Tokugawa Iemitsu (1604-1651) fut le troisième shogun de l'époque d'Edo à gouverner le Japon. Il mena une série de réformes importantes qui non seulement consolidèrent la mainmise de sa famille sur le pouvoir, mais eurent également un impact considérable sur la société japonaise durant plusieurs siècles. Parmi ces mesures figurent l'officialisation du système du sankin-kōtai, qui imposait aux daimyō de séjourner alternativement à Edo et sur leur propre territoire, une année sur deux, et la promulgation d'édits isolationnistes, qui limitèrent les contacts entre le Japon et les pays étrangers.
Jeunesse
Iemitsu était le fils aîné de Tokugawa Hidetada, deuxième shogun du clan Tokugawa, et le petit-fils de Tokugawa Ieyasu, fondateur du shogunat Tokugawa. Hidetada occupa la fonction de 1605 à 1623, avant d'abdiquer en faveur d'Iemitsu. Il continua néanmoins à exercer une forte influence au sein du gouvernement, jusqu'à sa mort en 1632. Il est par conséquent difficile de distinguer, pour cette époque, les politiques initiées par Hidetada de celles d'Iemitsu. Suite au décès de son père, Iemitsu s'attela très vite à consolider son emprise sur le pouvoir. Il commença notamment par accuser son jeune frère, Tadanaga, de folie, le priva de ses terres et le contraignit au seppuku. Un acte jugé particulièrement brutal selon les standards d'aujourd'hui, mais répandu à l'époque. Iemitsu se livra également à diverses manœuvres politiques dans le but d'empêcher les autres branches de la famille Tokugawa d'interférer dans son gouvernement.
Consolider le pouvoir des Tokugawa
Iemitsu, qui naquit en 1604, ne possédait pas d'expérience directe de la guerre, à la différence de son père et de son grand-père. Sa grande réussite, cependant, fut de mettre en place une série de mesures qui consolidèrent le contrôle exercé par sa famille sur le Japon. Par sa victoire à la bataille de Sekigahara en 1600, Ieyasu imposa les Tokugawa en tant que clan guerrier le plus puissant du Japon. En 1603, il instaura un "gouvernement militaire", appelé en japonais bakufu (littéralement, "gouvernement de la tente"). Les Tokugawa contrôlaient environ 30 % des terres du Japon, le reste se trouvant aux mains d'autres familles de guerriers appelées daimyō. Ces derniers se divisaient entre ceux dont l'allégeance aux Tokugawa était antérieure à la bataille de Sekigahara (fudai-daimyō) et ceux qui ne s'étaient soumis qu'après (tozama-daimyō). Les terres que contrôlait la famille d'un daimyō formaient un domaine appelé han, dont la taille pouvait varier considérablement. Ainsi, les han des fudai-daimyō étaient souvent petits et situés dans la partie centrale du Japon, là où les possessions des tozama-daimyō étaient plus vastes et éloignées du centre politique. Parce qu'ils avaient été ennemis des Tokugawa, Ieyasu se méfiait des tozama-daimyō, mais n'avait ni le désir, ni la possibilité, de les éliminer. En contrepartie d'une reconnaissance de la domination des Tokugawa à l'échelle du pays, les daimyō furent dans une large mesure laissés libres de gouverner leurs propres territoires. Si ce compromis irrita certains d'entre eux, il s'agissait d'un arrangement qui garantissait la survie de leurs familles.
Durant la période des guerres civiles des XVe et XVIe siècles, les familles de daimyō se trouvèrent sous la constante menace de dissensions internes et d'ennemis venus de l'extérieur. Un chef habile pouvait renforcer la puissance d'une famille, mais, bien souvent, son oeuvre se trouvait réduite à néant en l'absence d'un héritier compétent. Si le contrôle de terres et d'hommes pouvait s'obtenir sur un champ de bataille, la guerre seule ne permettait en revanche pas de le conserver. Un chef accompli devait faire montre de compétences aussi bien politiques que militaires. Même après leur victoire décisive lors de la bataille de Sekigahara, les Tokugawa eux-mêmes durent faire face à cette menace. Dans les années 1620 et 1630, Iemitsu la surmonta en mettant en place une série de mesures qui renforcèrent considérablement la position des Tokugawa tout en affaiblissant celle des daimyō rivaux.
