Hipparchia de Maronée (c. 350-280 av. J.-C.) était une philosophe cynique qui rejeta sa vie de classe supérieure pour vivre ses convictions et partager ses valeurs dans les rues de l'Athènes antique. Elle était l'épouse du cynique Cratès de Thèbes (c. 360-280 av. J.-C.) et était très respectée par les auteurs ultérieurs.
Les informations sur sa vie proviennent d'ouvrages ultérieurs tels que la Souda (10e siècle) et les Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres de Diogène Laërce (c.180 - c. 240 de notre ère), ainsi que de fragments et de références d'autres auteurs. Dans l'Athènes des IVe et IIIe siècles avant notre ère, on attendait d'une femme qu'elle suive l'exemple de sa mère, qu'elle reste à l'écart de la vie publique et qu'elle se consacre au tissage et à la procréation. Hipparchia rejeta ce genre de vie après avoir rencontré Cratès. Bien qu'elle ait eu de nombreux prétendants, elle dit à ses parents qu'elle n'épouserait que lui, et les deux se marièrent peu après.
Hipparchia vécut ensuite dans les rues d'Athènes avec son mari - et plus tard avec leurs deux enfants - dans un état d'itinérance, ce qui était conforme à leur conviction que les possessions étaient un piège. Ils ne possédaient rien d'autre que leurs vêtements, et tous deux prêchaient ce qu'ils vivaient aux autres en tant que chemin vers la liberté et une véritable interaction avec la réalité. L'exemple d'Hipparchia et de Cratès, ainsi que celui de Socrate (470/469-399 av. J.-C.), influenceraient la philosophie de Zénon de Kition (c. 336 - 265 av. J.-C.), fondateur du stoïcisme.
L'école cynique
L'école cynique fut fondée par Antisthène d'Athènes (c. 445 - 365 av. J.-C.), un élève de Socrate. Il était l'un des élèves les plus âgés de Socrate, déjà établi dans un métier, mais il s'était consacré auparavant à l'étude de la philosophie avec les sophistes d'Athènes, dont Gorgias (c. 427 av.J.-C.) qui enseignait que qui passe pour de la connaissance dans le monde n'était en fait qu'une opinion. L'enseignement central de Gorgias fut développé par Socrate qui demandait aux gens d'examiner ce qu'ils affirmaient être la vérité afin de voir si c'était, en fait, vrai ou simplement ce qu'ils croyaient.
Ces deux maîtres influencèrent la création de l'école cynique par Antisthène, qui prônait le rejet des théories, de l'éthique et des comportements socialement acceptables, au motif qu'ils n'étaient que des artifices et qu'ils nous séparaient de l'appréhension directe de la réalité. Antisthène et ses disciples étaient appelés "cyniques", du mot grec signifiant "chien" (kynos), car on pensait qu'ils vivaient comme des chiens. Les possessions étaient considérées comme un piège qui venait posséder leurs propriétaires. Les cyniques donnaient donc tout ce qu'ils possédaient et vivaient aussi simplement que possible, mendiant de la nourriture dans les rues ou recevant des cadeaux de leurs admirateurs.
Le plus célèbre des cyniques était Diogène de Sinope (c. 404-323 av. J.-C.), un élève d'Antisthène, qui plaça la barre du comportement cynique encore plus haut en prêchant que tout acte considéré comme vertueux et naturel lorsqu'il était accompli en privé ne devait pas être censuré lorsqu'il était accompli en public. Manger, par exemple, n'était pas autorisé dans le forum public de l'agora, mais, comme manger était un acte naturel pour un humain, Diogène y mangeait régulièrement. Il se soulageait aussi librement, se masturbait en public et dormait sur la place du marché dans une grande jarre.
Il est surtout connu pour le fait qu'il brandissait une lanterne ou une bougie devant le visage des gens en plein jour en clamant qu'il cherchait un honnête homme. Par cette action, il espérait faire comprendre aux gens qu'ils vivaient des vies d'artifice, se trompant eux-mêmes en pensant qu'ils étaient vraiment vivants alors qu'en fait, ils ne faisaient que jouer des rôles que la société avait écrits pour eux. Diogène avait de nombreux admirateurs qui lui fournissaient de la nourriture et semble avoir été considéré par les Athéniens comme un personnage divertissant. Cependant, ses enseignements et son exemple eurent un effet durable sur beaucoup de ceux qui le suivirent, notamment un jeune homme issu d'une famille de la haute société de Thèbes, connu sous le nom de Cratès.
