Les Noyades de Nantes furent une série de massacres qui eurent lieu à Nantes, en France, de novembre 1793 à février 1794, pendant le règne de la Terreur. Sous la direction de Jean-Baptiste Carrier, représentant en mission de Paris, des milliers de prisonniers "contre-révolutionnaires" furent emmenés sur des barges au milieu de la Loire où ils furent coulés.
Ces noyades de masse furent tout d'abord menées en secret, à la faveur de l'obscurité. Par conséquent, il existe peu d'informations sur la fréquence de ces noyades, ainsi que sur le nombre exact de victimes, un nombre qui pourrait varier entre 1 800 et 4 800, certaines sources avançant même le chiffre de 10 000. Les victimes étaient des résidents des prisons de Nantes et étaient donc des rebelles capturés pendant la guerre de Vendée, des prêtres et des religieuses catholiques réfractaires, et d'autres "suspects" emprisonnés en vertu des lois imposées par la Terreur. L'ampleur et la brutalité de ce massacre lui valurent d'être considéré comme l'un des plus horribles actes de massacre de civils survenus pendant la Révolution française (1789-1799).
Prélude : Nantes et la Vendée
À l'époque de la Révolution, Nantes était l'une des villes les plus riches de France. Située sur la Loire, à environ 31 miles de la côte atlantique, elle était un centre important pour le commerce et les voyages transatlantiques. Avec une population de 90 000 habitants, Nantes était, après Bordeaux, la deuxième ville la plus importante de la côte ouest de la France. Elle abritait une riche bourgeoisie, des marchands et des maîtres artisans, et attirait de nombreux paysans à la recherche de travail. Lorsque la Révolution débuta en 1789, elle fut généralement bien accueillie par les Nantais, qui manifestèrent leur soutien en imitant la prise de la Bastille et en s'emparant de leur propre château local, le château des ducs de Bretagne.
En revanche, les terres rurales de la région de la Vendée, juste au sud de Nantes, étaient généralement plus conservatrices politiquement et religieusement que le reste de la France et elles se s'indignèrent des réformes anticatholiques imposées par les révolutionnaires. La plus flagrante fut la Constitution civile du clergé qui proscrit tous les ordres religieux et soumit l'Église catholique française à l'autorité de l'État. Les ecclésiastiques qui refusaient de prêter serment de loyauté à la nouvelle constitution étaient qualifiés de prêtres réfractaires et n'avaient plus le droit de prêcher ; à la fin de 1791, ces ecclésiastiques étaient considérés comme des conspirateurs contre-révolutionnaires et des appels étaient lancés pour qu'ils soient arrêtés ou déportés.
Les habitants pieux de la Vendée virent cela comme une attaque contre leur mode de vie et s'éloignèrent donc de la Révolution. Lorsque, en février 1793, la Convention nationale demanda 300 000 soldats pour la guerre de la Première Coalition (1792-97), et plus par conscription si nécessaire, les Vendéens décidèrent qu'ils en avaient assez. Des milliers de soulèvements paysans se transformèrent en une véritable rébellion, combinant leurs forces en une force unifiée connue sous le nom d'Armée catholique et royale. Bien que la guerre de Vendée n'ait pas commencé avec des intentions royalistes, les rebelles firent connaître leur mépris pour la République en reconnaissant la revendication de Louis XVII de France, le jeune roi non couronné toujours retenu en captivité à Paris.
Sous le commandement de l'imposant généralissime Jacques Cathelineau, les rebelles connurent un premier succès. Au printemps 1793, toute la Vendée tomba sous le contrôle des rebelles, et toutes les forces républicaines envoyées contre eux furent défaites. Malgré sa réticence à abandonner l'avantage du terrain, Cathelineau réalisa que la guerre devait être menée sur le sol ennemi. Plutôt que de frapper Paris, Cathelineau fit marcher son armée vers Nantes, qui fut assiégée à la fin du mois de juin. La riche ville portuaire serait une excellente prise ; non seulement elle constituerait une solide capitale provisoire pour l'insurrection, mais les Vendéens prévoyaient d'inviter une force d'invasion britannique dans le port. Avec le soutien britannique, les rebelles auraient la force de menacer Paris.
Les rebelles exigèrent la reddition immédiate de Nantes, sinon la garnison serait mise à feu et à sang. Mais ils avaient été rendus trop confiants par des mois de victoires faciles et n'avaient pas réalisé que la garnison de la ville, forte de 10 000 hommes, était mieux disciplinée et plus expérimentée que toutes les forces républicaines qu'ils avaient rencontrées jusqu'alors. Lorsque la garnison refusa de se rendre, les rebelles lancèrent une attaque bâclée et non coordonnée le 29 juin, qui se termina en désastre lorsque Cathelineau fut mortellement blessé par un tireur d'élite. L'échec cuisant de la bataille de Nantes marqua le début de la fin de l'armée catholique et royale qui retourna en Vendée où elle fut impitoyablement écrasée par des troupes républicaines bien équipées et bien entraînées.
