Le royaume Gauda naquit à la fin du VIe siècle dans l'est de l'Inde, à la suite de la désintégration politique de l'empire Gupta (IIIe-VIe siècle de notre ère). Ses principales régions étaient situées dans ce qui est aujourd'hui l'État du Bengale en Inde et dans les parties septentrionales du Bangladesh, avec la capitale à Karnasuvarna (près de l'actuelle ville de Murshidabad). Pendant une brève période, sous le règne du roi Shashanka (vers la fin du VIe siècle- 637), il devint un puissant royaume rivalisant avec d'autres puissances régionales pour la suprématie politique en Inde. Mais son essor s'accompagna rapidement d'une chute, et il est entré dans l'histoire en tant que royaume de base pour les futurs empires, notamment sous les Palas (VIIIe-XIIe siècle).
Prélude: l'empire Gupta au Bengale
L'empereur gupta Samudragupta (335/350 - 370/380 de notre ère) fit de vastes conquêtes au point d'être surnommé le "Napoléon indien" par les historiens. Il obtint la suzeraineté sur de nombreuses régions de l'Inde. Les conquêtes de Samudragupta incluaient le Bengale, et seul le royaume de Samatata, dans l'est du Bengale, fut épargné car il devint un État tributaire "reconnaissant la suzeraineté de l'empereur Gupta, mais jouissant d'une totale autonomie en matière d'administration interne" (Majumdar, 47). Cependant, au fil du temps, il fut progressivement incorporé à l'empire Gupta.
Selon les documents épigraphiques, le nord du Bengale, sous le règne de l'empereur Kumaragupta Ier (414-455 de notre ère), formait une division administrative importante de l'empire Gupta, Pundravardhana-bhukti (bhukti signifiant province). Un gouverneur nommé par l'empereur était en charge, qui à son tour nommait des officiers dans les différents districts. Parfois, même les officiers de district étaient nommés directement par l'empereur.
La chute des Guptas et la montée en puissance du royaume Gauda
Le nord du Bengale continua à faire partie intégrante de l'empire Gupta jusqu'à la fin du Ve siècle de notre ère. La chute de l'empire Gupta et l'absence de tout autre empire à sa place entraînèrent la désintégration politique de l'Inde du Nord et la montée d'un certain nombre de puissances indépendantes:
- les Pushyabhutis (également appelés dynastie des Vardhana par certains historiens) de Sthanvishvara (Thanesvara ou Thanesar, dans l'actuel État de l'Haryana)
- les Maukharis de Kosala/Kanyakubja (État actuel de l'Uttar Pradesh)
- les derniers Guptas du Magadha et du Malwa (États actuels du Bihar et du Madhya Pradesh).
Au Bengale, deux puissants royaumes indépendants, le Vanga et le Gauda, furent créés au VIe siècle. Le royaume Gauda comprenait le nord et la majeure partie de l'ouest du Bengale. L'emprise impériale des Gupta y était plus forte qu'à Vanga et les derniers Gupta continuèrent donc à maintenir leur prééminence jusqu'à la fin du VIe siècle. Les Gauda, sous les rois des derniers Gupta, étaient en guerre contre les Maukhari, une lutte qui avait commencé au milieu du VIe siècle afin de conquérir Magadha (l'actuel Bihar). Les inscriptions maukhari du milieu du VIe siècle font référence aux "activités guerrières des Gauda vivant au bord de la mer" (Tripathi, 354) et à leur défaite face aux Maukhari, qui les poussa à s'éloigner de la côte. L'Aryamanjushrimulakalpa, un texte bouddhiste écrit après le VIe siècle, contient un chapitre sur l'histoire de l'Inde, et plus particulièrement sur l'histoire de Gauda et de Magadha.
Le roi Shashanka
Au VIIe siècle, le royaume Gauda devint indépendant de la domination des Gupta. Le seul souverain connu du royaume Gauda est Shashanka ou Shashankadeva. Les informations sur le roi Shashanka proviennent de ses pièces de monnaie, de ses inscriptions et de la Harshacharita, la biographie de l'empereur Pushyabhuti Harshavardhana ou Harsha (606-647), écrite par le poète de sa cour Banabhatta ou Bana (vers le VIIe siècle).
