Tacite (nom complet, Publius Gaius Cornelius Tacitus, vers 56 - vers 117 de notre ère) était un sénateur romain et un important historien de l'Empire romain. Dans les passages suivants des Annales (XIV, 31-37, Hachette & Cie, site de Remacle), Tacite rend compte de la révolte de la reine Icéniens Boadicée (alias Boudicca) contre Rome, en 60-61 de notre ère.
Causes de la révolte de Boadicée
Chapitre 31
Le roi des Icéniens (ou Icènes), Prasutagus, célèbre par de longues années d'opulence, avait nommé l’empereur son héritier, conjointement avec ses deux filles. Il croyait que cette déférence mettrait à l'abri de l’injure son royaume et sa maison.
Elle eut un effet tout contraire : son royaume, en proie à des centurions, sa maison, livrée à des esclaves, furent ravagés comme une conquête. Pour premier outrage, sa femme Boadicée est battue de verges, ses filles déshonorées : bientôt, comme si tout le pays eût été donné en présent aux ravisseurs, les principaux de la nation sont dépouillés des biens de leurs aïeux, et jusqu'aux parents du roi sont mis en esclavage.
Soulevés par ces affronts et par la crainte de maux plus terribles (car ils venaient d'être réduits à l'état de province), les Icéniens courent aux armes et entraînent dans leur révolte les Trinobantes(1) et d'autres peuples, qui, n'étant pas encore brisés à la servitude, avaient secrètement conjuré de s'en affranchir. L'objet de leur haine la plus violente étaient les vétérans, dont une colonie, récemment conduite à Camulodunum, chassait les habitants de leurs maisons, les dépossédait de leurs terres, en les traitant de captifs et d'esclaves, tandis que les gens de guerre, par une sympathie d'état et l'espoir de la même licence, protégeaient cet abus de la force. Le temple élevé à Claude offensait aussi les regards, comme le siège et la forteresse d'une éternelle domination ; et ce culte nouveau engloutissait la fortune de ceux qu'on choisissait pour en être les ministres. Enfin il ne paraissait pas difficile de détruire une colonie qui n'avait point de remparts, objet auquel nos généraux avaient négligé de pourvoir, occupés qu'ils étaient de l'agréable avant de songer à l'utile.
Présages et premiers revers romains à Camulodunum
Chapitre 32.
Dans ces conjonctures, une statue de la Victoire, érigée à Camulodunum, tomba sans cause apparente et se trouva tournée en arrière, comme si elle fuyait devant l'ennemi. Des femmes agitées d'une fureur prophétique annonçaient une ruine prochaine. Le bruit de voix étrangères entendu dans la salle du conseil, le théâtre retentissant de hurlements plaintifs, l'image d'une ville renversée vue dans les flots de la Tamise, l'Océan couleur de bang, et des simulacres de cadavres humains abandonnés par le reflux, tous ces prodiges que l'on racontait remplissaient les vétérans de terreur et les Bretons d'espérance. Comme Suétonius était trop éloigné, on demanda du secours au procurateur Catus Décianus. Il n'envoya pas plus de deux cents hommes mal armés, et la colonie n'avait qu'un faible détachement de soldats. On comptait sur les fortifications du temple, et d'ailleurs de secrets complices de la rébellion jetaient le désordre dans les conseils ; aussi on ne s'entoura ni de fossés ni de palissades, on n'éloigna point les vieillards et les femmes pour n'opposer à l'ennemi que des guerriers. La ville, aussi mal gardée qu'en pleine paix, est envahie subitement par une nuée de barbares. Tout fut en un instant pillé ou mis en cendres.
Le temple seul, où s'étaient ralliés les soldats, soutint un siège et fut emporté le second jour. Pétilius Cérialis, lieutenant de la neuvième légion, arrivait au secours ; les Bretons victorieux vont au-devant de lui et battent cette légion. Ce qu'il y avait d'infanterie fut massacré ; Cérialis, avec la cavalerie, se sauva dans son camp et fut protégé par ses retranchements. Alarmé de cette défaite et haï de la province, que son avarice avait poussée à la guerre, le procurateur Catus se retira précipitamment dans la Gaule.
Suétonius abandonne Londres aux forces de Boadicée.
Chapitre 33.
Mais Suétonius, avec un courage admirable, perce au travers des ennemis, et va droit à Londinium, ville qui, sans être décorée du nom de colonie, était l'abord et le centre d'un commerce immense. Il délibéra s'il choisirait ce lieu pour théâtre de la guerre. Mais, voyant le peu de soldats qui était aux environs et la terrible leçon qu'avait reçue la témérité de Cérialis, il résolut de sacrifier une ville pour sauver la province. En vain les habitants en larmes imploraient sa protection ; inflexible à leurs gémissements, il donne le signal du départ, et emmène avec l’armée ceux qui veulent la suivre. Tout ce que retint la faiblesse du sexe, ou la caducité de l'âge, ou l'attrait du séjour, tout fut massacré par l'ennemi. Le municipe de Vérulam (1) éprouva le même sort ; car les Bretons laissaient de côté les forts et les postes militaires, courant, dans la joie du pillage et l'oubli de tout le reste, aux lieux qui promettaient les plus riches dépouilles et le moins de résistance. On calcula que soixante-dix mille citoyens ou alliés avaient péri dans les endroits que j'ai nommés. Faire des prisonniers, les vendre, enfin tout trafic de guerre, eût été long pour ces barbares : les gibets, les croix, le fer, le feu, servaient mieux leur fureur ; on eût dit qu'ils s'attendaient à l'expier un jour, et qu'ils vengeaient par avance leurs propres supplices.
