Saint Thomas d'Aquin (1225-1274), surnommé par ses condisciples "le Bœuf muet de Sicile" et le "Docteur Angélique"), était tout à la fois un frère dominicain, un mystique, un théologien et un philosophe. Bien qu'il ait vécu une vie relativement courte, mourant à l'âge de 49 ans, Thomas occupa le 13ème siècle de sa présence colossale. Physiquement, Thomas était connu pour être un homme imposant. Sur le plan intellectuel, ses écrits et ses discours témoignent d'un esprit large et brillant. Thomas écrivait et donnait de nombreuses conférences, voyageant à travers l'Europe occidentale à la demande personnelle du Pape, de même que dans des universités renommées.
Pourtant, bien qu'ayant des relations avec des personnes riches et puissantes, Thomas opta pour la vie simple d'un frère mendiant à l'âge de 18 ans. Ainsi, alors qu'il enseignait et faisait des recherches dans des institutions académiques prestigieuses, Thomas vécut parmi les pauvres tout au long de sa vie. Dans ses écrits philosophiques, Aristote occupe une place centrale. Thomas chercha fondamentalement à concilier foi et raison à une époque où d'autres prétendaient que c'était impossible. La philosophie grecque antique d'Aristote servit Thomas dans cette entreprise. Cependant, la vision philosophique du monde produite par Thomas alla au-delà d'Aristote, intégrant Jésus-Christ et la perspective catholique. À sa mort, en 1274, Thomas avait laissé, par ses écrits et ses actions, un héritage philosophique et religieux qui perdure jusqu'à aujourd'hui.
Jeunesse
Thomas d'Aquin naquit dans le château de Roccasecca, près d'Aquino (actuel Latium) en 1225. Même si Thomas se fit un nom à travers le monde académique et religieux, il naquit dans une famille qui avait déjà une histoire noble. La famille d'Aquino se distinguait par son service militaire. Le père de Thomas, le comte Landolphe d'Aquino, était un chevalier qui servit loyalement l'Empereur Romain Germanique Frédéric II (1194-1250). De plus, la famille d'Aquino avait prévu pour Thomas qu'il maintienne ses connexions politiques de niveau élevé en devenant abbé, suivant ainsi les traces de son oncle, Landolphe Sinibaldi.
La famille de Thomas fut stupéfaite par sa décision de rejoindre un ordre mendiant et tenta désespérément de le faire changer d'avis. Non seulement la famille d'Aquino fit intervenir le Pape, mais elle s'arrangea aussi pour que Thomas soit enlevé lors d'un voyage avec ses frères dominicains. Puis ils l'enfermèrent dans le château de Monte San Giovanni Campano, espérant qu'il se plierait à leurs souhaits. Avec tout cela, Thomas refusa de devenir abbé ou de renoncer à ses vœux à l'ordre dominicain. Les événements s'aggravèrent encore lorsque les frères de Thomas (qui étaient également responsables de son enlèvement) s'arrangèrent pour qu'une prostituée tente Thomas dans le péché. Thomas refusa fermement, chassant la prostituée de sa chambre.
Les frères dominicains et franciscains étaient des groupes nouveaux dans l'Église médiévale, et leur style de vie était très différent de celui des moines traditionnels. Ils menaient une vie de pauvreté, remplaçant les robes de soie traditionnelles par les vêtements plus rudes et moins chers des paysans. Ils abandonnaient également la haute vie politique pour vivre au quotidien parmi les travailleurs et les sans-abri. Ainsi, la vie dans laquelle Thomas entra à l'adolescence était radicalement différente, et peut-être à certains égards embarrassante, par rapport à celle de la famille d'Aquino et à ses attentes de richesse et de puissance.
Vie Scolaire
Thomas alla à l'école dès son plus jeune âge et excella dans ses études. D'après une biographie, Thomas choqua ses enseignants lorsqu'il demanda soudainement et sans détour "Qu'est-ce que Dieu ?" pendant une leçon au monastère du Mont Cassin (Chesterton, 27). Il est clair que les réflexions profondes de Thomas commencèrent dès le jeune âge. Cependant, cela n'était pas évident pour beaucoup de ses condisciples. C'est à l'école que Thomas reçut de ses camarades le surnom de "Bœuf muet", bien sûr parce qu'il était grand et fort, et aussi étonnamment silencieux en classe. Cependant, il apparut que ses camarades s'étaient trompés dans leur évaluation des capacités intellectuelles de Thomas.
