Le "trou noir de Calcutta" fait référence à une cellule de prison dans laquelle furent enfermés 146 prisonniers, pour la plupart britanniques, capturés après que le Nawab du Bengale eut repris la ville à la Compagnie des Indes orientales. Enfermés le 20 juin 1756 dans une minuscule cellule de Fort William, 123 des prisonniers moururent de déshydratation ou de suffocation.
Le nombre de morts du Trou noir a peut-être été exagéré, mais les témoignages de la réalité de l'événement sont nombreux. La Compagnie des Indes orientales se servit de cette histoire pour justifier sa prise de contrôle totale de Calcutta. Ce n'est toutefois qu'au siècle suivant que la connaissance de l'incident se répandit dans les manuels scolaires et la littérature comme l'un des nombreux moyens tout aussi douteux de justifier la présence coloniale de la Grande-Bretagne en Inde. L'emprise de l'incident sur l'imaginaire populaire se traduit par l'utilisation durable de l'expression anglaise "like the Black Hole of Calcutta" (comme le trou noir de Calcutta) pour désigner tout endroit sombre et inhospitalier.
Contexte
Au milieu du 18e siècle, la Compagnie britannique des Indes orientales (EIC) cherchait à étendre son contrôle du commerce et du territoire en Inde. La riche région du Bengale était une cible évidente, et Calcutta (Kolkata) était devenue un port commercial majeur pour la compagnie. La Compagnie française des Indes orientales était également présente dans la région à Chandernagore (Chandannagar), plus haut sur la côte. Le Nawab du Bengale, Siraj ud-Daulah (né en 1733), nominalement sous la suzeraineté des empereurs moghols de Delhi, faisait l'équilibre entre ces deux compagnies étrangères, toutes deux représentant avant tout les ambitions impériales de leurs gouvernements respectifs en Inde. Siraj ud-Daulah voulait éloigner l'EIC de Calcutta, car la compagnie refusait de payer les travaux de renforcement des fortifications de la ville, et il marcha donc sur la ville en juin 1756. Un court siège s'ensuivit et la ville tomba. Le sort des personnes capturées est à l'origine de la fameuse légende du Trou noir.
La cellule du trou noir
Selon un survivant, John Zephaniah Holwell (1711-1798), lui, plusieurs fonctionnaires et un certain nombre de soldats qui avaient défendu le Fort William de Calcutta furent capturés. Selon la version standard des événements, le 20 juin, une femme et 145 hommes, dont un certain nombre de civils, furent emprisonnés dans le fort William. La plupart étaient britanniques, mais il y avait aussi quelques ressortissants néerlandais et portugais. Selon certains récits, la pièce de confinement était utilisée en tant que cellule de prison occasionnelle pour les petits voleurs, mais d'autres récits la présentent comme une prison militaire. La cellule unique mesurait 5,5 x 4 mètres (18 x 14 ft) et ne possédait que deux petites fenêtres garnies de barreaux qui donnaient très peu de lumière et d'air au cachot. Pour ces raisons, la cellule était connue localement comme le "trou noir". L'intention était probablement de garder les prisonniers dans cette cellule pour une nuit seulement, jusqu'à ce qu'un lieu d'incarcération plus approprié puisse être trouvé, mais même une seule nuit dans ce trou de l'enfer était déjà trop. Victimes de la chaleur et l'humidité extrêmes, de déshydratation et de manque d'air, seuls 23 hommes survécurent au Trou Noir. Le débat se poursuit aujourd'hui quant au nombre réel de prisonniers concernés qui pourrait avoir été bien inférieur. Certains historiens modernes estiment à 64 le nombre de prisonniers et à 21 le nombre de survivants.
Récits des survivants
Le récit le plus complet des morts du Trou noir nous vient de Holwell, alors membre junior du conseil d'administration de l'EIC au Bengale. Il narra les événements dans A Genuine Narrative of the Deplorable Deaths of the English Gentlemen, and others, who were suffocated in the Black Hole in Fort William, at Calcutta, in the Kingdom of Bengal ; in the Night Succeeding the 20th June 1756, publié en 1758. Holwell réussit à survivre parce qu'il avait eu la chance de se trouver près d'une des deux fenêtres de la cellule dans cette cohue humaine .