Alors que la République ravageait la Vendée pour la punir de sa trahison, des milliers de paysans vendéens fuirent la zone de guerre, à la recherche d'un sanctuaire. Beaucoup d'entre eux arrivèrent aux portes de Nantes, espérant qu'en tant que non-combattants, ils trouveraient refuge. Au lieu de cela, ils furent mis aux fers et jetés dans les prisons aux côtés de leurs pères et frères qui avaient été capturés après la bataille et qui croupissaient depuis lors en tant que prisonniers de guerre. Le 17 septembre 1793, le Comité de salut public, quasi dictatorial, promulgua la loi des suspects, qui exigeait l'arrestation de tous les "suspects" contre-révolutionnaires dans toute la France, un terme si vague qu'il pouvait s'appliquer à n'importe qui. À Nantes et dans les terres environnantes, ceux qui avaient aidé les rebelles vendéens furent arrêtés, tout comme les prêtres et les religieuses réfractaires, et ceux qui étaient soupçonnés d'entretenir des sympathies royalistes ou catholiques. En novembre, les prisons de Nantes étaient pleines à craquer, avec environ 10 000 personnes entassées dans de petites cellules sordides. C'était un nombre stupéfiant, équivalent à plus d'un dixième de la population générale de la ville.
Naturellement, cela mit à mal les ressources de la ville. Nantes avait été transformée en un immense hôpital militaire et devait désormais prendre en charge des milliers de blessés des troupes républicaines, tous les prisonniers contre-révolutionnaires et sa propre population. À l'approche de l'hiver, le gouvernement municipal écrivit au Comité de salut public de Paris pour lui demander de l'aide. En réponse, le Comité envoya à Nantes un représentant en mission, Jean-Baptiste Carrier; et avec lui, la mort.
La question des prisonniers
Lorsque Carrier arriva à Nantes, il n'avait rien d'un tueur de masse. Il était né à Yolet, un village de la haute Auvergne, le 16 mars 1756, fils d'un métayer. Il travaillait dans un cabinet d'avocats à Paris jusqu'à ce que la Révolution éclate, et rentra alors chez lui pour s'engager dans la garde nationale locale. Carrier fut suffisamment populaire pour être élu à la Convention nationale à la fin de l'année 1792, où il devint un membre éminent des clubs des Cordeliers et des Jacobins. Il vota en faveur de la mort de Louis XVI et soutint avec enthousiasme la chute des Girondins, les rivaux modérés des Jacobins. En septembre 1793, il était devenu suffisamment respecté et influent pour être choisi par le Comité de sûreté publique pour stabiliser Nantes, et peut-être découvrir quelques contre-révolutionnaires dans le gouvernement bourgeois de la ville pendant qu'il y était.
Carrier arriva à la fin du mois de septembre et fut immédiatement confronté au problème de la croissance rapide et insoutenable de la population carcérale. Ce problème devait être traité de toute urgence pour deux raisons principales : la première était la crainte raisonnable que des maladies contagieuses, comme le typhus, ne se déclarent parmi les prisonniers serrés les uns contre les autres et ne se propagent à la population générale. La seconde était la crainte que les 10 000 prisonniers contre-révolutionnaires ne se soulèvent, une possibilité effrayante et désastreuse à envisager pour les dirigeants de la ville. Il s'agissait sans aucun doute d'un dilemme compliqué et stressant, mais Carrier devait le résoudre rapidement. Selon l'historien R.R. Palmer, Carrier se tourna immédiatement vers la solution la plus impitoyable parce que "l'impitoyabilité semblait être la façon la plus facile de résoudre un problème difficile" (220).
Le 29 septembre, Carrier laissa entrevoir ses intentions dans une lettre au Comité de la sécurité publique, dans laquelle il écrit : " Je me propose... de faire des cargaisons de prêtres non assermentés qui s'entassent actuellement dans les prisons, et d'en donner le contrôle à un marin de Saint-Servan connu pour son patriotisme " (Palmer, 220). Il s'avère que c'est exactement ce que Carrier voulait faire : 160 prêtres réfractaires furent sortis des prisons et chargés sur une péniche ancrée au milieu de la Loire, réduisant ainsi leurs chances de s'échapper ou de propager des maladies. Bien qu'ils ne aient pas été noyés de suite, ces prisonniers souffrirent horriblement de l'exposition constante aux éléments.
