Bartolomé de Las Casas (1484-1566) était un frère dominicain espagnol et un ancien conquistador qui dénonça les exactions commises lors des conquêtes de la Nouvelle-Espagne et du Pérou et qui se battit pour la sauvegarde des droits fondamentaux des populations indigènes de l'Empire espagnol. De ce fait, Las Casas est souvent surnommé le "défenseur des Indiens".
En 1522, Las Casas écrit son ouvrage Très brève relation de la destruction des Indes, un réquisitoire explicite, quoique peut-être exagéré, contre les comportements cupides et contraires aux valeurs chrétiennes des conquistadores et des premiers colons de la Nouvelle Espagne. Las Casas mit ensuite en pratique son idée d'une gouvernance indulgente au Guatemala, où il parvint à établir des relations avec les Indiens Qʼeqchiʼ.
Jeunesse
Bartolomé de Las Casas naquit à Séville, en Espagne, le 11 novembre 1484. Il fit ses études à l'école cathédrale de sa ville natale avant de partir à l'aventure chercher fortune en 1502, en s'embarquant pour le Nouveau Monde où il s'installa sur l'île d'Hispaniola (aujourd'hui la République dominicaine et Haïti). Il poursuivit ensuite son périple et prit part à la conquête de Cuba en 1511. Ce dont il fut témoin dans les colonies bouleversa son existence, notamment la pratique de l'encomienda, système par lequel les explorateurs et colons espagnols se voyaient octroyer le pouvoir légitime de contraindre les chefs de tribus indigènes des colonies des Amériques au travail forcé. En contrepartie, les Européens étaient tenus de garantir une protection militaire aux travailleurs et de leur offrir la possibilité de se convertir au christianisme grâce à l'évangélisation dispensée par un prêtre local. Las Casas avait lui-même détenu une encomienda sur l'île d'Hispaniola ainsi qu'à Cuba, où il exploitait également des esclaves africains, mais la violence des traitements infligés aux peuples indigènes par les Européens dans le cadre du processus de colonisation, souvent comparables à de l'esclavage, finit par le convaincre de regagner l'Espagne où il renonça à tous ses biens. Il intégra l'ordre religieux dominicain en 1515. En 1516, il s'engagea en faveur de la cause des peuples indigènes des Amériques et fut nommé "Protecteur des Indiens" par la Couronne.
En 1522, le frère rédigea son œuvre la plus célèbre, un traité dépeignant la brutale réalité de la colonisation. Ce récit d'horreur, dramatiquement intitulé Très brève relation de la destruction des Indes, était assorti de gravures explicites. L'ouvrage relatait des faits choisis (incluant des exagérations) qui permirent à Las Casas de faire valoir sa thèse selon laquelle les conquistadores se rendaient coupables de génocide dans leur insatiable soif de richesse. Comme il le déclara : "si les démons avaient de l'or, ils les attaqueraient pour le leur voler" (Alan Covey, 355). Plus important encore, Las Casas brisa le mythe selon lequel les conquistadores étaient de nobles chrétiens porteurs de lumière, de civilisation et de salut pour les peuples des Amériques. Tout au contraire, les Européens, du moins dans la majorité des cas, n'apportaient ni plus ni moins qu'une vague de mort et de destruction quasi apocalyptique, laquelle dépeuplait rapidement les Amériques. L'auteur ne cite cependant pas nommément les conquistadores auteurs des meurtres et actes de torture qu'il décrit.
Influence sur la politique coloniale
Les historiens modernes considèrent aujourd'hui certaines des descriptions de violence et de sadisme faites par Las Casas comme quelque peu exagérées, mais la Très brève relation de la destruction des Indes atteignit son objectif et attira l'attention du public sur les événements qui se déroulaient dans le Nouveau Monde. Un point important dans la mesure où les autorités espagnoles s'étaient fixé un double objectif dans la constitution d'un nouvel empire : soutirer autant de richesses matérielles que possible de ces nouveaux territoires et convertir les populations locales au christianisme. Ce dernier objectif était au cœur des préoccupations du Conseil des Indes, l'organe nommé responsable de la gouvernance de l'Amérique espagnole et des Philippines en 1524. Le Conseil était majoritairement composé d'ecclésiastiques et, bien qu'ayant réalisé que l'exploitation des peuples indigènes constituait un aspect inévitable de la colonisation, ceux-ci étaient désireux d'accorder aux autochtones une protection suffisante pour leur permettre d'être éduqués et convertis au christianisme. Jusqu'en 1524, le rôle dévolu au Conseil fut en grande partie assumé par une seule personne, Juan Rodríguez de Fonseca (né en 1451), chapelain royal et archevêque de Burgos. Fonseca fut temporairement remplacé à la suite des révélations de Las Casas, et peut-être le moine persuada-t-il même la Couronne qu'une institution plus formelle s'imposait pour gérer les Indes espagnoles, comme on appelait alors les Amériques.