Après s'être battu avec succès pour devenir frère dominicain, Thomas devint l'élève du théologien allemand Albert le Grand (Albrecht von Bollstädt). Sous la direction d'Albert, Thomas s'épanouit, il voyagea avec lui à Cologne, à Paris, puis de nouveau en Italie, où ils étudièrent, donnèrent des conférences et écrivirent pour les académies et l'Église. À un moment donné, Albert se dit : "nous l'avons appelé le Bœuf muet, mais il va mugir si fort que le son de sa voix sera entendu dans le monde entier" (Hourly History, 18). En effet, les travaux philosophiques et théologiques de Thomas devait avoir un grand impact dans le monde durant sa vie et après, car il traitait des controverses et des interrogations du Moyen Âge.
Thomas découvrit les œuvres d'Aristote à Naples. Il était encore adolescent à cette époque et venait de quitter l'abbaye du Mont Cassin après que Frédéric II eut occupé la région avec des soldats. L'école de Thomas à Naples n'était pas sous le contrôle de l'Église Catholique, et c'est là que son éducation classique s'élargit grandement. Il étudia l'astronomie, la géométrie, l'arithmétique, la rhétorique et la musique. Le fait qu'il ait étudié à l'abbaye du Mont Cassin puis à Naples pendant sa jeunesse fut important car, entre ces deux lieux d'énseignement, il s'immergea dans les idées de la Bible ainsi que dans les concepts philosophiques des études classiques. Cette combinaison d'éducation religieuse et séculière devait s'avérer fatidique lorsque Thomas atteignit sa maturité intellectuelle.
Controverses de l'Époque
Les controverses de l'époque de Thomas tournaient autour du pouvoir et de la connaissance. Les papes du 13ème siècle voyaient leur autorité de plus en plus contestée par la puissance du Saint Empire Romain Germanique, tandis que la foi religieuse catholique se battait contre les idées nouvelles et provocatrices concernant la science et la raison. Les papes Grégoire IX et Innocent IV se battirent contre l'Empereur Frédéric II, et la famille de Thomas vécut personnellement cette lutte qui dura des décennies. Par exemple, le père de Thomas était directement au service de Frédéric II tandis que l'un des frères de Thomas, Rinaldo, fut martyrisé par Frédéric pour sa loyauté envers l'Église. Lorsque Thomas s'engagea dans l'ordre dominicain, il dit clairement que sa loyauté allait au Pape et non à l'Empereur du Saint-Empire.
Il y avait aussi des controverses académiques et religieuses auxquelles Thomas ne se dérobait pas dans ses débats oraux et ses écrits. Lorsque Thomas atteignit sa maturité d'érudit, Aristote commençait tout juste à être introduit dans le monde occidental. Les écrits d'Aristote avaient été conservés en arabe en Orient, et rapidement des traductions en latin furent produites. À l'origine, l'Église Catholique s'opposa à l'œuvre d'Aristote, interdisant son enseignement dans les institutions religieuses. En outre, certains groupes au sein de l'Église défendaient des vues philosophiques augustiniennes, associant une grande partie de leurs idées à celles de Platon. Il y avait donc à l'époque non seulement un conflit fondamental entre la religion et la philosophie, mais un aussi entre deux philosophies, à savoir celle de Platon et celle d'Aristote. En fin de compte, Thomas devait faire entrer Aristote au sein de la pensée catholique, rendant le penseur grec non seulement accepté dans les écoles religieuses, mais célébré et passionément étudié.
Thomas ne s'était pourtant pas fixé une tâche facile, Aristote n'était pas controversé sans raison dans l'Église Catholique. Certains érudits médiévaux soutenaient que la philosophie d'Aristote allait à l'encontre de la religion chrétienne, ils y voyaient un conflit entre la foi et la raison. Alors que la foi amenait un chrétien à croire en Dieu, la raison l'amenait à remettre en question ou à nier Dieu. Par exemple, le philosophe Siger de Brabant (vers 1240-1284) suivait la pensée du philosophie arabe Averroès (1126-1198), soutenant qu'il existe deux perspectives contradictoires. Si quelqu'un suivait leur raisonnement, il en viendrait à voir le monde d'une manière particulière qui entrerait en conflit avec les croyances épousées par l'Église. Thomas s'opposa passionnément à ce point de vue, affirmant que la foi et la raison marchaient ensemble pour soutenir la vérité unique de Dieu.
