'or avant que Thor ne puisse lui briser tous les os du corps (Skáldskaparmál, 33). De plus, afin de compenser sa mauvaise action, il se mesure à un nain dans le but de faire fabriquer des armes et des bijoux pour Odin, Freyr et Thor, mais il perd et le nain lui coud les lèvres, pour souligner le fait qu'il ne pouvait pas s'empêcher de dire des méchancetés.
Le bon ? - Loki, le héros
Malgré l'historique chargé de Loki, il n'est pas complètement faux de dire qu'il y a beaucoup de bon en lui. Par exemple, il lui arrive d'utiliser ses talents de mystification pour sortir les dieux de situations épineuses, comme dans la saga du maître-bâtisseur. La légende raconte qu'après la destruction d'Asgard, un géant offrit ses services pour reconstruire la cité, mais en contrepartie, il exigeait entre autres qu'on lui accorde la main de la déesse Freyja. L'artificieux Loki concocta alors une ruse pour retarder les travaux du géant et ainsi lui faire rater son échéance. Comprenant qu'il avait été berné, ce dernier explosa de colère et s'en prit directement aux dieux, mais Thor le pourfendit et Freyja put ainsi conserver sa liberté. (Gylfaginning, 42).
En outre, dans la saga de Skadi, fille du géant Thjazi, que nous rapporte le conte Haustlǫng du IXe siècle, qui figure également dans l'œuvre de Snorri, c'est bien Loki le héros. En effet, après avoir occis Thjazi, les Ases (la plus importante famille de dieux) se rendent compte de la fureur de sa fille Skadi, désormais prête à tout pour venger la mort de son père. Ils décident alors de lui offrir une compensation de son choix. Elle décide de prendre pour époux l'un des Ases, Njordr, et exige également que les dieux la fassent rire (pensant que c'était impossible étant donné son chagrin). Le Skáldskaparmál raconte ce qu'il advint :
C'est ainsi que Loki fit ceci : il attacha une corde à la barbe d'un bouc, l'autre extrémité autour de ses propres parties génitales, et chacun tira à son tour, faisant hurler l'autre à chaque fois ; puis, épuisé, Loki se laissa tomber sur les genoux de Skadi, ce qui la fit rire. C'est ainsi que fut scellée sa réconciliation avec les Ases. (1).
En fait, il n'est pas rare que Loki soit décrit comme un ami des dieux dans certains des premiers poèmes où il apparaît, comme les Ynglingatal, Haustlǫng, Húsdrápa et Þórsdrápa de la fin du IXe jusqu'au début du XIe. Ses facéties salvatrices semblent également provenir de sources relativement anciennes. Ce n'est du reste qu'à partir des sources plus tardives, comme celle de Snorri, dans laquelle la mort de Baldr occupe une position centrale, qu'il commence à être décrit comme un personnage de plus en plus maléfique. À l'origine, Loki était sans doute un héros traditionnel, jouant des rôles essentiels dans les sagas, et pas uniquement de manière négative, mais aussi d'une façon qui mettait en avant le côté utile de son penchant pour la mystification.
La question de savoir comment replacer toutes les pièces du puzzle d'une manière qui rende justice au Loki de la mythologie de l'âge viking s'avère encore aujourd'hui une tâche dont la complexité pourrait nécessiter l'expertise en la matière de Loki lui-même. Pour William Sayers, il ne serait pas déplacé de considérer Loki comme un intervenant créatif qui débloque des situations inextricables grâce à ses paroles et ses actions énergiques, tandis qu'un autre aspect de son caractère s'articule autour de son rôle 'd'imprécateur', portant des accusations et passant des jugements sur autrui. Sa férocité pourrait être due au fait que bien qu'identifié en tant que membre de la famille divine de par sa relation avec son frère juré Odin, il n'en reste pas moins un étranger (ses parents étaient probablement des géants). (Sayers, article 2). En tout état de cause, étant donné la multitude d'aspects de la personnalité de Loki qui transparaît dans toutes les légendes qui lui sont consacrées, nous n'avons sans doute pas d'autre choix que d'accepter le fait que c'est encore sa nature indéfinissable qui le définit le mieux.