Le siège d'Antioche de 1097-1098 se déroula pendant la première croisade (1095-1102), alors que les chevaliers croisés occidentaux étaient en route pour reprendre Jérusalem. La grande métropole d'Antioche, dans le nord de la Syrie, était lourdement fortifiée, et il fallut huit mois et une bonne dose de trahison pour parvenir à pénétrer dans la ville. Les difficultés rencontrées lors de la prise de la ville, les récits de visions divines, les reliques sacrées, la famine et la force d'âme ont fait du siège d'Antioche l'une des histoires les plus racontées de toutes les croisades médiévales.
Prologue
La première croisade fut lançée par le pape Urbain II (r. de 1088 à 1099) à la suite d'un appel de l'empereur byzantin Alexis Ier Comnène (r. de 1081 à 1118) qui souhaitait se défendre contre les Turcs seldjoukides musulmans qui avaient dépouillé l'Empire byzantin d'une bonne partie de l'Asie mineure. Le fait que Jérusalem, la ville la plus sainte de la chrétienté, soit également tombée, incita fortement les chevaliers à venir de toute l'Europe pour tenter de la reprendre. Dans un premier temps, la force mixte des Croisés et des Byzantins connut un vif succès, notamment en reprenant Nicée en juin 1097 et en remportant une grande victoire à Dorylée le 1er juillet 1097. L'armée croisée et byzantine se divisa par la suite en septembre 1097, une armée se dirigeant vers Édesse plus à l'est et une autre vers la Cilicie au sud-est. Le corps principal se dirigea vers Antioche en Syrie, la clé de la frontière de l'Euphrate.
Bien qu'elle ait perdu un peu de son lustre au profit de sa rivale locale Alep depuis le VIe siècle de notre ère, la grande ville d'Antioche avait une histoire illustre qui remontait à l'époque hellénistique et était l'un des cinq sièges patriarcaux de l'Église chrétienne. Elle avait également été le lieu de résidence de Saint Paul et de Saint Pierre, et le lieu de naissance probable de Saint Luc. La reprise d'Antioche après 100 ans de domination musulmane serait donc bénéfique pour tout le monde et contribuerait à garantir que les nouvelles victoires territoriales au sud resteraient permanentes.
La forteresse d'Antioche
Située sur l'Oronte, à 19 km de la côte, Antioche comptait environ 40 000 habitants et était entourée de hauts murs érigés par les Byzantins au Xe siècle. La ville tentaculaire était bien trop grande et le terrain trop difficile pour être encerclée par une armée assiégeante. En même temps, les murs de la ville étaient si étendus que les défenseurs ne pouvaient pas les surveiller de manière adéquate. De toute façon, la forteresse la plus importante de Syrie ne pouvait tout simplement pas être ignorée, car les arrières des croisés auraient alors été exposés à une attaque. La ville devait être prise.
Le gouverneur d'Antioche, Yaghi-Siyan, était à la tête d'une population mixte composée de chrétiens, de Grecs, d'Arméniens et de Syriens. Les musulmans s'étaient montrés tolérants à l'égard de l'importante communauté chrétienne, en permettant au patriarche de conserver son poste et en ne convertissant pas les principales églises en mosquées. Cependant, à l'annonce de l'approche de l'armée des croisés, le patriarche fut emprisonné et de nombreuses personnalités chrétiennes furent expulsées de la ville. Yaghi-Siyan demanda de l'aide aux villes seldjoukides de Damas et de Mossoul, qui promirent d'envoyer des troupes de secours. Les sultans de Bagdad et de Perse promirent également leur soutien. Apparemment, Yaghi-Sivan, qui disposait déjà d'une réserve d'eau abondante dans la ville et de 6 à 7 000 hommes armés, pourrait s'appuyer sur les fortifications de la ville et attendre des renforts s'il parvenait à rassembler suffisamment de vivres.
Le 20 octobre 1097, l'armée croisée, forte de quelque 30 000 hommes, s'empara du pont fortifié sur l'Oronte, qui était d'une importance vitale, et prit même un convoi de ravitaillement en direction d'Antioche. C'était un bon début et le lendemain, l'armée était devant les murs de la ville. Impressionnés par sa taille et sa splendeur, les croisés durent être inquiets de constater que la ville était protégée par des marais et le fleuve d'un côté, par une crête montagneuse d'un autre, et par des défenses en pente qui grimpaient dans les montagnes des deux autres côtés. De plus, la citadelle était perchée à 300 mètres au-dessus de la ville basse. Cela allait prendre du temps.