Thomas définit une hiérarchie des connaissances, qui ultimement relevaient toutes de Dieu. Par exemple, si quelqu'un décidait d'étudier les plantes à l'aide de méthodes scientifiques et séculières, Thomas l'aurait approuvé. En revanche, il n'aurait pas été d'accord pour dire que cette façon scientifique et séculière d'aborder les choses pouvait révéler la totalité de la connaissance. Ainsi, pour Thomas, l'ensemble des connaissances sur les plantes ne fournissait qu'une petite pièce du puzzle, et si la raison pouvait apprendre beaucoup de choses à quelqu'un, elle ne pouvait pas tout lui enseigner. Pour poursuivre l'étude la plus élevée, qui, selon Thomas, était la théologie, on devait aller au-delà de l'utilisation de la science et de la raison et considérer également la foi et la révélation.
Œuvres
À la fin de sa vie, Thomas avait produit des milliers d'articles, il avait beaucoup débattu dans les universités et écrit des ouvrages traitant directement des controverses de son époque. Son livre, Summa Theologica (Somme Théologique), est toujours considéré comme son œuvre académique majeure, qui lui valut son titre de Docteur de l'Église. Il n'est pas seulement étudié par les chercheurs catholiques, il reste également un élément solide du cursus classique, et un objet d'analyse par les universitaires religieux et non religieux jusqu'à aujourd'hui. La Summa est divisée en trois parties, la seconde étant divisée en deux sous-sections. Son contenu va de l'examen des niveaux de la vie à la gouvernance, pour finir par la discussion de l'incarnation du Christ. Dans l'ensemble, la Summa, en couvrant les domaines philosophique et théologique de la réalité, vise à enseigner à ses lecteurs comment devenir des disciples de Dieu.
Dans ses explorations philosophiques, Thomas aborde l'éthique, la physique, la politique et la métaphysique. Au-delà de travaux strictement philosophiques, il écrivit des commentaires bibliques, des prières, des poèmes, etc. Il est connu pour son style logique et ouvert d'esprit dans la plupart de ses écrits. Il commençait souvent par une question ou une idée hérétique, donnant à l'opinion opposée une écoute équitable, avant de la démonter soigneusement.
Un exemple fameux de ce style se trouve dans la Summa. Dans l'un de ces multiples volumes, Thomas demande à un moment donné quel devrait être le propre nom de Dieu. En référence à l'histoire biblique de Moïse et du buisson ardent, certains soutiendraient que le meilleur nom pour Dieu est "Celui Qui Est" (en latin : Qui Est; Summa Theologica I, Q. 13, Article 11). Avant de plaider en faveur du nom Qui Est, Thomas défend que ce n'est en fait pas le meilleur nom pour Dieu. Certains disent que Dieu ne peut être nommé, d'autres que "bon" est le meilleur nom pour Dieu. Après avoir exploré ces points de vue opposés, Thomas soutient que Qui Est est le meilleur nom pour Dieu, en se référant non seulement à l'autorité biblique mais aussi en faisant appel à la raison philosophique. Parce que l'essence de Dieu est l'existence même, lui seul mérite l'affirmation d'être ou d'exister. Cette synthèse de la foi et de la raison est un aspect de ce qui rend la pensée de Thomas si remarquable.
L'œuvre philosophique de Thomas étendit en outre la théorie d'Aristote sur le Premier Moteur ou la Cause première. Le concept du Premier Moteur soutient que, puisque les choses sont en mouvement autour de nous dans le présent, nous pouvons déduire qu'il devait y avoir une première chose dans le passé qui mit en mouvement toutes les autres choses. Thomas montra que ce raisonnement s'appliquait à Dieu. Non seulement Dieu était le Premier Moteur immobile, mais il était aussi la Cause Première menant à tous les autres effets. Thomas soutenait que, puisque toutes les choses qui nous entourent sont contingentes, ou dépendent d'autres choses pour leur existence, il doit y avoir une source non contingente qui conduisit à l'origine à leur réalité. Un autre argument plus complexe est l'appel de Thomas aux degrés ou niveaux d'existence. Comme la qualité des choses varie, certaines choses étant pires ou meilleures que d'autres, il doit exister une chose parfaite ou meilleure qui constitue la norme universelle pour toutes les qualités d'existence.