Nous n'avions été confinés que quelques minutes avant que tout le monde ne tombe dans une transpiration si abondante que vous ne pouvez vous en faire une idée. La soif de chacun devenait intolérable et la respiration difficile... Tout le monde, à l'exception de ceux qui se trouvaient près des fenêtres, commença à être pris de panique et beaucoup déliraient : "De l'eau, de l'eau" était le cri général... Finalement, j'e fus tellement pressé et coincé que j'étais privé de tout mouvement.
(Holwell, 260-1)
Le récit dramatique de Holwell n'était pas sans une touche d'exagération comme l'indique ce passage :
Pendant que j'étais à cette deuxième fenêtre, j'ai été observé par un de mes misérables compagnons à ma droite, alors que je tentais d'étancher ma soif en suçant ma manche de chemise. Il comprit l'astuce, et me vola de temps en temps une partie considérable de mon stock... et nos bouches et nos nez se sont souvent croisés dans ce duel.
(Holwell, 263)
Un autre survivant donna le témoignage suivant devant le Parlement britannique :
Certains membres de notre compagnie moururent très vite après avoir été enfermés: d'autres devinrent fous et, ayant perdu la raison, moururent en proie au délire. Nous avons eu beau insister auprès des gardes qui nous surveillaient, nous n'avons pas réussi à les convaincre de nous libérer ou de nous séparer dans des prisons différentes, ce que nous souhaitions, nous avions même offert de l'argent pour de faire, mais en vain: lorsque nous fûmes libérés à huit heures le lendemain matin, seuls vingt-trois d'entre nous étaient encore vivants.
(cité dans Watney, 95)
L'épisode est relaté de manière plus concise par le chroniqueur moghol Yusuf Ali Khan :
Les [fonctionnaires] ont enfermé dans une petite pièce près de 100 Firangis [étrangers] qui ont été victimes des griffes du destin ce jour-là. Le hasard a voulu que, dans la pièce où les Firangis étaient enfermés, ils furent tous asphyxiés et moururent.
(cité dans Dalrymple, 106)
La réponse de l'EIC
Les nouvelles de la chute de Calcutta et de l'incident du trou noir poussèrent l'EIC à agir. Robert Clive (1725-1774), qui avait déjà remporté plusieurs victoires militaires au nom de l'EIC, fut envoyé à la tête d'une armée de l'EIC. La tâche de Clive n'était pas nécessairement de reprendre la ville mais, comme la véritable priorité de la Compagnie était toujours de faire de l'argent, de rétablir le commerce à Calcutta. Clive décrivit la perte de Calcutta comme une "calamité générale" et, dans une lettre adressée aux directeurs de l'EIC à Londres, il rapporta l'impact de la nouvelle des prisonniers du Trou noir : "Chaque poitrine ici semble remplie de chagrin, d'horreur et de ressentiment ; en fait, c'est une histoire trop triste pour être racontée" (Faught, 49).
Naviguant à bord de cinq navires et avec une armée d'environ 1 500 hommes, Clive réussit à prendre le contrôle de la ville en janvier 1757. Clive fit ensuite face à l'armée de Siraj ud-Daulah à la bataille de Plassey le 23 juin 1757. Clive remporta une importante victoire, et un nouveau nawab favorable à l'EIC fut mis en place. Siraj ud-Daulah fut exécuté et Clive fut nommé gouverneur du Bengale en février 1758. Ainsi commença l'exploitation systématique de la région par l'EIC. La vengeance avait été accomplie, mais l'ampleur des souffrances ultérieures de 20 millions de Bengalis dépasserait de loin celles des victimes du Trou noir. Holwell, quant à lui, devint le gouverneur intérimaire du Bengale pendant la période intermédiaire entre les deux gouvernements de Robert Clive et Henry Vansittart. Holwell fit également ériger un mémorial à l'extérieur de la cellule de l'infâme prison.