Le siège
Ne disposant que d'une force réduite, Yaghi-Sivan préféra ne pas risquer de raids sur les assaillants et deux semaines s'écoulèrent sans grande action tandis que les Croisés organisaient leurs positions. Les contingents menés par le Normand Bohémond de Tarente, Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, et Raymond IV (alias Raymond de Saint-Gilles), comte de Toulouse, se postèrent devant les différentes portes principales de la ville. Les croisés, à l'exception de Raymond qui était favorable à un assaut immédiat, préféraient reposer leurs hommes et peut-être attendre des renforts, notamment de la part d'Alexis qui pourrait fournir quelques engins de siège. Entre-temps, l'inactivité ayant renforcé la confiance des défenseurs, de petites sorties furent envoyées pour effectuer des raids mineurs sur les camps croisés. D'autres bonnes nouvelles arrivaient: une armée musulmane de secours était en route depuis Damas.
À l'arrivée de l'hiver, Bohémond réussit à faire sortir la garnison musulmane d'Harenc, située à proximité, et à la faire disparaître. Peu après, une flotte de 13 navires génois apporta aux croisés des hommes, des armes et des provisions. Cependant, la nourriture devint un problème et les croisés furent obligés de chercher des vivres loin, s'exposant ainsi à d'autres sorties d'attaque de la ville. En réponse, une tour fut construite au-dessus du camp de Bohémond pour mieux couvrir la gorge de l'Onopnicles. À la fin du mois de décembre, il devint essentiel de trouver une meilleure source de nourriture. C'est pourquoi une force importante, sous la direction de Bohémond et de Robert de Flandre, fut envoyée à Hama.
Grâce à son réseau d'espions qui l'informait de chaque nouveau mouvement des assiégeants, Yaghi-Sivan attaqua l'un des camps croisés. Le raid fut repoussé jusqu'aux murs de la ville au prix de lourdes pertes, mais de nombreux chevaliers furent également tués. Les choses n'allaient pas bien non plus ailleurs. Se déplaçant en deux groupes, Bohémond étant légèrement en retrait par rapport à la force de Robert, ce dernier se heurta à la force de secours musulmane de Damas qui l'encerclait. Bohémond reste en retrait et, alors que tout semblait perdu, il attaqua les forces musulmanes par surprise et les battit. Les croisés furent cependant obligés de retourner à Antioche sans avoir rempli leur mission. Les assaillants subirent alors les affres de semaines de pluie et de manque de nourriture; les hommes mouraient de faim et les désertions se multipliaient. L'armée croisée ne comptait plus que 700 chevaliers. Pour narguer les chrétiens depuis la sécurité de leurs fortifications, le patriarche d'Antioche fut parfois suspendu à une cage au-dessus des murs de la ville. Les croisés ne se comportèrent guère mieux: ils pillèrent les tombes musulmanes pour en extraire les objets de valeur. La bataille prenait une tournure particulièrement désagréable.
Dans cette atmosphère de difficultés et de mécontentement, Bohémond fit le premier pas, révélant son ambition personnelle de prendre et de gouverner Antioche pour lui-même, sans tenir compte des promesses antérieures selon lesquelles les acquisitions des croisés seraient remises à l'empereur byzantin. Bohémond commença à suggérer à qui voulait l'entendre qu'il avait l'intention de se retirer du siège car il devait s'occuper de ses terres en Italie. Le Normand ne promit de rester que si l'on compensait ses pertes en lui accordant le droit de régner sur Antioche une fois capturée. Les commandants croisés n'étaient pas d'accord avec cette proposition, et Bohémond resta malgré tout, attendant son heure.
Pendant ce temps, une deuxième force de secours musulmane fut envoyée d'Alep et des villes alliées, et parvint à reprendre la forteresse d'Harenc. À cette nouvelle, Bohémond dirigea toute la force des chevaliers croisés pour attaquer les nouveaux venus qui les repoussèrent vers Alep. Yaghi-Sivan n'avait rien perdu de cette distraction et envoya une force importante pour attaquer l'infanterie croisée qui campait encore à l'extérieur de la ville. Malheureusement pour les musulmans, les chevaliers croisés revinrent à ce moment précis et, une fois de plus, les défenseurs se retirèrent à l'abri de la ville. Toute cette activité ne fit rien pour améliorer l'approvisionnement en nourriture, mais de l'aide arrivait maintenant en plus grande quantité par bateau depuis Chypre. Mieux encore, le 6 mars, un navire commandé par l'Anglais Edgar Ætheling apporta des engins de siège et des matériaux de construction de la part de l'empereur. Lorsqu'un groupe de croisés récupéra ces matériaux vitaux, il fut surpris par une sortie musulmane, qui réussit à s'emparer des provisions, mais des renforts arrivèrent des camps chrétiens, et jusqu'à 1 500 Turcs furent tués.
