Pyrrhon d'Élis (c. 360 à c. 270 av. J.-C.) était un philosophe sceptique grec à qui l'on attribue la fondation de l'école du pyrrhonisme qui enseignait qu'il fallait éviter de porter des jugements ou d'énoncer des conclusions parce que la perception des sens ne correspondait pas à la réalité. En restant sceptique à l'égard de tout dogme, disait-il, on pouvait mener une vie paisible.
Pyrrhon n'a rien écrit lui-même, et son système de croyances a été préservé par son élève Timon de Phlionte (c. 320 à c. 235 av. J.-C.) et plus tard par le philosophe sceptique et compilateur Sextus Empiricus (c. 160 à c. 210 de notre ère). Selon l'historien souvent peu fiable Diogène Laërce (l. c. 180-240 de notre ère), Pyrrhon voyagea en campagne avec Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) en compagnie de l'ami d'Alexandre, Anaxarque (c. 380 à c. 320 av. J.-C.), philosophe lui aussi, très probablement le professeur de Pyrrhon, et adepte des vues de Démocrite (c. 460 à c. 370 avant J.-C.) qui rejetait le concept de "sens" de la vie et préconisait simplement de bien la vivre.
L'essentiel de ce que l'on sait de la vie de Pyrrhon nous vient de Diogène Laërce, bien que de brèves anecdotes existent dans d'autres ouvrages. On dit qu'il étudia avec des sages indiens alors qu'il était en campagne avec Alexandre et qu'il mélangea les philosophies grecque et indienne pour former la sienne. Cette affirmation a été contestée, bien qu'il soit admis qu'elle puisse avoir une part de vérité. Il était une figure populaire dans sa ville natale d'Élis où il fut ordonné grand prêtre et où une statue fut érigée en son honneur. Il est considéré comme le fondateur de la première école de philosophie sceptique en Grèce qui inspira le système de scepticisme académique qui orienta les philosophies sceptiques ultérieures.
Vie et influences philosophiques
On ne sait presque rien de la vie de Pyrrhon, et une grande partie de ce que l'on sait a été contestée en raison de la nature de la source antique (s'agit-il vraiment d'une satire ou l'auteur est-il fiable), des interprétations contradictoires de sa vie et de sa philosophie, et de la rareté des sources en général. Selon Laërce, il vit le jour à Élis, fils d'un certain Plistarque, et était à l'origine peintre avant de s'intéresser à la philosophie après avoir entendu les vues de Démocrite sur la nature de l'existence.
Il fut probablement initié à la philosophie de Démocrite par Anaxarque qui est associé à l'école de pensée de Démocrite. Démocrite, et son professeur Leucippe (Ve siècle avant J.-C.), furent les premiers à proposer le modèle d'un univers atomique dans lequel tout est composé d'atomos ( "insécables", atomes) qui, lorsqu'ils sont attachés les uns aux autres de différentes manières, produisent des formes variées, qu'il s'agisse d'un humain, d'un chien, d'un rocher ou d'herbe. Démocrite développa sa théorie en réponse à l'école éléatique de Parménide (c. 485 av. J.-C.), Zénon d'Élée (c. 465 av. J.-C.) et Mélissos de Samos (c. Ve siècle av. J.-C.), qui soutenait que toute l'existence était constituée d'une seule substance, incréée et indestructible.
Leucippe et Démocrite ont suggéré que cette substance n'était pas une mais plusieurs unités minuscules qui s'assemblaient et se désagrégeaient, comme le suggèrent les modèles philosophiques d'Empédocle (c. 484-424 av. J.-C.) et, surtout, d'Anaxagore (c. 500 à vers 428 av. J.-C.). Anaxagore avait suggéré que tout était composé de "semences", qui faisaient de chaque chose ce qu'elle était, et cette "substance" fut définie par Démocrite comme un atome. Les revendications de Leucippe et de Démocrite ont donné le nom à leur école de pensée, les atomistes.