La légende continue
Malgré l'emprise de l'incident sur l'imaginaire populaire, il y eut de nombreuses rumeurs selon lesquelles toute cette histoire n'avait été qu'une invention des Britanniques pour justifier la poursuite de la conquête militaire. Une étude notable de J. H. Little en 1916, publiée dans Bengal Past and Present, jeta de sérieux doutes sur la fiabilité de Holwell et la version acceptée de l'histoire du Trou noir. Cependant, d'autres témoins, comme un soldat nommé Cooke, se portèrent garants de la version des événements de Holwell. Il existe quelques divergences de détails dans les récits contemporains, mais pas plus que ce que l'on pourrait s'attendre à trouver dans toute tentative de reconstitution d'événements passés à l'aide de différents témoins. Même les ennemis de Holwell n'allèrent pas jusqu'à dire qu'il avait inventé toute l'histoire.
Little s'était trompé en croyant que les personnages clés de l'EIC n'avaient jamais mentionné l'histoire du trou noir dans des documents ou des lettres ; plusieurs d'entre eux l'avaient fait, y compris Clive. Et voici un autre point important : les personnes au pouvoir à l'EIC furent, au moins en partie, poussées à l'action par l'histoire du Trou Noir, un fait que certains historiens modernes ont cherché à minimiser en faveur d'une indignation plus posthume des générations ultérieures d'impérialistes britanniques. Il se peut également que l'accent mis sur l'incident du trou noir ait été un bon moyen de détourner l'attention du public de la piètre défense du fort William par l'EIC, où les officiers avaient honteusement abandonné leurs hommes avant la prise du fort. L'incident détourna également l'attention du public du changement de politique générale de l'EIC à cette époque, qui passa d'une simple compagnie commerciale à une puissance coloniale à part entière.
En conclusion, le consensus général parmi les historiens est que l'incident a bien eu lieu, mais probablement avec moins d'hommes impliqués que ce que Holwell avait déclaré, étant donné les dimensions de la cellule. Comme le note le Cambridge History of India:
Tous ceux qui ont étudié les archives de l'époque ont dû arriver à la conclusion que Holwell n'était pas un homme vertueux ; il est même probable qu'il ait retouché son histoire afin de rendre son rôle aussi notable que possible. Mais même en tenant compte de ce genre de choses, les grandes lignes de l'histoire demeurent.
(156)
L'histoire du trou noir de Calcutta continua à susciter des émotions, et l'incident devint l'une des nombreuses justifications douteuses de ce que les Britanniques considéraient comme une présence "civilisatrice" en Inde et (pour eux) une mesure de l'horreur des dirigeants précédents. C'était particulièrement vrai à l'époque victorienne, lorsque l'EIC fut remplacée par l'Empire britannique en Inde et que l'époque des pionniers du 18ème siècle fut considérée avec nostalgie comme un âge d'or d'efforts audacieux contre des souverains rivaux que les Britanniques considéraient racialement inférieurs.
Les passions étaient encore vives au XXe siècle. Une statue commémorative en l'honneur des victimes de l'incident du Trou noir, qui avait été érigée en 1902 après que l'original de Holwell eut été perdu, fut au centre d'une manifestation contre la domination britannique en 1940. Le leader bengali Subhas Chandra Bose appela ses partisans à démolir le monument qui se trouve aujourd'hui dans le cimetière de l'église St John de la ville.
L'expression "like the black hole of Calcutta" est devenue une façon courante de désigner tout endroit sombre, oppressant, sans air et généralement inhospitalier, et est encore utilisée aujourd'hui, même si Calcutta s'appelle désormais Kolkata. Le nom est également utilisé en astronomie depuis que le physicien Robert H. Dicke (1916-1997), connu pour utiliser fréquemment cette expression dans sa vie privée, l'a utilisée pour la première fois pour décrire les zones de l'espace où la gravité est si forte que même la lumière ne peut s'en échapper, le trou noir par excellence.