La chute
Le 19 mars, les assaillants avaient fait bon usage de leurs nouveaux matériaux et avaient construit une tour de forteresse pour mieux attaquer un pont fortifié qui était encore aux mains de l'ennemi, ainsi qu'une autre tour pour couvrir la seule grande porte qu'ils n'avaient pas encore réussi à bloquer. Ces deux points d'accès avaient permis aux défenseurs d'aller et venir dans la ville à leur guise, à la fois pour attaquer les croisés et pour réapprovisionner la ville en nourriture. Sans le risque de sorties, les croisés pourraient désormais se procurer leur propre nourriture sans être inquiétés et faire du commerce avec les marchands locaux qui avaient perdu leurs clients à l'intérieur de la ville. La situation commençait à s'améliorer, mais la nouvelle d'une grande armée musulmane s'approchant de la ville au mois de mai tomba. Composée de troupes venues de Mossoul, de Bagdad, de Perse et de Mésopotamie, l'arrivée de cette force à Antioche pourrait anéantir les croisés s'ils ne s'emparaient pas de la ville et n'utilisaient pas ses défenses pour leur propre protection. Le temps pressait.
Heureusement pour les croisés, le chef de la force de secours musulmane, Kerbogha de Mossoul, hésitait à se lancer contre l'ennemi tant qu'Édesse était aux mains des croisés et constituait une menace potentielle pour son flanc droit. Une halte de trois semaines dans cette ville donna aux croisés juste assez de temps pour préparer leur assaut final sur Antioche. À l'insu de ses commandants, Bohémond négocia avec un traître dans la ville, un Arménien nommé Firouz, prêt à vendre sa loyauté. À la nouvelle que l'armée de Kerbogha se remettait en marche, de nombreux croisés décidèrent de fuir plutôt que d'affronter la destruction, Étienne de Blois faisant figure de proue parmi les sceptiques. Le moment était mal choisi car, dès le lendemain, Firouz accepta de laisser les hommes de Bohémond pénétrer dans la partie des remparts de la ville qui était sous son commandement. Bohémond fit part de son plan à ses compagnons et tous convinrent de feindre un mouvement en dehors de la ville pour affronter l'armée musulmane qui arrivait, puis, dans l'obscurité, de revenir et d'attaquer le mur occidental d'Antioche où Firouz les attendait. Le plan fonctionna parfaitement et 60 chevaliers de Bohémond escaladèrent les murs et s'emparèrent des tours nord-ouest qui n'offrirent aucune résistance. L'ouverture de plusieurs portes de la ville permit alors au reste de l'armée croisée d'entrer dans la ville. Tout comme lors de la prise de la ville par les musulmans en 1085, les grandes fortifications d'Antioche avaient été franchies non par la force mais par la traîtrise.
La ville finit par tomber le 3 juin 1098 après un siège incroyablement ardu de huit mois, mais l'histoire ne s'arrêta pas là. Les croisés massacrèrent tous les musulmans qu'ils purent trouver, y compris les femmes, et même de nombreux chrétiens furent massacrés dans la confusion. Yaghi-Siyan s'enfuit de la ville par une petite porte, mais son fils, Shams ad-Daula, rassembla les troupes qu'il pouvait et se dirigea vers la haute citadelle de la ville. Bohémond lança immédiatement une attaque, mais celle-ci fut vaincue et le chef normand fut lui-même blessé dans l'action. Les autres croisés, quant à eux, se livrèrent à une joyeuse collecte de butin dans la ville basse, oubliant qu'une gigantesque armée musulmane était en route.