Le système de résidence alternée
La plus célèbre de ces mesures fut le "système résidence alternée", appelé sankin-kōtai en japonais. Selon ce système, les daimyō étaient tenus de séjourner alternativement, une année sur deux, sur leurs terres et à Edo, siège du gouvernement des Tokugawa. Les épouses ainsi que les familles des daimyō étaient quant à elles contraintes de vivre en permanence à Edo, où elles consituaient, en quelque sorte, des otages. La détention d'otages dans le but de garantir la loyauté d'alliés et de vassaux relevait d'une longue tradition au Japon, mais le principe fut institutionnalisé pour les tozama-daimyō dès 1635 et en 1642 pour les fudai-daimyō. Il ne s'agissait là que de l'une des mesures prises dans une série d'édits regroupés sous le nom de Règlement Général des Maisons Militaires (Buke Sho-Hatto). Bien que le premier de ces édits eût été publié par Ieyasu en 1615, Iemitsu en établit une version élargie en 1635.
Le système du sankin-kōtai demeura en vigueur jusqu'à la fin de la l'époque d'Edo, en 1868, et sa mise en place engendra des conséquences d'une portée considérable, que son promoteur n'aurait pu imaginer. Le système accéléra sensiblement le développement de la ville d'Edo (actuelle Tokyo). Ieyasu y avait entamé la construction d'un immense au début des années 1600, et ses successeurs en poursuivirent les travaux. Dans le cadre du sankin-kōtai, les daimyō durent faire bâtir des résidences à Edo. Ils établirent leurs demeures sur les terrains que leur octroyèrent par les Tokugawa, dans le secteur vallonné avoisinant le château. Cette zone, baptisée yama no te ("district des collines"), contrastait avec la ville basse (shitamachi), où résidaient les gens du peuple, le long de la rivière Sumida. Les Tokugawa et les daimyō ayant besoin de nombreux biens et services, la population d'Edo connut un essor rapide. À la fin du XVIIe siècle, la ville comptait environ un million d'habitants, ce qui en faisait la plus grande ville du monde.
Pour faciliter le déplacement des daimyō de leurs domaines à Edo, il s'avéra nécessaire de mettre en place une infrastructure routière de qualité. Au début du XVIIe siècle, le gouvernement créa ainsi un réseau routier baptisé gokaidō ("cinq routes"). Il consistait en cinq grands axes partant d'Edo et reliant la ville aux autres régions du Japon. La plus importante d'entre elles, le Tōkaidō, longeait la côte Pacifique et reliait la capitale à Kyoto. Des relais furent aménagés le long de ces voies, permettant aux voyageurs de se restaurer, se loger et se divertir. Le gouvernement installa également des postes de contrôle chargés de s'assurer que les voyageurs qui empruntaient ces routes disposaient des autorisations nécessaires et ne se livraient à aucune activité illégale. Ce sont ces routes qu'empruntaient les daimyō et leurs domestiques pour se rendre à Edo et en repartir. Ces cortèges pouvaient compter plusieurs centaines de personnes. Les daimyō locaux supportaient les coûts de construction et d'entretien des voies. Nombre d'entre eux firent également construire des routes supplémentaire sur leurs terres pour faciliter les déplacements.
Pour finir, le système du sankin-kōtai encouragea la croissance économique. En obligeant les daimyō à venir à Edo, les Tokugawa avaient pour principal objectif de diminuer les ressources de ces derniers. En effet, entretenir une résidence dans la capitale et organiser les allers et retours d'un grand nombre de serviteurs représentait une dépense considérable. Les Tokugawa entendaient affaiblir financièrement les daimyō en les contraignant à dépenser cet argent. Deux possibilités s'offraient à ces derniers pour augmenter leurs revenus et faire face à cette charge. La première consistait à accroître leur part sur les revenus tirés de leur domaine en augmentant les taxes. Une solution peu efficace face à la forte capacité de résistance des paysans. La seconde approche visait à accroître la productivité générale des terres en favorisant la croissance économique. Malgré des conditions variables d'une région à l'autre, nombre de daimyō encouragèrent la croissance par le défrichement de nouvelles terres cultivables, le perfectionnement des techniques d'irrigation et des méthodes agricoles, et la production de nouvelles denrées telles que le coton, la soie, le sel, la cire et le papier. L'amélioration des transports contribua également au développement de débouchés locaux, régionaux et nationaux, pour ces produits.
Ainsi, le système du sankin-kōtai, bien que simplement conçu à l'origine comme un instrument de contrôle politique, favorisa l'essor des transports et du commerce, l'expansion des villes, et finalement la diffusion d'une culture commune, les biens et les personnes circulant plus librement à travers le pays.