Le 7 octobre, Carrier fit à nouveau rapport au Comité, expliquant que les prisons de Nantes regorgeaient de partisans vendéens. "Au lieu de m'amuser à leur faire un procès, dit-il, je les enverrai fusiller dans leur lieu de résidence. Ces terribles exemples intimideront les mauvaises volontés" (Palmer, 221). Loin de décourager Carrier de procéder à ces exécutions extrajudiciaires, la réponse du Comité l'incita à " purger le corps politique des mauvaises humeurs qui y circulent "(ibid). C'est précisément ce que Carrier décida de faire ; il entreprit de nettoyer les prisons.
Dans un premier temps, dans la lignée de la Terreur, il utilisa une guillotine pour éliminer les prisonniers un par un. Mais cette idée fut rapidement mise de côté, car elle était beaucoup trop lente pour les besoins de Carrier, et les Nantais n'appréciaient pas la vue d'une guillotine publique et de son travail macabre. Carrier se tourna alors vers les pelotons d'exécution, exécutés par une milice nouvellement créée, baptisée "Compagnie Marat", du nom du chef jacobin martyr Jean-Paul Marat. Carrier sélectionna un groupe de 24 "brigands" des prisons, dont quatre adolescents, à fusiller. Ce groupe fut suivi deux jours plus tard par un groupe de 27.
Cette méthode se poursuivit pendant un certain temps, mais elle s'avéra également insoutenable. Comme le rapporta l'un des soldats de Carrier, " tirer [sur les prisonniers] prend trop de temps et utilise trop de poudre à canon et trop de balles " (Bell, 181). Ne voulant pas mettre à mal les munitions disponibles de la République, il semble que Carrier ait dû faire preuve de créativité dans ses méthodes d'exécution. Heureusement pour lui (et malheureusement pour à peu près tout le monde), la Loire était juste à côté.
Les noyades
La méthode d'exécution avec laquelle Carrier allait tuer des milliers de personnes lui fut montrée pour la première fois par deux marins révolutionnaires locaux. Des trous étaient percés dans les côtés des barges à fond plat, sous la ligne de flottaison, sur lesquels des planches de bois étaient placées pour maintenir temporairement les navires à flot. Ensuite, les prisonniers étaient jetés à l'intérieur, pieds et poings liés, et les barges étaient remorquées jusqu'au milieu de la Loire. Une fois sur place, un batelier enlevait ou brisait les planches et sautait rapidement sur l'un des bateaux d'accompagnement, tandis que les péniches se remplissaient d'eau. Les prisonniers, impuissants, se tortillaient et hurlaient tandis qu'ils étaient submergés par l'eau glacée du fleuve. Ceux qui parvenaient à briser leurs liens et à essayer de nager étaient embrochés par les sabres des gardes qui montaient la garde sur les bateaux d'accompagnement.
Ces noyades en masse devinrent rapidement la méthode d'exécution préférée de Carrier. Appelées "baptêmes républicains" ou "bain national", il a été prouvé qu'au moins quatre noyades eurent effectivement lieu, bien que le nombre réel soit probablement beaucoup plus élevé; certains témoins oculaires parlent de 23 noyades. Au début, les noyades se déroulaient en secret, au cœur de la nuit, mais très vite, elles furent pratiquées sans vergogne, en plein jour. Pendant des semaines après chaque noyade, les corps sans vie des victimes étaient rejetés sur le rivage, à moitié dévorés par les poissons. Ces tueries furent tolérées par les Nantais, d'abord parce que le souvenir de l'attaque vendéenne sur leur ville était encore frais et aussi parce que presque aucune des victimes n'était nantaise. Lorsque que Carrier commença à outrepasser son pouvoir en malmenant la ville à proprement dit, les citoyens ne tentèrent pas de mettre un terme aux exécutions.
Malgré le secret dans lequel les noyades eurent lieu, elles devinrent rapidement de notoriété publique dans toute la France, suscitant des rumeurs et des spéculations sur les détails des atrocités barbares de Carrier. Des rapports firent état de prétendus "mariages républicains" dans lesquels un jeune homme et une jeune femme, ou dans certains cas un prêtre et une religieuse, étaient déshabillés et attachés l'un à l'autre avant d'être envoyés sur l'une des barges pour être noyés ensemble. Il fut également rapporté que Carrier et ses acolytes organisaient des "orgies nocturnes" faisant participer de force des femmes suspectes de la haute société nantaise.
Au moins 1 800 prisonniers nantais furent tués sur ordre de Carrier entre novembre 1793 et février 1794, tous sans procès. Certains furent guillotinés ou fusillés par peloton d'exécution, mais la plupart furent noyés. D'autres sources avancent le chiffre de 4 800, voire 10 000, car de nouveaux prisonniers continuaient d'être acheminés vers Nantes, comme si quelqu'un alimentait la soif de sang de Carrier. Carrier s'assura de ne jamais rapporter les détails spécifiques des personnes tuées à ses supérieurs, écrivant seulement au Comité que des "miracles" se produisaient sur la Loire.