Démocrite soutenait que les atomes se comportaient d'une certaine manière en fonction de leur nature, et non de la volonté des dieux ou des actions de chacun, et que les croyances des gens sur la raison pour laquelle les choses se produisaient comme elles le faisaient, ou même sur les phénomènes observables ou ce que l'expérience semblait indiquer, étaient suspectes. Si l'on pensait qu'une personne mourait parce qu'elle était punie par les dieux, on se trompait, disait Démocrite, car la mort n'était en fait due qu'à l'effondrement de la forme composée d'atomes, qui reprenait ensuite naturellement une autre forme, sans raison ni sens précis. L'expert Robin Waterfield commente :
Compte tenu de leurs vues, les atomistes étaient amenés à se méfier profondément de l'évidence des sens, et même à une sorte de scepticisme... Les raisons de ce scepticisme de Démocrite allaient plus loin que le simple contraste entre l'évidence des sens et ce que la raison nous dit des réalités du monde. Il a également mis en avant la relativité des impressions sensorielles pour justifier ses doutes sur les sens ; cependant, alors que [le sophiste] Protagoras a adopté la position relativiste selon laquelle, dans les cas de perceptions contradictoires, toutes les perceptions sont vraies, Démocrite a conclu qu'aucune d'entre elles n'était vraie. Il s'ensuit que l'attribution d'une qualité quelconque à une chose n'est qu'une commodité et une convention. (167)
Dans le même temps, Démocrite suggéra que l'expérience peut façonner la réalité d'une personne, en ce sens que l'expérience répétée de percevoir le sel comme du sel donne des bases solides pour conclure que ce que l'on appelle sel a un goût salé et diffère de ce qui a un goût sucré, comme le miel. Il semble que ce soient les vues exprimées par Anaxarque qui, dans un premier temps, attirèrent Pyrrhon vers la recherche philosophique et qui furent par la suite reprises par lui. Anaxarque était originaire d'Abdère (tout comme Démocrite et Protagoras) et était probablement un étudiant de l'école fondée par Démocrite. On ignore comment Pyrrhon et Anaxarque se rencontrèrent, mais ils auraient quitté ensemble la Grèce en 334 av. J.-C. avec l'armée d'Alexandre lors de la conquête de la Perse.
Alexandre et les influences indiennes
Après avoir conquis l'empire perse achéménide, Alexandre atteignit l'Inde en 327 av. J.-C., et là, selon Laërce, Pyrrhon s'entretint avec les "Gymnosophistes indiens et avec les Mages", ce qui le conduisit à "adopter une philosophie très noble... prenant la forme de l'agnosticisme et de la suspension du jugement" (11.61). L'identité de ces hommes continue d'être débattue, car "gymnosophistes" signifie "sages nus" et pourrait désigner des ascètes du jaïnisme, du bouddhisme ou de l'hindouisme, tout comme le terme "mages". Certains chercheurs ont tenté d'identifier ces sages comme des bouddhistes, affirmant que la philosophie ultérieure de Pyrrhon suggère une influence bouddhiste, mais il est tout aussi possible et plus probable que les sages qu'il rencontra étaient des adeptes de Charvaka.
Charvaka était une école de pensée philosophique fondée vers 600 av. J.-C. qui mettait l'accent sur le matérialisme et affirmait que la recherche du plaisir était le sens de la vie. Elle encourageait également le scepticisme à l'égard de toute affirmation sur la réalité, car ces affirmations étaient fondées sur l'interprétation subjective de phénomènes objectifs, et cet aspect trouve un écho dans la philosophie ultérieure de Pyrrhon. On peut affirmer que quelqu'un d'autre est pauvre en se basant sur ses vêtements, mais il s'agit simplement d'une interprétation de ce qui constitue le fait d'être "pauvre" selon l'observateur et cette affirmation peut n'avoir aucun rapport avec la situation financière réelle de la personne "pauvre". Pyrrhon semble avoir prouvé ce point à son retour à Élis, où il vécut comme un homme pauvre dans un isolement relatif, même s'il semble avoir été issu d'une famille aisée et avoir eu une sœur qui vivait dans la confort à proximité.
Le scepticisme de Charvaka ou d'autres écoles de pensée indiennes n'a peut-être pas influencé Pyrrho de manière aussi significative que Laërce le prétend, car il connaissait déjà des opinions similaires exprimées par Démocrite et Anaxarque. Il est toutefois possible que le fait d'avoir pris connaissance de conclusions similaires, défendues par des personnes de nationalité différente, à l'autre bout du monde, l'ait convaincu de leur véracité et l'ait conduit à élaborer le système qui serait connu sous le nom de pyrrhonisme.
Pyrrhonisme
Le résumé de la philosophie de Pyrrhon est ce qu'on appelle le passage d'Aristocle, un bref paragraphe attribué à Aristocle de Messène (c. 1er siècle de notre ère) qui citait l'élève de Pyrrhon, Timon de Phlionte, et qui est cité par l'historien chrétien Eusèbe de Césarée (c. 260-339 de notre ère). Le passage présente trois questions auxquelles il faut répondre sur la nature de la réalité et suggère la réponse appropriée à ces questions en se basant sur la pensée pyrrhonienne :
- Quelle est la nature de tout sujet, y compris l'éthique ?
- Comment doit-on répondre à tout sujet, y compris l'éthique ?
- Quel sera le résultat d'une réponse à tout sujet ?