Expériences Mystiques
En plus d'être un philosophe, un théologien et un frère, Thomas fut également connu comme un mystique, il aurait eu des visions et des visites surnaturelles. Par exemple, après avoir chassé la prostituée de sa chambre, il aurait reçu la visite de deux anges qui l'auraient entouré d'un cordon de chasteté. Bien que Thomas ait conservé un comportement très tranquille tout au long de sa vie, il racontait à ses amis les plus proches d'autres expériences mystiques comme celles-ci.
Une autre histoire raconte que Thomas assistait à la messe en décembre 1273, lorsqu'il vit quelque chose qui changea fondamentalement le cours de sa vie. Ce que Thomas vit l'amena à dire "tout ce que j'ai écrit me semble être comme un fétu de paille en comparaison de ce que j'ai vu" (Kerr, 19). Non seulement Thomas tint sa parole et refusa d'en écrire davantage, mais il mourut quelques mois plus tard, en 1274. Il entamait un voyage vers Lyon sur l'ordre du pape Grégoire X lorsqu'il tomba malade et se réfugia dans un monastère de Fossanova (Latium). Dans ce monastère, Thomas fit sa dernière confession et mourut.
Héritage
L'Église Catholique canonisa Thomas d'Aquin en 1323, et il reçut le titre de 'Docteur Angélique' en 1567. Bien que les œuvres de Thomas devaient finalement s'imposer dans les collèges catholiques romains, ses idées ne furent pas immédiatement adoptées par tous les Catholiques. Juste après sa mort, la Faculté de Théologie de Paris nia une série d'assertions philosophiques qui incluaient une grande partie de la pensée de Thomas. Un adversaire bien connu du Thomisme était l'archevêque de Cantorbéry Robert Kilwardby (1215-1279), qui considérait que certaines des vues fondamentales de Thomas sur la nature et la divinité étaient presque hérétiques. Environ dix ans après la mort de Thomas, l'Ordre des Franciscains interdit la Summa Theologica à ceux qui n'étaient pas formés à l'étude de ses idées.
Cependant, malgré ces antagonismes, l'œuvre philosophique et théologique de Thomas fut finalement acceptée par l'Église et célébrée aux côtés des Écritures. Les papes Innocent VI, Urbain V, Pie V, Innocent XII, Clément XII et Benoît XIV parlèrent en bien de Thomas et de ses œuvres à diverses époques. Des siècles après la mort de Thomas, en 1879, le pape Léon XIII rédigea la lettre encyclique Aeterni Patris ('Père Éternel') qui approuvait la pensée thomiste en tant que "sagesse dorée" (Aeterni Patris, section 31). Le pape Léon XIII (servit de 1878 à 1903) luttait contre la pensée Post-Lumières, et la philosophie de Thomas était sa principale arme dans cette lutte. Au-delà des paroles et des actions des papes, Thomas inspira également la théorie des droits de l'homme, mise en avant aux 15ème et 16ème siècles par des Dominicains espagnols, tels que Francisco de Vitoria et Bartolomé de las Casas. Ces frères catholiques, troublés par les conditions de vie cruelles dans les colonies américaines de l'Espagne, cherchèrent à utiliser la pensée thomiste comme justification des droits de l’homme pour la protection des peuples indigènes.
Considérant tous ces différents impacts, les pensées de Thomas restent pertinentes et débattues aujourd'hui. Des collèges continuent aussi à être fondés sous le nom de Thomas, car les gens ne cessent d'être inspirés par son esprit académique. Ainsi, dans les années 1970, l'archevêque Fulton Sheen contribua à la création du Thomas Aquinas College (Californie). Il s'avéra que l'affirmation d'Albert le Grand selon laquelle ce "Bœuf allait mugir" pour que le monde entier l'entende était en effet prophétique.