En ce qui concerne les débuts de la vie de Shashanka et les circonstances dans lesquelles il occupa le trône de Gauda, nous ne possédons aucune information précise (Majumdar, 59). L'inscription sur le sceau trouvé au fort de Rohtas (aujourd'hui Rohtas, État du Bihar) montre que Shashanka y régnait en tant que mahasamanta (feudataire de haut rang) "apparemment sous l'autorité du roi Gauda qui régnait alors depuis Karnasuvarna" (Sircar, 20), qui était probablement le dernier roi Gupta, Mahasenagupta. Shashanka le renversa à la fin du VIe siècle et devint le premier roi Gauda indépendant. Les derniers Gupta continuèrent cependant à régner à partir de Malwa et d'autres régions restantes.
Les conditions politiques du nord et de l'est de l'Inde à l'époque faisaient que tout souverain de valeur devait d'abord renforcer sa position. Shashanka s'en rendit compte et s'allia au fils de Mahasenagupta, Devagupta (vers le VIe siècle - début du VIIe siècle), malgré son hostilité à l'égard de son ancien suzerain. La puissance croissante des Maukhari, en particulier après leur alliance avec les Pushyabhuti, et la menace qu'ils représentaient pour les derniers Gupta obligèrent Devagupta à accepter l'alliance avec Gauda. Ensemble, ils marchèrent contre Kanyakubja (l'actuelle ville de Kannauj, dans l'État de l'Uttar Pradesh) et attaquèrent et tuèrent le roi maukhari Grahavarman (vers le VIe siècle-début du VIIe siècle).
Banabhatta, dans son Harshacharita, mentionne le rôle de Shashanka qui sema le désordre dans la vie de son protecteur Harsha. Harsha avait été précédé par son frère aîné Rajyavardhana, qui avait accédé au trône en 605. Leur sœur Rajyashri était mariée à Grahavarman. Après l'avoir tué, Devagupta occupa Kanyakubja et emprisonna Rajyashri. Rajyavardhana marcha avec son armée pour le vaincre et délivrer sa sœur. Il atteignit Kanyakubja et battit l'armée malwa en route, tuant peut-être Devagupta. Shashanka, allié du roi Malwa, lui vint en aide et "selon l'histoire donnée dans le Harshacharita, Rajyavardhana fut tué par Shashanka grâce à un stratagème" (Singh, 562). Bana écrit:
[Le prince Harsha] apprit que son frère, bien qu'il ait mis en déroute l'armée malwa avec une facilité ridicule, avait été mis en confiance par de fausses civilités de la part du roi de Gauda, puis, sans armes, confiant et seul, fut renvoyé dans ses propres quartiers. (Banabhatta, 209)
Shashanka continua à occuper Kanyakubja. Selon Bana, incapable d'accepter cet acte de meurtre, Harsha s'en prit au personnage de Shashanka:
Hormis le roi Gauda", s'écria-t-il, "quel homme pourrait, par un tel meurtre, abhorré par le monde entier, abaisser une si grande âme... au moment même où... il avait mis son épée de côté? ... Quel sera son sort? ... Dans quel enfer tombera-t-il? Ma langue semble souillée d'un soupçon de péché alors que je porte sur mes lèvres le nom même de ce mécréant... En éclairant ce mauvais chemin, le plus vil des Gaudas n'a récolté qu'une honte infâme". (Banabhatta, 210-11)
Il se demande "quel sera le sort de ce malheureux?". (Banabhatta, 211), Harsha jura de se venger de Shashanka et déclara la guerre. Il marcha avec son armée et conclut un traité avec le roi Bhaskaravarman (600-650 CE) de Kamarupa (l'actuel État d'Assam). La Harshacharita, inachevée, ne dit rien de ce qui s'est passé par la suite. "En effet, le poète de la cour ne nous informe même pas de la manière dont son patron a procédé contre le roi Gauda, qui était l'objet immédiat de sa colère" (Tripathi, 296). Il semble qu'à ce moment-là, Shashanka, craignant la puissance combinée de Harsha et de Bhaskaravarman et sa propre position de faiblesse, en particulier après la déroute de l'armée alliée de Malwa, se soit retiré de la compétition. Harsha réussit à sauver sa sœur et à occuper Kanyakubja. Avantivarman, le frère cadet de Grahavarman, monta sur le trône et, après sa mort, Harsha devint le roi du royaume de Maukhari.
