Le culte des ancêtres dans la Chine ancienne remonte à la période néolithique et, s’étant maintenu jusqu'à l'époque moderne, il s'avérera être la pratique religieuse chinoise la plus populaire et la plus durable. La famille fut toujours un concept important dans la société et le gouvernement chinois, et cette tradition se maintint par les deux piliers qu'étaient la piété filiale et le respect des ancêtres décédés. La pratique consistant à rendre régulièrement hommage à ses proches décédés était en outre soutenue par les principes toujours populaires du Confucianisme, qui soulignaient l'importance des relations familiales.
Origines et Immortalité
Les premières traces du culte des ancêtres en Chine remontent à la culture de Yangshao existant dans la région de la province du Shaanxi avant qu’elle se répande dans certaines parties du nord et du centre de la Chine au cours du Néolithique (entre 6000 et 1000 av. J.-C.). Sous la dynastie Shang (vers 1600-1046 av. J.-C.), on pensait que les ancêtres de la famille royale résidaient dans le ciel, au sein de la hiérarchie féodale des autres esprits-dieux. Ces ancêtres, croyait-on, pouvaient être contactés par l'intermédiaire d'un chaman. Au cours de la période Zhou (1046-256 av. J.-C.), les ancêtres des souverains avaient leurs propres temples dédiés, généralement dans les palais royaux, et la présence d'un tel temple était même une définition d'une capitale au 4ème siècle av. J.-C.
Selon les croyances anciennes, chacun avait un esprit qui nécessitait l'offrande de sacrifices, et pas seulement les personnages royaux. On pensait qu'un individu avait deux âmes. Après la mort, l'une de ces âmes, le po, montait au ciel tandis que l'autre, le hun, restait dans le corps du défunt. C'était cette seconde âme qui nécessitait des offrandes régulières de nourriture. L'âme hun devait finalement migrer vers les légendaires sources jaunes de l'au-delà, mais en attendant, si la famille ne voulait pas que l'esprit de son défunt parent la dérange comme un fantôme errant affamé, elle devait prendre certaines précautions. La première consistait à enterrer le défunt avec tous les objets quotidiens essentiels (ou leurs copies) dont il aurait besoin dans l'autre vie, allant de la nourriture aux outils. Ensuite, pour que le cadavre reste en paix, il fallait lui faire des offrandes appropriées et régulières.
Il existait ainsi une ancienne croyance dans le lien mutuellement bénéfique entre les vivants et les morts, comme l'explique ici l'historien Raymond Dawson :
Le culte des ancêtres était perçu par la masse du peuple comme un arrangement réciproque entre les morts et les vivants, dans lequel les seconds s'occupaient des besoins physiques supposés des premiers, tandis qu'en retour les ancêtres participaient de manière bienveillante aux affaires des vivants. Ils recevaient les nouvelles des événements importants tels que les naissances et les fiançailles, et conseillaient et conféraient des avantages à leurs descendants. Ils étaient toujours considérés comme faisant partie de la famille, de la même manière que les dieux de la religion populaire, organisés de manière bureaucratique, étaient une extension de l'ordre politique régnant sur la terre. (154)
Une autre dimension de l'immortalité en Chine était l'idée de shou ou longévité. Cette notion s'appliquait non seulement étant vivant, mais aussi dans la mort. Le fait de se souvenir des morts et de conserver le nom d'une personne avec révérence perpétuait son shou. On pouvait se souvenir du nom d'un défunt en entretenant un sanctuaire et en faisant des offrandes, mais la littérature constituait une autre méthode efficace. En particulier à partir de la période Han (206 av. J.-C. - 220 ap. J-C.), on composa des poèmes et des textes pour honorer les membres de la famille décédés et perpétuer à la fois leur nom et leurs actes. Un poème de la dynastie Han dit ceci au sujet du souvenir:
La prospérité et le déclin ont chacun leur saison,
Je regrette de ne pas m'être fait un nom plus tôt.