Cratès de Thèbes
Cratès était le fils et l'héritier d'une riche famille thébaine et il était en passe de vivre le même genre de vie que son père lorsqu'il assista à une pièce de théâtre qui allait tout changer pour lui. La pièce était la Tragédie de Téléphus, dans laquelle le roi Téléphus, fils d'Héraclès, est blessé par Achille et doit demander l'aide d'Achille pour se soigner, car seul celui qui a infligé la blessure peut la refermer. Déguisé en mendiant, Téléphus se rend dans le camp d'Achille et le convainc de guérir la blessure avec la même lance qui l'a faite.
On ne sait pas quelle partie de cette histoire émut Cratès de façon si spectaculaire mais, par la suite, il donna toutes ses possessions personnelles, quitta sa famille et se rendit à Athènes pour poursuivre l'étude de la philosophie. Il se peut qu'il ait été impressionné par le fait qu'un homme habillé en mendiant était plus efficace dans l'obtention de ce dont il avait besoin pour survivre que le même homme quand il était roi. Quelle qu'ait été sa motivation, il s'approcha de Diogène de Sinope à Athènes, écouta ses conférences et choisit de vivre une vie identique.
Diogène, comme Antisthène, croyait que toutes les manières et les coutumes sociales n'étaient que des mensonges auxquels les gens se livraient pour masquer qui ils étaient vraiment et ce qu'ils ressentaient réellement, et Cratès adopta cette même politique. Il affirmait, comme son mentor, qu'il n'y avait rien qu'un être humain fasse naturellement en privé qui doive être considéré comme honteux en public, et il illustra cette croyance par un épisode concernant un jeune homme nommé Métroclès de Maronée qui étudiait la philosophie auprès du maître Théophraste au Lycée (fondé par Aristote). L'historien William D. Desmond relate l'histoire telle qu'elle apparaît dans Diogène Laërce :
Un jour, alors qu'il déclamait, Métroclès péta de manière audible et eut tellement honte qu'il se mit à l'abri du regard du public et pensa à se laisser mourir de faim. Mais Cratès lui rendit visite, le nourrit avec des haricots lupins et lui présenta divers arguments pour le convaincre que son action [de péter] n'était pas mauvaise ou contre nature et qu'elle avait été pour le mieux en fait. Puis Cratès termina son exhortation par un grand pet. "A partir de ce jour, Métroclès commença à écouter les discours de Cratès et devint un homme compétent en philosophie" (DL 6.94). Telle est la conclusion pince-sans-rire de Diogène Laërce, et tel est le propos du Cynique: tout est risible, il n'y a rien de sérieux dans la mortalité, et il ne faut pas se plisser le front devant le jargon aristotélicien ni avoir honte d'une quelconque fonction naturelle. (28)
Métroclès eut tellement honte de se ridiculiser en public qu'il avait envisagé le suicide. Cratès l'aida à comprendre à quel point il était stupide de prendre cet événement au sérieux, à quelque niveau que ce soit, car chaque personne présente dans l'auditoire de Métroclès avait fait en privé la même chose que lui en public et s'était moqué de lui uniquement parce qu'ils jouaient tous des rôles selon les règles arbitraires de la société, et non parce qu'il avait fait quelque chose de mal. Métroclès adopta la vision de Cratès, quitta Théophraste et devint l'un des disciples les plus dévoués de Cratès, attirant l'attention de sa sœur Hipparchia sur Cratès.
Hipparchia et Cratès
Il est difficile de savoir comment Hipparchia entendit Cratès parler pour la première fois, car les femmes n'étaient pas autorisées à assister aux conférences philosophiques, même celles données librement dans l'agora. Il est probable qu'elle l'ait rencontré pour la première fois lorsqu'il vint chez elle pour aider Métroclès à résoudre son problème ou quelque temps après. Diogène Laërce relate le début de leur relation:
Hipparchie, sœur de Métroclès et originaire comme lui de Maronée, se laissa aussi prendre aux discours de Cratès. Elle s’éprit d’une telle passion pour sa doctrine et son genre de vie, qu’elle repoussa tous les prétendants, sans tenir aucun compte de la richesse, de la naissance et de la beauté ; Cratès était tout pour elle. Elle menaça même ses parents de se tuer si on ne la mariait avec lui. Ceux-ci prièrent Cratès de la détourner de son dessein : il mit pour cela tout en œuvre ; enfin la trouvant inébranlable, il se leva et plaça sous ses yeux tout ce qu’il possédait en lui disant : « Voilà l’époux, voilà le patrimoine ; réfléchis; tu ne seras ma compagne qu’à la condition d’adopter le même genre de vie que moi. » La jeune fille se décida sur-le-champ ; elle prit le même vêtement que lui et le suivit partout. Elle se livrait à lui en public et prenait place avec lui dans les festins. (Livre VI. Ch. 7, 96-97, trad. M. Ch. Zevort, Remacle)
Antisthène et Diogène rejetaient tous deux le mariage comme un autre piège de la société et il ne semble pas y avoir de raison pour que Cratès s'écarte de cette politique, à moins qu'il n'ait été sincèrement épris d'Hipparchia. Une fois qu'elle fit comprendre qu'elle ne souhaitait que vivre aussi honnêtement que lui, tous deux devinrent presque inséparables. Hipparchia adopta complètement la vie cynique, donna tous ses biens et vécut dans les rues d'Athènes avec Cratès. Il est dit qu'ils eurent des relations sexuelles ouvertement sur les porches des bâtiments publics, conformément à leur conviction que rien de ce qui est naturel en privé ne doit être honteux en public.