Le fait qu'un membre de la famille des derniers Gupta ait été "placé par la suite par Harshavardhana à Magadha comme son feudataire ou vice-roi, afin qu'il puisse être un rempart contre les agressions de Shashanka" (Tripathi, 287) prouve que Shashanka restait une menace pour Harsha. Shashanka continua à régner pendant une longue période (près de 32 ans) après sa retraite de Kanyakubja. Finalement, Harsha "vainquit Shashanka et étendit son contrôle sur certaines parties de Kongoda en Orissa" (Singh, 562). Cependant, le contrôle direct de tous les territoires Gauda ne fut obtenu qu'après la mort de Shashanka en 637.
La Harshacharita est la seule source historique qui décrit presque Shashanka en tant que personne. Toutefois, il convient de noter que Bana, pour des raisons évidentes, avait ses propres préjugés et dépeignit donc Shashanka comme un méchant ayant commis un crime odieux et méritant un châtiment approprié. De nombreux historiens doutent donc de l'authenticité du récit de Bana, affirmant que la mort de Rajyavardhana n'était pas le résultat d'un acte criminel et que Shashanka, en grand roi qu'il était, ne pouvait pas s'abaisser à un tel niveau. Cependant, compte tenu de la façon dont la guerre était menée dans l'Inde ancienne et dont les rivalités politiques étaient gérées, il n'est pas tout à fait improbable que de tels incidents se soient produits.
L'intrigue et le meurtre d'ennemis faisaient partie intégrante du tissu politico-militaire. Dans l'Inde ancienne, les meurtres et assassinats de rois par leurs rivaux n'étaient pas inconnus et étaient même recommandés comme pratique courante par des penseurs stratégiques tels que Kautilya (vers le 4e siècle av. J.-C.). Dans son Arthashastra, Kautilya écrit que, face à un conquérant, un roi conquis peut, après "être entré dans le palais, tuer son ennemi pendant son sommeil" (Shamasastry, 561). Shashanka n'aurait donc peut-être pas jugé imprudent de tuer le roi ennemi Rajyavardhana qui avait vaincu son ami Devagupta. Cela pourrait être particulièrement vrai à un moment où l'armée malwa ayant déjà perdu, le roi gauda n'était pas en mesure d'affronter militairement son adversaire.
Shashanka apparaît donc comme un monarque belliqueux, qui conclut des traités et se fit des alliés afin d'améliorer sa position dans la période post-Gupta caractérisée par l'instabilité politique. Il poursuivit la guerre contre les Maukhari et, pour ce faire, se lia d'amitié avec leurs ennemis, les Gupta postérieurs. Il comprit le danger que représentait la montée en puissance des Pushyabhuti et chercha à s'imposer face à eux, en particulier lorsque les Pushyabhuti formèrent leur propre alliance avec ses ennemis de toujours, les Maukhari et le roi Kamarupa. Il vint en aide à ses alliés par l'intermédiaire de son armée et par les moyens très répandus de l'intrigue. Il continua à détenir le pouvoir même face à un adversaire puissant et déterminé comme Harsha. Il désirait des terres et choisit de conquérir et d'occuper des territoires chaque fois qu'il le pouvait. En tout cela, il n'était pas différent des autres rois de son époque.
Étendue du royaume
Le moine-savant bouddhiste chinois Hiuen Tsang ou Xuanzang (602-664), qui visita l'Inde au VIIe siècle, affirme dans son ouvrage Si-yu-ki que Shashanka, ou She-sang-kia, était le roi de Karnasuvarna, "Karnasuvarna ayant été la capitale du royaume Gauda à l'époque en question" (Sircar, 4).
Le royaume de Shashanka englobait de nombreux territoires, dont Magadha et Ganjam, dans l'actuel État d'Odisha. On ne sait pas si c'est lui ou ses prédécesseurs qui ajoutèrent ces nouvelles terres à leur domination, mais il semble plus probable que ce soit Shashanka en personne qui ait mené ces conquêtes; cependant, "les détails de cette campagne ou d'autres campagnes que Shashanka a dû mener dans le sud nous sont inconnus" (Majumdar, 60). Ses inscriptions datées de 619/20 le décrivent comme Maharajadhiraja (sanskrit : "Seigneur des grands rois") régnant sur la terre entourée des quatre océans, ainsi que sur les îles, les montagnes et les villes. Ce titre était moins prestigieux que les titres impériaux des Gupta, mais il dénotait beaucoup plus de pouvoir et d'autorité que le simple maharaja (sanskrit: "Grand roi") des rois Vanga.