La vie humaine n'a pas la permanence du métal et de la pierre.
Comment prolonger ses années ?
Nous nous transformons soudain, à l'instar de toute matière,
mais un nom glorieux est un trésor qui dure.
(Lewis, 175)
Sanctuaires & Sacrifices
Le culte des ancêtres commença avec la piété filiale du fils envers son père de son vivant. À la mort du père, le fils devait suivre certaines conventions, connues comme les 'Cinq Degrés de Tenue de Deuil', comme l'explique l'historien Mark E. Lewis :
Un fils en deuil de son père portait les vêtements les plus humbles (en chanvre grossier et non ourlés), et pendant la période la plus longue (jusqu'à la troisième année suivant le décès). S'il était en deuil de la femme du frère d'un arrière-grand-père paternel, il portait le vêtement le moins humble (en chanvre le plus fin), et pendant la période la plus courte (trois mois). (175)
Sur la tombe publique du défunt, une stèle de pierre portant des inscriptions était érigée pour commémorer le nom et les actes du membre de la famille disparu. Voici un exemple d'inscription :
Par la gravure et l'érection de cette stèle, l'inscription des mérites du défunt est magnifiée. Elle rayonnera pendant cent mille ans, et ne s'éteindra jamais... Fixer les mots du défunt pour qu'ils ne se dégradent pas, voilà ce à quoi nos ancêtres tenaient. Graver le nom de quelqu’un sur le métal et la pierre, c'est le transmettre à l'infini. (Lewis, 177)
Les empereurs, comme on pouvait s'y attendre, avaient les sanctuaires dédiés à leurs ancêtres les plus grands, en particulier pour le fondateur de la dynastie. Le fondateur de la dynastie Han, l'empereur Gaozu, avait son propre sanctuaire des ancêtres dans chaque commanderie de l'empire. En 40 av. J.-C., il y avait 176 sanctuaires de ce type dans la capitale et 167 autres dans les provinces. Ces sanctuaires nécessitaient un personnel de plus de 67 000 personnes et recevaient près de 25 000 offrandes chaque année avant leur éventuelle réduction. La réduction des sanctuaires impériaux était peut-être une nécessité économique, mais elle contribuait aussi à renforcer l'idée que l'empereur régnant, avec son mandat du Ciel, était le fils du Ciel, et qu'il était donc plus important que ses prédécesseurs décédés.
Des offrandes étaient régulièrement offertes au cimetière familial, au temple ou au sanctuaire. Elles prenaient la forme de nourriture et de boisson, ou de combustion d'encens, et avaient lieu à des dates importantes telles que le jour de l'An. Pour les ancêtres impériaux, il y avait des cérémonies plus extravagantes impliquant des musiciens et des danseurs, des cadeaux de biens précieux et de vases en bronze gravés, ainsi que des offrandes religieuses plus sobres.
Un autre groupe d'ancêtres faisant l'objet d'un culte particulier était constitué par les fondateurs et les personnalités décédées appartenant aux clans. Ces groupes familiaux faisaient partie intégrante du fonctionnement de la société chinoise, à tel point que les anciens se voyaient confier par l'État des pouvoirs et des responsabilités légalement reconnus. Ces groupes familiaux élargis partageaient le même nom de famille dans les villages ruraux et veillaient ensemble à ce que les tombes ancestrales du clan, regroupées dans le cimetière familial, soient entretenues et reçoivent les sacrifices appropriés. Un groupe familial pouvait même avoir son propre temple où deux ou trois grandes cérémonies étaient organisées chaque année dans lesquelles les réalisations collectives du clan étaient célébrées.