Ils eurent deux enfants, un fils nommé Pasiclès et une fille dont le nom est inconnu. On ne sait pas ce qu'il advint des enfants, mais on dit que Pasiclès eut une écaille de tortue comme berceau, qu'il était baigné dans de l'eau froide et qu'on lui donnait juste assez de nourriture pour satisfaire sa faim, afin qu'il soit assez fort pour supporter la vie cynique. Hipparchia attribuait la naissance facile de Pasiclès à sa formation cynique et semble avoir été félicitée par Cratès pour cela.
Il la critiqua gentiment cependant lorsqu'elle lui tissa un manteau, lui demandant s'il s'agissait d'une véritable motivation pour lui faire un manteau ou d'un désir de paraître aux yeux des autres comme une épouse dévouée accomplissant un acte attendu d'elle. La réponse d'Hipparchia à cette critique a été perdue mais, au vu de la vivacité d'esprit avec laquelle elle répondait aux autres, il est peu probable qu'elle l'ait acceptée en silence.
Hipparchia dans la vie publique
Hipparchia prenait pleinement part à la vie d'un philosophe cynique, y compris aux débats avec ceux d'autres écoles. Toute sa correspondance et ses écrits ont été perdus mais, selon la Souda, elle écrivit un certain nombre de lettres au philosophe Théodore l'Athée (c. 340 - c. 250 av. J.-C.) de l'école cyrénaïque. Cette école avait été fondée par un autre élève de Socrate, Aristippe de Cyrène (c. 435-356 av. J.-C.), qui affirmait que le plus grand bien et le plus grand but de la vie était la recherche du plaisir. Aristippe fut le premier élève de Socrate à créer une école qui faisait payer les étudiants pour assister aux cours, car, comme il le disait, quand on veut de l'argent, on va à la source de l'argent, et seules les familles de la classe supérieure pouvaient se permettre d'envoyer leurs fils dans des écoles privées.
On pense que Théodore l'athée faisait également payer ses enseignements car il était un élève d'Aristippe le Jeune (c. 380 av. J.-C.) qui suivait de près le modèle de son grand-père en philosophie. Cratès et Hipparchia rejetaient l'idée de faire payer les gens en échange de leur savoir, et on pense que les lettres d'Hipparchia à Théodore portaient sur cette divergence d'opinion. La Souda, qui s'inspire de Diogène Laërce, relate des échanges personnels entre eux deux lors de rassemblements publics, ce qui suggère qu'ils étaient antagonistes. L'experte Joyce E. Salisbury décrit l'une de leurs confrontations:
Hipparchia rejoignait Cratès lors des dîners publics, choquant les hommes grecs qui s'attendaient à ce que seules les prostituées apparaissent lors de ces rassemblements. Elle a également "confondu" l'un de ses critiques, Théodore, en offrant des arguments dans un style philosophique : "Si Théodore n'a pas tort de faire tel ou tel acte, alors Hipparchia n'a pas tort de le faire. De plus, si Théodore se gifle lui-même, il ne fait rien de mal, donc, si Hipparchia gifle Théodore, elle ne fait rien de mal non plus." La logique de la deuxième affirmation, bien que discutable, laissa Théodore perplexe. Ne sachant que faire, il tenta de mettre Hipparchia dans l'embarras en soulevant grossièrement son manteau. Elle refusa de se laisser intimider et, selon [la Souda], "ne s'affola pas comme une femme". (159)
Hipparchia n'aurait pas été gênée d'être déshabillée en public, car elle se promenait régulièrement en quasi-haillons et, si les rapports sont véridiques, n'avait aucun scrupule à avoir des rapports sexuels ou à se soulager en public. Théodore, en tentant de la couvrir de honte de la façon appropriée pour une femme selon lui, montra à quel point il ne savait rien d'elle ni de sa philosophie.