Gouvernement et religion
En termes d'administration, le style Gupta fut maintenu dans l'ensemble. Il était plus facile de poursuivre un système en vigueur avec lequel le peuple et les fonctionnaires étaient familiers que d'instituer quelque chose d'entièrement nouveau, surtout lorsqu'un souverain comme Shashanka devait consacrer une bonne partie de son énergie à maintenir sa position politique face à de puissants adversaires. Les divisions administratives telles que les bhuktis et les divisions inférieures furent maintenues en l'état. Comme sous le règne des Gupta, les officiers de district étaient également nommés, parfois directement par le roi qui avait désormais remplacé l'autorité de l'empereur Gupta. Le roi donnait des ordres à un grand nombre de fonctionnaires dans le style gupta.
Shashanka défendit activement l'hindouisme, même au détriment des autres religions. Les pièces de monnaie de Shashanka montrent clairement ses préférences: le dieu hindou Shiva est représenté avec son taureau d'un côté, tandis que la déesse hindoue de la prospérité Lakshmi est représentée de l'autre. Les pièces d'or de Shashanka et de ses successeurs sont inférieures, en termes de style et d'exécution, aux pièces des Gupta dont elles s'inspirent. Les conditions constantes d'anarchie et de guerre, en particulier sous les successeurs de Shashanka, conduisirent à une situation où peu d'or pouvait être épargné pour le monnayage et où la teneur en métal des pièces fut donc dépréciée.
On ne sait pas grand-chose de l'organisation militaire de l'époque de Shashanka. Cependant, comme le style impérial des Gupta prévalait encore à cette époque, il est très probable que le système militaire n'avait pas beaucoup changé non plus. Les soldats portaient les cheveux lâchés ou attachés avec un filet ou des calottes et de simples turbans, avec des tuniques, des ceintures croisées sur le torse nu ou une blouse courte et ajustée. Les élites qui commandaient l'armée ou d'autres fonctionnaires portaient des armures (surtout en métal). Les boucliers, rectangulaires ou courbes, étaient souvent fabriqués en peau de rhinocéros et ornés de motifs à carreaux. On utilisait des épées courbes, des arcs et des flèches, des javelots, des lances, des haches, des piques, des gourdins et des masses. Les éléphants, la cavalerie et l'infanterie constituaient les trois armes de l'armée. Les Gauda étant un peuple de marins, il est tout à fait possible qu'une sorte de marine ait existé.
Le royaume Gauda après Shashanka
Après la mort de Shashanka, entre 637 et 642, le Bengale et les différents royaumes qui le composaient tombèrent d'abord aux mains de Bhaskaravarman (qui occupa même la capitale Karnasuvarna), puis de Harsha. La mort de Harsha et l'anarchie politique qu'elle engendra eurent également des conséquences néfastes pour Gauda. Le royaume se maintint mais subit des invasions de la part de nombreux rois voisins et de plusieurs horizons, dont le roi Kanyakubja Yashovarman (725-753), au 8e siècle. Le barde de la cour de Yashovarman, Vakpatiraja (vers le VIIIe siècle), écrivit un poème en langue prakrit intitulé Gaudavaho ou"Le meurtre du roi Gauda", qui décrit la mort du roi Gauda de l'époque aux mains de Yashovarman. Les rois du Cachemire prétendent avoir vaincu cinq chefs Gauda au 8e siècle. Bien que cette affirmation ne semble pas vraie, elle montre que le royaume de Gauda était florissant bien avant le VIIIe siècle et qu'il était donc une cible systématique pour les envahisseurs.
Les dirigeants du royaume Gauda (même s'ils peuvent être appelés rois) qui suivirent Shashanka étaient trop faibles ou insignifiants pour être mentionnés dans les sources historiques. Il est également très probable qu'il n'existait pratiquement aucune autorité royale digne de ce nom, car ces conditions d'anarchie finirent par conduire la noblesse, ou toute autre personne notable, à élire Gopala comme roi en 750. Ce fut le début de la dynastie Pala (VIIIe-XIIe siècle). Les rois Pala sont connus en tant que rois du royaume de Gauda et c'est sous leur règne que le royaume entra dans une nouvelle phase.