La bataille de Cannes (ou Cannae 2 août 216 av. J.-C.) est la victoire décisive de l'armée carthaginoise sur les forces romaines à Cannes, dans le sud-est de l'Italie, pendant la deuxième guerre punique (218-202 av. J.-C.). Le général carthaginois Hannibal Barca (l. 247-183 av. J.-C.), déjà connu pour ses tactiques peu orthodoxes contre Rome, comptait sur le fait que les Romains s'en remettraient aux tactiques et formations traditionnelles qui leur avaient si bien réussi par le passé et utilisa leurs propres atouts pour les vaincre.
En 216 av. J.-C., les tactiques militaires romaines en étaient encore à leurs balbutiements. Bien que Rome ait remporté de nombreuses victoires impressionnantes au cours de la première guerre punique (264-241 av. J.-C.), elle continuait à s'appuyer sur sa vieille tactique consistant à placer une force numériquement supérieure sur le terrain pour écraser l'ennemi. La formation romaine typique consistait à positionner l'infanterie légère vers l'avant en masquant l'infanterie lourde, puis à coordonner les cavaleries légère et lourde sur les ailes arrière.
Cette formation avait bien fonctionné pour l'adversaire précédent de Rome, le roi grec Pyrrhus Ier (r. 297-272 av. J.-C.) qui, bien que victorieux à la bataille d'Asculum en 279 av. J.-C., avait perdu tellement d'hommes que son armée n'avait pas pu continuer à prendre la ville (d'où l'expression "victoire à la Pyrrhus"). La stratégie de base de Pyrrhus était cependant efficace et fut adoptée dans les guerres romaines: il plaçait une grande force sur le terrain, en formation serrée, et comptait sur la supériorité numérique et la charge pour briser les rangs adverses. Cette tactique avait fonctionné pour les Romains pendant la première guerre punique mais, à la bataille de Cannes, les Romains allaient apprendre une importante leçon de stratégie militaire de la part d'un général qui se battit comme aucun autre avant lui et qui allait laisser un héritage durable à Rome et au monde entier.
Contexte de la première guerre punique
La ville de Carthage, en Afrique du Nord, était la superpuissance de la Méditerranée, tandis que Rome n'était qu'une petite ville européenne commerçante sur le Tibre, lorsque les deux cités s'affrontèrent pour la Sicile, dont certaines parties étaient contrôlées par les deux cités, en 264 av. J.-C. La première guerre punique qui s'ensuivit renversa Carthage et fit de Rome la nouvelle puissance de la région. Carthage dut payer une lourde indemnité de guerre et son général Hamilcar Barca (l. 275-228 av. J.-C.), qui avait dirigé l'armée contre Rome, se rendit en Espagne afin de récolter des fonds dans les mines d'argent contrôlées par les Carthaginois pour aider à payer cette dette.
Les intentions réelles d'Hamilcar, cependant, étaient de se regrouper, de se rééquiper et de reprendre la guerre contre Rome, et il emmena son fils Hannibal (et plus tard son fils cadet Hasdrubal Barca, vers 244-207 av. J.-C.) avec lui pour l'aider à soumettre les tribus ibériques et à contrôler les mines d'argent. Lorsque Hamilcar fut tué au combat en 228 av. J.-C., le commandement des forces carthaginoises revint à son gendre Hasdrubal le Bel (l. c. 270-221 av. J.-C.) qui préférait la diplomatie à l'action militaire pour traiter avec les Romains. En 226 av. J.-C., le traité de l'Èbre fut signé entre Carthage et Rome pour fixer les frontières en Espagne entre les territoires carthaginois et romains. Les deux nations s'engagèrent à rester dans leurs régions respectives et à laisser l'autre en paix. Cependant, Hasdrubal le Bel fut assassiné en 221 av. J.-C. et le commandement passa à Hannibal qui avait juré à son père de ne jamais faire la paix avec Rome.
L'agression d'Hannibal et la réponse de Rome
Hannibal déclencha la deuxième guerre punique en attaquant la ville de Saguntum, alliée des Romains, dans le sud de l'Espagne en 218 av. J.-C., en la mettant en état de siège et en la prenant pour Carthage. Les Romains, invoquant le traité de l'Èbre, exigèrent qu'Hannibal fût arrêté et leur fût livré, et devant le refus de Carthage, la guerre fut déclarée.