La défense des droits des des autochtones par Las Casas eut un effet des plus concrets sur la politique coloniale, puisqu'elle contribua à inspirer les "Nouvelles Lois" de 1542. Cette législation tenta d'abolir le système de l'encomienda ou tout au moins d'en limiter considérablement les pires abus, mais l'avarice combinée des conquistadores et des colons - qui se révoltèrent violemment - se révéla être un obstacle trop important. Le dispositif demeura en place durant encore 150 ans et ne s'éteignit qu'à cause des dramatiques chutes démographiques provoquées par la dureté du système et les maladies européennes mortelles.
La Légende Noire
Parmi ceux qui montrèrent un vif intérêt pour les récits de Las Casas figurent également des ennemis de l'Espagne. Des puissances comme l'Angleterre et la France profitèrent de l'occasion pour dénigrer la monarchie espagnole perçue comme une institution cupide et brutale à la tête d'un peuple plus sanguinaire et intolérant encore qui ne songeait qu'à massacrer et piller au sein des colonies. Les Anglais protestants, en particulier, furent ravis de trouver là de quoi les aider dans leur campagne de diffamation à l'encontre des Espagnols, à travers ce que l'on appela la "Légende Noire", terme inventé par l'historien espagnol Julian Juderias y Loyot (1877-1918). La Très brève relation de la destruction des Indes de Las Casas fut très vite traduite en anglais, en français et en néerlandais, entre autres langues, et en Allemagne, elle fut illustrée par des gravures de De Bry.
Autres travaux
Las Casas continua à publier des traités appelant à traiter plus humainement les peuples indigènes. Son ouvrage De l'unique moyen de mener tous les peuples à la vraie foi, écrit en 1530, soutient l'idée que, pour le bien de tous, il convenait de traiter les populations locales non pas par la force et la brutalité, mais par la patience, la persuasion et l'affection. Selon ses convictions profondes, chaque individu, puisque doué de raison et donc naturellement enclin à adopter une conduite pacifique, devait pouvoir jouir de la liberté. Par ailleurs, il estimait que les papes ne disposaient pas du droit de déposer les souverains non-chrétiens et n'avaient aucune autorité sur leur peuple. Les papes avaient conféré aux monarques européens une certaine autorité sur les chrétiens, ce qui n'impliquait pas pour autant que les sujets de ces souverains aient quelque autorité que ce soit sur la vie des individus issus d'un autre État ou d'une autre culture. Pour Las Casas, les peuples autochtones des Amériques, une fois conquis par la Couronne espagnole ou des vassaux agissant en son nom, bénéficiaient des mêmes droits que tout autre citoyen espagnol et ne devaient pas être soumis à des violences ou à une exploitation contraire à ces droits. En échange de ces derniers, les peuples indigènes devaient prêter serment d'allégeance à leur nouveau monarque. Las Casas estimait qu'il était préférable de laisser ces populations se gouverner elles-mêmes à une échelle locale et même avoir un chef natif susceptible de promouvoir le christianisme de manière bien plus efficace que ne le ferait un vice-roi imposé.
En 1565, dans ce qui semble être une approche en avance sur son temps, Las Casas présenta même à Philippe II d'Espagne (r. de 1556 à 1598) une pétition demandant la restitution au peuple inca de tous les trésors, tributs et ressources naturelles volés depuis 1532. Cette pétition échoua, dans un contexte où l'opinion générale de l'époque voulait que l'empire païen des Incas soit justement puni pour sa propre attitude envers les peuples conquis. De nombreuses personnalités ecclésiastiques prirent également position contre Las Casas, notamment Juan Ginés de Sepúlveda, un autre dominicain. Les deux positions contraires donnèrent naissance à la Contreverse de Valladolid, après un débat public organisé en août 1550 dans le monastère de San Gregoria, à Valladolid. De Sepúlveda estimait que les peuples des Amériques étaient des esclaves naturels et ne voyait par conséquent aucun problème à adopter des dispositifs tels que l'encomienda, composante indispensable au processus de "civilisation". Las Casas soutenait quant à lui qu'à la différence des Africains (qu'il considérait comme des esclaves naturels et dont il préconisait même de renforcer la présence aux Amériques), la richesse des croyances et de la culture des Incas, en particulier, exigeait qu'ils soient traités comme de potentiels convertis et non comme de simples bêtes de somme.