Suétonius se prépare à la contre-attaque
Chapitre 34.
Suétonius réunit à la quatorzième légion les vexillaires de la vingtième et ce qu'il y avait d'auxiliaires dans le voisinage. Il avait environ dix mille hommes armés, lorsque, sans temporiser davantage, il se dispose au combat. Il choisit une gorge étroite et fermée par un bois, bien sûr auparavant qu'il n'avait d'ennemis qu'en face, et que la plaine, unie et découverte, ne cachait point d'embûches. C'est là qu'il s'établit, la légion au centre et les rangs serrés, les troupes légères rangées à l'entour, la cavalerie ramassée sur les ailes. Quant aux Bretons, leurs bandes à pied et à cheval se croisaient et voltigeaient tumultueusement, plus nombreuses qu'en aucune autre bataille, et animées d'une audace si présomptueuse, que, afin d'avoir jusqu'aux femmes pour témoins de la victoire, elles les avaient traînées à leur suite, et placées sur des chariots qui bordaient l'extrémité de la plaine.
Boadicée s'adresse à son armée
Chapitre 35.
Boadicée, montée sur un char, ayant devant elle ses deux filles, parcourait l'une après l'autre ces nations rassemblées, en protestant "que, tout accoutumés qu'étaient les Bretons à marcher à l'ennemi conduits par leurs reines, elle ne venait pas, fière de ses nobles aïeux, réclamer son royaume et ses richesses ; elle venait, comme une simple femme, venger sa liberté ravie, son corps déchiré de verges, l'honneur de ses filles indignement flétri. La convoitise romaine, des biens, était passée aux corps, et ni la vieillesse ni l'enfance n'échappaient à ses souillures. Mais les dieux secondaient enfin une juste vengeance : une légion, qui avait osé combattre, était tombée tout entière ; le reste des ennemis se tenait caché dans son camp, ou ne songeait qu'à la fuite. Ils ne soutiendraient pas le bruit même et le cri de guerre, encore moins le choc et les coups d'une si grande armée. Qu'on réfléchît avec elle au nombre des combattants et aux causes de la guerre, on verrait qu'il fallait vaincre en ce lieu ou bien y périr. Femme, c'était là sa résolution : les hommes pouvaient choisir la vie et l'esclavage."
Pendant ce temps, Suétonius s'adresse à son armée
Chapitre 36.
Suétonius ne se taisait pas non plus en ce moment décisif. Plein de confiance dans la valeur de ses troupes, il les exhortait cependant, il les conjurait "de mépriser ce vain fracas et ces menaces impuissantes de l'armée barbare : on y voyait plus de femmes que de soldats ; cette multitude sans courage et sans armes lâcherait pied sitôt qu'elle reconnaîtrait, tant de fois vaincue, le fer et l'intrépidité de ses vainqueurs. Beaucoup de légions fussent-elles réunies, c'était encore un petit nombre de guerriers qui gagnait les batailles ; et ce serait pour eux un surcroît d'honneur d'avoir prouvé qu'une poignée de braves valait une grande armée. Ils devaient seulement se tenir serrés, lancer leurs javelines, puis, frappant de l'épée et du bouclier, massacrer sans trêve ni relâche, et ne pas s'occuper du butin : la victoire livrerait tout en leurs mains."
Telle fut l'ardeur qui éclatait à chacune de ces paroles, et l'air dont balançaient déjà leurs redoutables javelines ces vieux soldats éprouvés dans cent batailles, que Suétonius, assuré du succès, donna aussitôt le signal du combat.
La bataille décisive
Chapitre 37.
Immobile d'abord, et se faisant un rempart de la gorge étroite où elle était postée, la légion attendit que l'ennemi s'approchât, pour lui envoyer des coups plus sûrs. Quand elle eut épuisé ses traits, elle s'avança rapidement en forme de coin. Les auxiliaires chargent en même temps, et les cavaliers, leurs lances en avant, rompent et abattent ce qui résiste encore. Le reste fuyait ou plutôt essayait de fuir à travers la haie de chariots qui fermait les passages. Le soldat n'épargna pas môme les femmes ; et jusqu'aux bêtes de somme tombèrent sous les traits et grossirent les monceaux de cadavres. Cette journée fut glorieuse et comparable à nos anciennes victoires : quelques-uns rapportent qu'il n'y périt guère moins de quatre-vingt mille Bretons. Quatre cents soldats environ furent tués de notre côté ; il n'y eut pas beaucoup de blessés. Boadicée finit sa vie par le poison. Quand Pénius Postumus, préfet de camp de la deuxième légion, apprit le succès de la quatorzième et de la vingtième, désespéré d'avoir privé la sienne d'une gloire pareille en se refusant, contre les lois de la discipline, aux ordres du général, il se perça de son épée.