Au lieu d'attendre que les Romains envoient des forces en Espagne, Hannibal décida de leur livrer bataille sur leur propre terrain et fit marcher son armée à travers les Alpes jusqu'en Italie, laissant Hasdrubal à la tête des forces en Espagne. Une fois descendu dans les plaines italiennes, il commença à avancer dans le territoire romain en prenant de petites villes et des villages et en battant les forces romaines à deux reprises; à Trebia sur le fleuve Ticino (218 av. J.-C.) et à nouveau au lac Trasimène (217 av. J.-C.). En 217 av. J.-C., Hannibal tenait tout le nord de l'Italie et le sénat romain craignait qu'il ne marche sur Rome.
Les Romains commencèrent à paniquer, craignant que le consul Quintus Fabius Maximus (l. c. 280-203 av. J.-C.), qui avait été nommé dictateur en cette période de crise, ne fasse pas assez d'efforts. Fabius décida d'une politique consistant à harceler Hannibal et à essayer de contrecarrer ses plans par des mouvements stratégiques et de brèves escarmouches plutôt que par un engagement total, ce qui lui valut le surnom de cunctator ("délateur"). Les Romains voulaient une action directe et des résultats perceptibles, mais Fabius comprenait qu'il avait affaire à un adversaire intelligent qui pouvait s'attendre à défier les attentes de tout tacticien. Il choisit d'essayer de sauver des vies romaines en enfermant Hannibal tout en brûlant la terre pour priver les Carthaginois de ravitaillement et gagner ainsi une guerre d'usure.
Le Sénat romain n'était cependant pas intéressé par cette approche et, en 216 av. J.-C., le jeune consul Minucius Rufus (dates inconnues) fut élu pour commander avec Fabius. Minucius demanda une confrontation directe avec l'armée carthaginoise envahissante et Fabius lui donna le commandement de la moitié des forces romaines en lui disant de faire de son mieux. Minucius fut rapidement vaincu par Hannibal, qui utilisa des tactiques que le commandement romain ne put comprendre que trop tard, le surprenant dans une embuscade près de la ville de Gerione. Les forces de Minucius furent dispersées et il dut être secouru par Fabius. Selon l'historien Will Durant :
Les Romains ne purent pas facilement lui pardonner [Hannibal] de gagner des batailles avec son intelligence plutôt qu'avec la vie de ses hommes. Les tours qu'il leur jouait, l'habileté de son espionnage, la subtilité de sa stratégie, les surprises de sa tactique étaient au-delà de leur appréciation. (48)
Après la défaite de Minucius, Fabius démissionna de son poste de dictateur et Rome s'efforça de mobiliser une autre force pour aller sur le terrain.
Nouveau commandement et prélude à la bataille
Les deux consuls Lucius Aemilius Paulus (mort en 216 av. J.-C.) et Caius Terentius Varron (en poste vers 218-200 av. J.-C.) qui remplacèrent Fabius étaient tous deux favorables à l'abandon de ses tactiques dilatoires et à la rencontre d'Hannibal de front dans la bataille. Varron, en particulier, préconisait un engagement immédiat, malgré les avertissements de Fabius selon lesquels Rome ne pouvait pas vaincre Hannibal en combat ouvert. Paulus, qui semble avoir eu des doutes sur la proposition de Varron, craignait d'être ridiculisé par le peuple comme Fabius l'avait été et c'est donc à contrecœur qu'il accepta la stratégie de l'affrontement direct. L'expert Ernle Bradford commente:
Le sénat était déterminé cette année-là à livrer bataille. Ils avaient le soutien non seulement du peuple mais aussi des equitis, la caste aristocratique des chevaliers. Toutes les couches de la population, même si elles étaient très divisées - division qui avait été encouragée par des hommes comme Varron - étaient déterminées à venger les défaites que Rome avait subies au cours des campagnes des deux années précédentes, et à effacer l'affront fait au nom romain par la présence du général carthaginois et de son armée de fortune sur le territoire italien. Ce n'était pas seulement leur honneur et leurs traditions qui les appellaient à offrir leurs services; il semble aussi que les plébéiens et les aristocrates se rendaient compte que Rome, non seulement la ville mais aussi le concept de Roma Eterna, avait atteint un point critique. (108-109)
Pendant que les Romains discutaient de stratégie et élaboraient des plans, Hannibal était en mouvement et s'emparait de l'important dépôt de ravitaillement de Cannes au début de l'année 216 av. J.-C. Avec Cannes sous son contrôle, il étendit ensuite son emprise aux régions environnantes. Les Romains, pris de panique, exigèrent une réponse immédiate et, en juillet 216 av. J.-C., Paulus et Varron menèrent à Cannes, une force de plus de 80 000 hommes contre les forces d'Hannibal composées de 50 000 hommes maximum.