Outre des ouvrages plus philosophiques, Las Casas rédigea également des ouvrages portant sur l'histoire de la région, tels que l'Historia et l'Apologética historia, dans lesquels il tenta de reconstituer l'histoire des Incas à une époque où peu d'Européens témoignaient d'un quelconque intérêt pour ce genre d'entreprise.
La Grande Expérimentation
Les écrits de Las Casas n'avaient rien de conventionnel, mais, en tant que membre du conseil royal, il exerçait une influence suffisante pour persuader la Couronne de mettre ses théories en pratique au sein de certaines colonies, d'abord sur Hispaniola, où une communauté d'indigènes, à Cumaná, fut autorisée à se gouverner elle-même sous la direction pacifique de missionnaires. Cette première expérience ne fut pas un succès, les colons européens contestant l'idée que leurs vastes prérogatives puissent être limitées dans l'intérêt des Indiens. Déçu mais non découragé par le sort de Cumaná, Las Casas fonda lui-même, en 1521, une colonie sur la côte vénézuélienne. Un groupe de colons et d'artisans européens y vivait sous la direction d'un prêtre en formant une sorte de communauté. Las Casas voulait ainsi montrer aux indigènes, par l'exemple, qu'il était possible de construire une société plus pacifique. Cette deuxième expérience se solda par un nouvel échec lorsque les Indiens attaquèrent la colonie et tuèrent la plupart de ses membres. Las Casas, amèrement déçu, se retira dans un monastère dominicain situé dans la partie orientale d'Hispaniola où il demeura durant les années 1520.
En 1533, Las Casas attira à nouveau l'attention lorsqu'on apprit qu'il refusait de donner l'absolution aux détenteurs d'une encomienda. À partir de 1534, il visita certaines régions du Pérou pour observer par lui-même la réalité de la construction de l'empire en Amérique du Sud. Puis, en 1537, les autorités espagnoles, et en particulier le roi Charles Quint, empereur romain germanique (r. de 1519 à 1556), séduits par son approche humanitaire et par l'idée que les conquistadores outrepassaient largement leur pouvoir, décidèrent de laisser Las Casas tenter de concrétiser ses idées une troisième fois. Les événements en Amérique du Sud, où la civilisation inca succombait aux conquistadores menés par Francisco Pizarro (c. 1478-1541), constituaient une triste répétition de ce qui s'était produit au Mexique et en Amérique centrale. Le frère se vit octroyer une portion de territoire dans ce qui est aujourd'hui le centre du Guatemala. Des terres qui appartenaient aux Indiens Qʼeqchiʼ, peuple extrêmement belliqueux et jusqu'à présent resté insoumis. Las Casas ne se laissa pas décourager par leur réputation. Il apprit leur langue et sillonna la région avec d'autres frères dominicains. En privilégiant une persuasion sans violence, Las Casas réussit dans une certaine mesure à nouer des relations avec les Qʼeqchiʼ et à répandre la foi chrétienne. Au cours des cinq années qu'il passa sur place, l'approche de Las Casas fut assurément digne du changement de nom de la région de "Terre de Guerre" à Verapáz ou "Terre de la Vraie Paix". Malheureusement, la situation se dégrada rapidement après son départ en 1542, et l'afflux conséquent de colons espagnols provoqua une révolte sanglante des Qʼeqchiʼ .
Toujours lié aux Amériques, Las Casas continua à être consulté en qualité d'expert par le Conseil des Indes et, en 1544, il fut nommé évêque du Chiapas, région montagneuse du sud du Mexique. Comme un témoignage de l'oeuvre humanitaire du frère, la principale ville culturelle de l'État porte aujourd'hui le nom de San Cristóbal de las Casas. Bartolomé de Las Casas mourut à Madrid le 18 juillet 1566.