Pourtant, des rumeurs sur ce que faisait Carrier avaient fait leur chemin jusqu'à Paris, et les membres du Comité étaient troublés ; Georges Couthon aurait élevé la voix et préconisé le pardon des prisonniers vendéens qui, selon lui, avaient été trompés. Des membres comme Maximilien Robespierre craignaient que, si les rumeurs étaient vraies, ce niveau de barbarie ne retourne beaucoup de monde contre la République. Pour en avoir le cœur net, Robespierre décida d'envoyer à Nantes un agent, Marc-Antoine Julien, âgé de 18 ans, afin qu'il fasse un rapport.
Julien fit peu de commentaires sur les noyades à proprement parler ; on ignore si c'est parce qu'il n'en connaîssait pas l'ampleur ou s'il s'en moquait tout simplement. Cependant, il exprima clairement son dégoût pour la conduite de Carrier. Le 19 décembre, il rapporta que les subordonnés de Carrier terrorisaient les "vrais patriotes" et outrepassaient les limites du pouvoir qui leur était confié par le Comité. Le 1er janvier 1794, Julien recommanda la destitution immédiate de Carrier, affirmant qu'il avait refusé de reconnaître l'autorité d'un autre représentant en mission, que ses subordonnés tuaient, brûlaient et pillaient en toute impunité, et que Carrier prolongeait délibérément la guerre en Vendée pour maintenir son propre pouvoir, ayant fait de Nantes son petit fief. Ce n'est que dans une dernière lettre envoyée en février que Julien mentionna enfin les noyades :
On m'assure qu'il a fait sortir indistinctement tous ceux qui remplissaient les prisons de Nantes, les a mis sur des bateaux, et les a fait couler dans la Loire. Il m'a dit en face que c'était la seule manière de faire une révolution, et il a traité Prieur de la Marne [membre du Comité de salut public] d'imbécile pour n'avoir pensé à rien faire des suspects qu'à les enfermer (Palmer, 223).
Peu de temps après l'envoi de cette lettre par Julien, le Comité rappela Carrier à Paris, bien que la raison fut probablement plus liée au fait qu'il avait subverti l'autorité du Comité et traité l'un de ses membres d'" imbécile " qu'aux noyades. Carrier obéit à contrecœur à cet ordre et retourna à Paris, son autorité à Nantes étant remplacée par le Prieur de la Marne, l'homme dont il s'était moqué. Bien que la Terreur ait continué de sévir dans tout le pays, au moins à Nantes les noyades étaient terminées.
Procès de Carrier
De retour à Paris, Carrier ne fut ni jugé ni puni. Certains membres du Comité de salut public, en particulier Couthon et l'"Incorruptible" Robespierre, étaient vraiment dégoûtés et consternés par les rapports sur les actions de Carrier. Pourtant, ils ne pouvaient pas le punir, de peur de remettre en question d'autres actes de violence commis pendant la Terreur et considérés comme des maux nécessaires. Au lieu de cela, Carrier resta à Paris, sans grande autorité, jusqu'à la chute de Maximilien Robespierre et de ses alliés les 27-28 juillet 1794, qui marqua la fin de la Terreur.
Avec les Thermidoriens anti-Jacobin au pouvoir, la position de Carrier devint soudainement assez précaire. Des témoins nantais affluèrent à Paris pour le dénoncer, dont des survivants des prisons qui fournirent des témoignages de première main. Disposant enfin de preuves, la Convention nationale fit arrêter Carrier le 3 septembre 1794. En novembre, il fut mis en accusation et jugé devant le Tribunal révolutionnaire. Il se défendit en affirmant qu'il n'avait pas eu connaissance des exécutions de Nantes, qu'il s'était surtout préoccupé d'assurer le ravitaillement des soldats blessés et de la population de la ville.
Des témoins de la ville et de la "compagnie Marat" de Carrier contestèrent cette affirmation, apportant des preuves de l'implication de Carrier dans les noyades, ainsi que d'autres cas de cruauté, notamment des vols, des pillages, le massacre de femmes et d'enfants, et le saccage de Nantes. Le sarcasme caractéristique de Carrier ne fit rien pour le faire aimer du jury qui fut horrifié par les accusations portées contre lui. Ils le déclarèrent coupable à l'unanimité, entre autres, de l'exécution en masse de citoyens qui n'avaient pas combattu la République. Avec deux de ses complices, Carrier fut condamné à mort et guillotiné le 16 décembre 1794.