Des sacrifices étaient faits au sanctuaire familial des personnes plus modestes par le chef de la famille élargie, généralement l'homme vivant le plus âgé. C’était là une motivation autre qu’économique pour des parents de souhaiter avoir une descendance masculine, car elle seule pouvait assurer la continuité du rite ancestral et, en sa personne, assurer la survie du nom de famille. Les offrandes aux ancêtres étaient consacrées aux hommes décédés des trois générations précédentes. Pour les empereurs, les quatre dernières générations étaient vénérées, et pour tous les groupes, le fondateur de la famille était perpétuellement rappelé par des rites et des offrandes. Le sanctuaire ou le temple des familles aristocratiques était soit séparé de la maison familiale, soit intégré à celle-ci.
Les maisons des citoyens ordinaires disposaient d'une pièce dédiée où étaient installées les tablettes de bois gravées sur lesquelles étaient enregistrées les noms, les généalogies et les réalisations des ancêtres masculins les plus importants, ainsi que de quelques ancêtres féminins. Lorsqu'il y avait plus d'un fils, c’était le fils aîné qui conservait les tablettes dans sa maison. Comme on ne vénérait généralement que trois générations d'ancêtres, les tablettes les plus anciennes étaient périodiquement emportées et brûlées ou enterrées près de la tombe de la personne mentionnée sur la tablette. Si les tablettes appartenaient à un clan suffisamment important pour avoir son propre temple des ancêtres, elles y étaient conservées. Ces tablettes jouaient également un rôle important dans les cérémonies de mariage, au cours desquelles la mariée s'inclinait respectueusement devant elles pour indiquer qu'elle rejoignait non seulement une nouvelle famille vivante, mais aussi une nouvelle famille morte.
Si les ancêtres étaient vénérés, cela ne veut pas dire que les anciens Chinois étaient obsédés par les morts. Au contraire, les exemples abondent dans la littérature sur la nécessité pour les vivants de continuer à vivre et pour les morts de reposer en paix, comme dans ce texte Han provenant d'une tombe de Cangshan :
Dans la joie, ils ne se souviennent pas l'un de l'autre,
Dans la peine, ils ne se désirent pas l’un de l’autre.
(Lewis, 193)
Mieux vaut donc suivre les conseils de ce poème Han, l'un des Dix-neuf Poèmes Anciens:
À travers les années, ceux qui pleuraient sont pleurés à leur tour,
Ni les sages ni les méritants ne peuvent y échapper.
En cherchant par le régime l'immortalité,
Beaucoup ont été les dupes des drogues.
De loin mieux vaut boire du bon vin,
Et vêtir nos corps de soie et de satin.
(Lewis, 205)
Défis au Culte des Ancêtres
Le culte des ancêtres ne fut pas sans connaître de problèmes tout au long de l'histoire de la Chine, en dépit de sa prédominance dans les communautés rurales et son fort attrait traditionnel. Le Bouddhisme, lorsqu'il fut introduit en Chine, prêchait une approche plus spirituelle que le Confucianisme, mais les moines, retirés du monde et de la vie familiale, n'étaient peut-être pas les meilleurs défenseurs de la piété filiale. Cependant, le Bouddhisme développa aussi une croyance en les avantages de la conservation de la mémoire des membres de la famille disparus, car la foi prêchait le respect de tous les êtres humains, et pas seulement des parents et de la famille. Les dirigeants bouddhistes comprirent sans doute qu'il était peu probable qu’une tradition aussi ancienne puisse être facilement éliminée de la société. Il n'était donc pas rare que des moines bouddhistes participent activement aux rites de culte des ancêtres.
Le culte des ancêtres fut pratiqué jusqu'à une époque plus récente, mais il fut confronté à des interférences plus graves au fil du temps, notamment de la part des missionnaires chrétiens à partir du 18ème siècle. L'Église catholique et d'autres organisations chrétiennes avaient à l'origine toléré le rite en tant que phénomène social plutôt que religieux, mais un édit du Vatican de 1692 chercha à l'interdire. Naturellement, les autorités chinoises n'apprécièrent pas cette attitude prétentieuse, et la pratique du culte des ancêtres se poursuivit comme auparavant.