Varron commandait une moitié de la force et Paulus l'autre. Alors qu'ils marchaient, Hannibal tendit une embuscade au commandement de Varron mais fut repoussé. Varron revendiqua cette escarmouche comme une grande victoire, qui améliora le moral de ses troupes, mais Paulus commençait à douter de la sagesse de l'engagement à venir. Malgré cela, selon des historiens comme Tite-Live et Appien, il reconnut qu'il était trop tard pour se retirer et fit camper ses troupes à environ 2 km de l'armée d'Hannibal.
La bataille de Cannes
Les forces opposées s'affrontèrent pendant deux jours, au cours desquels Hannibal envoya de petits groupes de raids pour harceler les Romains. Le jour de la bataille, Hannibal déguisa ses intentions en plaçant son infanterie légère de Gaulois à l'avant pour masquer son infanterie plus lourde qu'il positionna en croissant derrière eux. À un signal donné juste avant la bataille, l'infanterie légère se replia pour former deux ailes de réserves. Les cavaleries légères et lourdes d'Hannibal étaient placées aux extrémités de la position. Hannibal avait passé les deux derniers jours à observer les légions romaines et avait positionné ses forces pour exploiter toutes les faiblesses potentielles de ses adversaires.
Les Romains, suivant leur conception habituelle de bataille où les forces supérieures l'emportent par la force pure, disposèrent leurs forces en formation traditionnelle avec l'infanterie légère masquant les plus lourdes et la cavalerie également aux ailes. Hannibal ayant été le premier à se placer, sa position dicta le déploiement et le champ de bataille des Romains. L'armée romaine était donc limitée sur son flanc droit par la rivière Aufidus, avec une colline à l'arrière, laissant la zone sur son flanc gauche comme seule voie de retraite si la bataille tournait en leur défaveur. Varron était cependant confiant dans sa victoire et forma ses lignes de façon à ce que ses forces semblent égales, voire inférieures, à celles d'Hannibal, tout en massant son infanterie au centre, derrière la ligne de front.
Lorsque les légions romaines commencèrent leur marche vers les lignes carthaginoises, l'infanterie carthaginoise recula devant elles. Les Romains prirent cela comme un signe positif de leur victoire et continuèrent à avancer. L'infanterie légère carthaginoise, qui s'était repliée auparavant, prit position de part et d'autre du croissant formé par l'infanterie lourde. Au même moment, la cavalerie carthaginoise chargea la cavalerie romaine et l'engagea.
L'infanterie romaine continua sa charge dans les rangs de l'ennemi mais, précisément à cause de sa formation traditionnelle, elle ne put faire usage de sa supériorité numérique. Les soldats massés derrière la ligne de front, et plus loin vers l'arrière des rangs, ne faisaient que pousser ceux qui les précédaient. Cela aurait normalement servi à briser les lignes ennemies au centre, mais Hannibal retira soigneusement ce centre vers les ailes alors que les Romains continuaient d'avancer. Au même moment, la cavalerie lourde carthaginoise repoussa la cavalerie romaine, ouvrant une brèche dans les lignes à l'arrière de l'infanterie.
Alors que les forces de cavalerie s'engageaient, et que l'infanterie romaine continuait d'avancer, Hannibal fit signe de refermer le piège. L'infanterie légère qui formait les extrémités du croissant de la ligne carthaginoise se déplaça maintenant pour former une allée dans laquelle les forces romaines se trouvaient piégées. La cavalerie carthaginoise tomba sur l'infanterie romaine par derrière, l'infanterie légère attaqua par les flancs, et l'infanterie lourde engagea le combat par devant.