Pyrrhon, d'après le passage, répond que (1.) tous les phénomènes observables sont indifférenciés, instables et non fixés par leur nature, (2.) les perceptions sensorielles ne peuvent pas dire la vérité sur les phénomènes observables, ni mentir, car les phénomènes observables sont au-delà de la capacité des sens à les comprendre vraiment, (3.) il faut donc s'abstenir d'observer les phénomènes.) il faut donc s'abstenir de tout jugement ou de toute conclusion concernant ce qui est perçu, en refusant d'accepter toute affirmation sur la base du fait qu'elle n'est ni une vérité ni un mensonge, mais simplement l'observation d'une personne basée sur l'expérience et la croyance. En ne s'engageant à aucune conclusion, on libère l'esprit pour atteindre un état d'ataraxie, c'est-à-dire l'absence d'agitation et de détresse psychologique.
Il s'agit d'une interprétation simplifiée du passage d'Aristocle, dont le sens est encore débattu, car les mots grecs originaux pourraient être interprétés comme signifiant soit que la réalité ne peut être connue, soit que les humains n'ont pas la capacité de connaître ce qui peut être connu. Quoi qu'il en soit, le seul aspect du passage qui soit clair est l'affirmation, à propos de la troisième question, que le résultat d'une réponse sans jugement aux perceptions sensorielles entraîne la paix de l'esprit. Cette affirmation est généralement considérée comme originale de Pyrrhon.
En rejetant tout dogme, Pyrrhon semble avoir affirmé que l'on se libérait de la fausse croyance que l'on pouvait réellement comprendre la réalité et, de plus, que l'on ne serait plus entraîné dans des discussions et des arguments inutiles sur ce qui est ou n'est pas vrai. Lorsque l'on est confronté à une déclaration telle que "c'est un bon livre", on devrait examiner les raisons d'accepter et de rejeter cette déclaration de manière égale et ne rien conclure, si ce n'est que la personne X a fait cette déclaration. On ne peut nier que la personne X a fait cette déclaration, mais on ne sait pas si cette déclaration est vraie ou quelle est la qualité du livre. Un livre peut être considéré comme "bon" par la personne X, mais pas par la personne Y. Il est donc inutile d'être d'accord ou non avec cette affirmation, car elle n'est ni vraie ni fausse, mais seulement l'opinion de la personne X.
L'essence du scepticisme de Pyrrhon, ou du moins ce que l'on a fini par interpréter comme sa philosophie, est pleinement définie par Sextus Empiricus dans ses Esquisses Pyrrhoniennes, I.IV.8-10 :
Quand nous disons que le scepticisme est une faculté qui compare et qui oppose, en toutes les manières possibles, les choses apparentes et ces paroles, en toutes les manières possibles, peuvent se rapporter à la faculté, pour faire voir que nous prenons ce mot de faculté simplement et dans un sens étendu : ou bien elle se rapporte à ce que nous disons que le scepticisme oppose les choses sensibles et les choses intellectuelles. Car comme nous opposons diversement ces choses entre elles, savoir, les sensibles aux sensibles, ou les intelligibles aux intelligibles ; ou en permutant, les apparentes aux intelligibles, et pour embrasser toutes ces comparaisons et ces oppositions, nous disons que le scepticisme compare et oppose toutes ces choses en toutes les manières possibles. Ces termes, en toutes les manières possibles, peuvent encore signifier que de quelque manière possible que les choses nous paraissent, soit qu'elles soient sensibles ou intellectuelles, nous prétendons les comparer ensemble, sans rechercher comment les sensibles tombent sous les sens, ou comment les intellectuelles s'aperçoivent par l'entendement.
Par raisons opposées, nous entendons tout simplement des raisons, qui paraissent se détruire les unes les autres, et ne pouvoir subsister ensemble; et non pas seulement, ou nécessairement l'affirmation ou la négation, à l'égard d'une même question.
Nous appelons poids ou moments égaux dans les raisons, une certaine égalité de force et de persuasion, qui fait que l'on pourrait également se rendre à l'une ou à l'autre de ces raisons, ou ne s'y pas rendre, de sorte que l'on ne peut pas préférer une de ces raisons contraires à son opposée, comme si elle était plus digne de soi que l'autre.
L'Époque (dont parle la définition) ou sa suspension, est un état de l'âme par lequel nous n'établissons ni ne renversons rien, n'affirmant et ne niant quoi que ce soit.
Enfin l'Ataraxie, ou l'exemption de trouble, est le repos ou la tranquillité de l'âme. Quand nous parlerons de la fin ou du but du scepticisme, nous expliquerons cornment I'Ataraxie est une suite de l’Époque.