Restriction des contacts avec les pays étrangers
Autre volet de la politique de Iemitsu qui marqua durablement la société japonaise : les édits qu'il promulgua pour restreindre les contacts entre le Japon et les pays étrangers.
Les relations entretenues avec les pays du continent asiatique jouèrent très tôt un rôle majeur dans la formation d'une tradition culturelle japonaise. Au XVIe siècle, cependant, de nouveaux voyageurs venus d'Europe débarquèrent pour la première fois au Japon, avec pour objectif de commercer et répandre le christianisme, une religion jusque-là inconnue de l'archipel. Un grand nombre de gens du peuple s'y convertirent, de même que quelques daimyō. Le christianisme ne constituait pas qu'une simple religion, au sens spirituel, mais était aussi étroitement associé à l'expansion impérialiste de nations telles que l'Espagne et le Portugal. Ainsi, Oda Nobunaga (1534-1582) et Toyotomi Hideyoshi (1537-1598), guerriers à l'origine du processus d’unification du pays à la fin du XVIe siècle, bien qu'intéressés par la culture européenne, se montraient méfiants à l'égard de la nouvelle religion. Nobunaga, en particulier, voyait dans certaines institutions religieuses des entraves de taille à ses tentatives de réunification du Japon.
Si l'on considère aujourd'hui le bouddhisme comme une religion pacifique, les moines de l'époque se voyaient souvent dans l'obligation de défendre physiquement leurs temples et monastères. Ce fut notamment le cas durant la période des guerres civiles, où des moines-guerriers affrontaient des armées de daimyō en maraude. Le temple Enryaku-ji, situé sur le mont Hiei, au nord-est de Kyoto, disposait d'une force armée particulièrement nombreuse. En 1571, Nobunaga assiégea le temple et le détruisit. Il est dit que des centaines, voire des milliers de moines furent tués. En 1580, il détruisit également le temple Honganji d'Ishiyama (situé sur le site de l'actuelle ville d'Osaka) au terme d'une guerre qui dura dix ans. À la lumière de ces évènements, il n'est pas surprenant que Nobunaga et Hideyoshi aient considéré avec méfiance une religion comme le christianisme.
Bien que favorable au commerce avec les Européens, Tokugawa Ieyasu fit interdire la venue de missionnaires chrétiens au Japon en 1615. Après être devenu shogun, Iemitsu, quant à lui, bannit purement et simplement le christianisme et se livra à des persécutions systématiques. Nombre de chrétiens furent torturés avant d'être tués.
À la fin des années 1630, une importante rébellion éclata parmi les fermiers de l'île de Kyūshū. Les principales causes étaient manifestement économiques, mais un grand nombre de ceux qui étaient impliqués furent soupçonnés d'être chrétiens. Après avoir brutalement réprimé la révolte, Iemitsu promulgua une série de décrets restreignant sévèrement les contacts entre le Japon et les pays étrangers. Les Européens se trouvèrent interdits de séjour au Japon, à l'exception des Néerlandais, dont la présence fut confinée à un comptoir commercial baptisé Dejima, établi sur une île du port de Nagasaki. Les Japonais qui se trouvaient déjà à l'étranger - et ils étaient nombreux, engagés dans le négoce en divers pays d'Asie du Sud-Est - se virent refuser le droit de rentrer chez eux. En japonais, ces restrictions sont appelées sakoku, qui signifie" fermeture du pays ". Les historiens ont longtemps souligné l'impact néfaste de ces mesures sur le Japon, mais des recherches plus récentes ont souligné le fait que le pays n'était pas totalement isolé. Outre les contacts avec la communauté néerlandaise de Nagasaki, le Japon entretenait également des relations avec la Chine et la Corée, ainsi qu'avec les populations des îles Ryūkyū (actuelle préfecture d’Okinawa) et le peuple Ainu qui occupait une région qui correspond aujourd'hui à la préfecture d'Hokkaidō mais qui, à l'époque, échappait au contrôle japonais.
La motivation derrière les restrictions imposées par Iemitsu concernant les contacts avec les pays étrangers n'est pas totalement établie. Il semblerait néanmoins que le shogun ait craint que certaines familles de daimyōs rivaux ne cherchent un appui étranger pour se rebeller contre les Tokugawa. À ce titre, les politiques de résidence alternée et d'isolement du pays peuvent être perçues comme tendant vers le même objectif : la sauvegarde du pouvoir des Tokugawa. De ce point de vue, ces deux systèmes furent une réussite puisque les Tokugawa parvinrent à se maintenir au pouvoir jusqu'en 1868.