Au cours de ce même dîner, Théodore essaya apparemment de remettre Hipparchia à sa place en lui rappelant qu'elle était une femme et que les femmes ne devaient s'occuper que de travaux féminins, comme le tissage. Selon Diogène Laërce, Théodore se serait écrié : "Est-ce la femme qui a laissé ses peignes à carder à côté du métier à tisser ?", ce à quoi Hipparchia aurait répondu: " C'est bien moi, Théodore, mais ce faisant, crois-tu donc que j’ai mal fait, si j’ai employé à l’étude tout le temps que, de par mon sexe, il me fallait perdre au rouet ?". (Livre VI, ch. 7, 98).
Cette réponse était particulièrement mordante car la philosophie de Théodore était axée sur l'importance de l'éducation. Il croyait, comme l'école cyrénaïque en général, que l'on devait être éduqué pour reconnaître ce qui était bon et digne d'être poursuivi et ce qui était mauvais et un gaspillage d'énergie. La réponse d'Hipparchia allait donc directement à son affirmation centrale, et il n'eut aucune réponse. S'il avait dit qu'elle avait tort de poursuivre l'éducation, il aurait dû admettre que tout son enseignement était erroné; s'il avait été d'accord avec elle, il aurait dû admettre que les femmes devraient avoir droit à l'éducation. Face à ces deux choix, Théodore choisit le silence, et Hipparchia avait une fois de plus gagné la discussion.
Conclusion
Cratès et Hipparchia continuèrent à vivre leurs principes et à enseigner dans la rue jusqu'à leur mort. On pense que Cratès mourut le premier, de vieillesse et de causes naturelles, et qu'Hipparchia reprit ensuite l'école. Cependant, on dit qu'ils moururent tous deux la même année, de sorte que si elle prit la tête de l'école, ce ne fut pas pour longtemps. La date de la mort d'Hipparchia, comme les autres événements qui composent son histoire, n'est rapportée que dans des ouvrages écrits beaucoup plus tard et peut ne pas être exacte. En fait, il n'y a aucun moyen de savoir si les récits qui la concernent sont historiquement véridiques, comme le fait remarquer l'experte Laura Grams :
[Ces récits] doivent être pris avec le grain de sel proverbial, étant donné que Diogène Laërce écrit des siècles plus tard, et que son récit peut inclure des histoires "appropriées" qui sont techniquement fausses, mais qui sont apparues et ont été transmises parce qu'elles étaient considérées comme des illustrations révélatrices. Étant donné l'intérêt et la controverse suscités par la femme cynique, il est facile d'imaginer que des histoires [comme son refus d'épouser quelqu'un d'autre que Cratès] soient racontées à son sujet. Quoi qu'il en soit, nous savons qu'Hipparchia a choisi d'épouser Cratès et de partager ses recherches philosophiques. (1)
Sur la base d'écrivains postérieurs, comme indiqué, elle aurait écrit un certain nombre de lettres et d'ouvrages philosophiques qui n'ont pas survécu. Des admirateurs ultérieurs ont cependant créé des œuvres qui lui sont attribuées ou qui sont attribuées à Cratès, la plus célèbre étant les Épîtres cyniques (1er siècle de notre ère) qui se présentent comme des lettres de Cratès à Hipparchia discutant du cynisme et de la façon de le vivre. L'histoire de la critique du manteau par Cratès provient de ces lettres, mais on pense qu'elle fut inspirée d'une histoire réelle (comme beaucoup d'événements dans les lettres pourraient l'être) transmise par les adhérents de l'école cynique.
Le seul élément de l'œuvre réelle d'Hipparchia qui ait pu survivre est une épigramme conservée par le poète romain Antipater de Sidon (l. IIe siècle de notre ère), qui aurait été écrite pour sa tombe:
Moi, Hipparchia,
ni a choisi des œuvres de femmes des robes larges, mais la dure vie des cyniques,
J'ai eu des châles ornés de boucles,
ou haute chaussures oriental,
rétines ou cheveux brillants,
mais un sac avec un bâton,
compagnon de voyage et se glisse ma vie,
et une couverture au lit. (Salisbury, 159).
Cette épigramme se termine par le vers "Mon nom sera plus grand qu'Atalante" - une allusion à la grande chasseuse et coureuse mythique - "car la sagesse surpasse la course en montagne". Que l'épigramme soit l'œuvre originale d'Hipparchia n'est pas aussi important que ce qu'elle dit sur sa façon de vivre : une femme, comme Atalante, qui resta fidèle à elle-même et vécut la vie qu'elle avait choisie, et non celle que les autres avaient essayé de choisir pour elle.