En refusant de s'engager sur la vérité ou la fausseté d'une affirmation donnée, on libère l'esprit pour qu'il accepte toute affirmation comme vraie ou fausse, mais aussi comme ne représentant pas fidèlement la réalité extérieure. Tout ce que l'on peut dire qu'une déclaration représente est l'opinion de celui qui la prononce sur la réalité extérieure et, comme cette opinion est formée exclusivement à partir des expériences de cet individu et de ses pensées sur ces expériences, elle ne peut en aucun cas avoir un rapport avec la réalité extérieure ni avec ses propres expériences de cette réalité.
Personne, enfin, ne pouvait réellement "savoir" quoi que ce soit et il n'y avait donc aucune raison de prétendre que c'était le cas ou de s'énerver lorsque cette prétention se soldait par une déception ou que ses opinions étaient contestées par quelqu'un d'autre. C'est dans le refus d'accepter la convention du " savoir " ou du " non-savoir " que réside la clé de la liberté personnelle d'" être " tout simplement, sans le bagage mental de devoir prétendre à la connaissance de quoi que ce soit.
Gorgias et le scepticisme académique
À l'appui de ce point de vue, Sextus Empiricus cita l'ouvrage de Gorgias sur la nature (sur le non-existant) dans une autre de ses œuvres, Contre les professeurs. Gorgias (c. 427 av. J.-C.) est considéré comme l'un des philosophes présocratiques, même s'il était contemporain de Socrate, qui affirma que rien n'existe ou, si c'est le cas, qu'on ne peut pas le connaître ou, si on le connaît, que cette connaissance ne peut pas être communiquée à quelqu'un d'autre en raison de la nature subjective de l'interprétation personnelle. Une chaise, par exemple, peut exister objectivement ou seulement dans l'imagination d'une personne, mais dans tous les cas, cette chaise ne peut pas être décrite avec précision à une autre personne qui aurait une définition et une image différentes de ce qu'est une "chaise".
L'affirmation de Gorgias ne semble avoir influencé aucun des penseurs de son époque, tandis que le système de Pyrrhon attira un public modeste, dont Timon de Phlionte qui codifia ses vues et les popularisa en écrivant des vers critiquant les autres philosophies comme des prétentions insensées à la connaissance. La philosophie de Pyrrhon fut adoptée par Arcésilas (vers 316-240 av. J.-C.), chef de l'Académie de Platon, qui fonda son système de scepticisme académique sur celui de Pyrrhon par l'intermédiaire de Timon de Phlionte. Le scepticisme académique soutenait que les humains étaient incapables de comprendre la nature de l'existence (parce qu'ils ne savaient même pas ce qu'ils ne savaient pas), alors que Pyrrhon semble avoir suggéré que l'on pouvait le faire en refusant de prétendre à une telle compréhension. Pour Pyrrhon, il semble que la nature de l'existence réside dans le simple fait d'exister.
Conclusion
L'école de Pyrrhon s'éteignit à un certain moment, mais elle fut relancée par Énésidème (c. 1er siècle avant J.-C.), qui s'identifia comme un philosophe pyrrhoniste et qui fut peut-être étudiant à l'Académie de Platon à Athènes. On sait peu de choses de sa vie, mais son œuvre, les Discours pyrrhoniens, définit le système de Pyrrhon et inspira les travaux ultérieurs de Sextus Empiricus et d'autres philosophes pyrrhonistes. Le pyrrhonisme fut défini plus tard comme la première école de philosophie sceptique en Grèce, suivie par le scepticisme académique qui s'opposait aux vues plus anciennes du platonisme et du stoïcisme, qui soutenaient tous deux que la connaissance de l'existence était possible même si les perceptions sensorielles étaient suspectes.
Ces points de vue divergents furent harmonisés par Antiochos d'Ascalon (c. 125 à c. 68 av. J.-C.) qui soutenait que la connaissance était possible grâce à la raison, même si la réalité extérieure pouvait différer de la perception subjective de chacun. On ignore si le pyrrhonisme de ces penseurs ultérieurs était le même que celui de Pyrrhon, mais cela semble peu probable. D'après le peu d'informations disponibles, Pyrrhon semble avoir valorisé la simplicité de la pensée, de la parole et de l'action, en mettant l'accent sur la neutralité des jugements, tandis que le mouvement ultérieur qui porte son nom est un système plus complexe qui porte régulièrement des jugements sur d'autres écoles philosophiques. On ne sait évidemment pas comment Pyrrhon aurait réagi à ce dernier système ou à la discipline sceptique dans son ensemble, mais il aurait très probablement considéré qu'il s'écartait de sa vision originale selon laquelle la paix de l'esprit est possible pour ceux qui refusent de juger les autres sur la base de leur propre savoir supposé.