Les Romains étaient encerclés et furent presque complètement anéantis. Sur les plus de 50 000 qui prirent part au combat, 44 000 furent tués et ceux qui survécurent, en fuyant par la zone de leur flanc gauche, réussirent à s'échapper vers Canusium. Hannibal perdit 6 000 hommes, principalement des Gaulois, qui avaient constitué les lignes de front. Selon Durant:
C'était un exemple suprême d'esprit général, jamais égalé dans l'histoire. Il mit fin à la dépendance des Romains à l'égard de l'infanterie et fixa les lignes de la tactique militaire pour deux mille ans. (51)
De la même façon que les Romains avaient appris de leur adversaire Pyrrhus, ils allaient maintenant apprendre d'Hannibal mais, avant de pouvoir intérioriser la leçon, ils devaient faire face à leur chagrin presque insurmontable.
Conclusion
La victoire d'Hannibal à Cannes démoralisa complètement Rome et plongea la ville dans une véritable panique. Tant d'hommes avaient été tués qu'il n'y avait aucune famille qui n'avait pas perdu l'un des siens ou un ami proche. Les rites de deuil se poursuivirent pendant des jours tandis que les Romains essayaient de comprendre la cause de la défaite et eurent finalement recours aux sacrifices humains pour tenter d'apaiser leurs dieux.
Fabius, qui avait auparavant été l'objet de moqueries pour ses tactiques, était désormais salué comme un héros, tandis que Varron était considéré comme un imbécile dont le comportement irréfléchi et l'excès de confiance avaient coûté à Rome ses soldats et ses citoyens les plus courageux. Les efforts de Fabius à cette époque permirent de rétablir un semblant d'ordre. Il décréta que les rites de deuil devaient se dérouler à l'intérieur du foyer, ramenant ainsi l'ordre dans la vie publique, et qu'ils devaient se terminer dans un délai d'un mois. Ensuite, une cérémonie publique purifiant Rome de sa complicité dans les morts de Cannes soulagea encore plus le peuple de sa culpabilité et lui permit de commencer à tourner la page.
La vengeance était cependant primordiale dans l'esprit de beaucoup de gens, et ce sentiment s'incarna dans la figure de Scipion l'Africain (l. 236-183 av. J.-C.) qui se porta volontaire pour mener Rome à la victoire. Scipion avait perdu son père, Publius Cornelius Scipio (mort en 211 av. J.-C.), et son oncle, Gnaeus Cornelius Scipio (l. 265-211 av. J.-C.), lors de la bataille du Bétis en Espagne contre Hasdrubal, le frère d'Hannibal; son intérêt était donc aussi bien personnel que professionnel.
Scipion vainquit Hasdrubal Barca en Espagne, le poussant au-delà des Alpes vers Hannibal en Italie qui, à ce moment-là, était engagé par le proconsul Gaius Claudius Nero (l. c. 237 - c. 199 av. J.-C.). Néron vainquit Hannibal lors de la troisième bataille de Nola en 214 av. J.-C. mais ne put remporter aucun engagement décisif. Il vainquit cependant Hasdrubal, le tuant à la bataille du Métaure en 207 av. J.-C. et Scipion attira ensuite Hannibal hors d'Italie en menaçant Carthage elle-même.
À la bataille de Zama, en Afrique du Nord, en 202 av. J.-C., Scipion utilisera les tactiques de Cannes d'Hannibal pour le vaincre et remporter la deuxième guerre punique. L'habileté des Romains sur le champ de bataille, grâce à laquelle ils devinrent les maîtres du monde de leur époque, remonte directement à Scipion l'Africain et à ses adaptations des stratégies d'Hannibal à Cannes. La victoire d'Hannibal, cependant, hanta les Romains pendant des siècles, et les mères réprimandaient leurs enfants en les menaçant qu'Hannibal viendrait les chercher s'ils ne se comportaient pas bien, longtemps après que les deux généraux aient disparu. Que ce soit sur le plan domestique ou militaire, le fantôme d'Hannibal influença donc de manière significative la culture romaine après Cannes.