Les croisés assiégés
Kerbogha arriva à Antioche le 7 juin et campa sur les mêmes positions que celles occupées si longtemps par les croisés. Les assiégeants étaient désormais les assiégés. Les croisés construisirent un mur pour isoler la citadelle supérieure des fortifications inférieures et lancèrent des sorties infructueuses sur les forces extérieures. La famine étant à nouveau la menace la plus sérieuse, les croisés ne pouvaient qu'attendre le secours espéré d'une armée envoyée par Alexis. C'est alors que survint un malheureux malentendu aux conséquences durables. L'empereur byzantin était en effet en route pour Antioche, mais il rencontra en chemin des réfugiés de la ville qui l'informèrent à tort que les croisés étaient sur le point d'être vaincus par une immense armée musulmane, et l'empereur rentra donc chez lui, jugeant inutile de gaspiller des ressources pour une cause perdue d'avance. Lorsque l'on apprit qu'une autre armée turque s'apprêtait à intercepter Alexis avant même qu'il n'atteigne Antioche, il sembla prudent de se retirer. Bohémond, en particulier, n'était guère très heureux d'apprendre qu'il avait été abandonné par les Byzantins, et le Normand décida de revenir sur son vœu de restituer à l'empereur tous les territoires capturés. Les relations entre les Croisés et les Byzantins s'envenimèrent donc irrémédiablement.
Pendant ce temps, Kerbogha lança une attaque concertée sur le mur sud-ouest le 12 juin 1098. À deux doigts de prendre les tours, les musulmans furent finalement repoussés. La situation devenait désespérée pour les croisés, et un appel à Kerbogha pour qu'il autorise un passage sûr pour que l'armée croisée se retire de la ville fut rejeté. C'est alors qu'un curieux incident fit basculer le cours de la guerre en faveur des croisés, leur rappelant au passage la raison pour laquelle ils se trouvaient en Syrie.
Un paysan nommé Peter Batholomew approcha les chefs croisés et affirma qu'il avait eu une vision dans laquelle Saint-André lui avait montré où se trouvait l'une des reliques les plus sacrées de la chrétienté: la lance qui avait transpercé le côté de Jésus-Christ lors de sa crucifixion. En creusant dans le sol de la cathédrale Saint-Pierre, la lance fut miraculeusement retrouvée et la nouvelle se répandit dans l'armée des croisés qu'ils disposaient désormais d'un signe certain de la faveur divine, car la légende dit que celui qui portait la lance vaincrait tous les adversaires. Un assaut total sur les camps musulmans fut planifié et le moment fut bien choisi, car Kerbogha avait déjà du mal à maintenir son armée coalisée et les désertions étaient nombreuses. Le 28 juin, l'attaque fut lancée avec grand succès, sous l'œil, selon la légende, d'une foule de chevaliers blancs fantomatiques conduits par nul autre que Saint-Georges depuis les collines. Les musulmans paniquèrent et d'importants contingents battirent en retraite, leurs commandants ne souhaitant pas soutenir Kerbogha. Les forces de la citadelle, voyant l'inutilité de se battre seules, se rendirent le lendemain. Finalement, le siège fut brisé et Antioche se retrouva aux mains des chrétiens.
Les suites de la guerre
En décembre 1098, l'armée croisée se dirigea vers Jérusalem, capturant au passage plusieurs villes portuaires syriennes. Elle arriva enfin à sa destination finale le 7 juin 1099. Après un court siège, la ville fut prise le 15 juillet 1099. Alexis, entre-temps, voulait récupérer Antioche et il envoya une force pour attaquer la ville ou au moins l'isoler des territoires environnants tenus par les croisés. Mais Bohémond était parti et, de retour en Italie, il convainquit le pape Pascal II (r. de 1060 à 1118) et le roi de France Philippe Ier (r. de 1060 à 1108) que la véritable menace pour le monde chrétien provenait en fait des Byzantins. Leur empereur perfide et leur église dévoyée devaient être éliminés. Une invasion de Byzance, ou plus précisément d'une partie de l'Albanie actuelle, fut donc lancée en 1107. Elle échoua, en grande partie parce qu'Alexis avait mobilisé ses meilleures forces pour les affronter, et que le pape abandonna son soutien à la campagne. En conséquence, Bohémond fut contraint d'accepter la soumission à l'empereur byzantin, qui le laissa cependant gouverner Antioche en son nom. C'est ainsi que le modèle de découpage des futurs territoires capturés vit le jour.
L'histoire du siège d'Antioche conquit très vite un imaginaire médiéval, avec son lot d'épreuves et de tribulations, de défaites, de privations, de miracles et de victoire finale, comme le résume l'historien C. Tyerman:
Le siège... a fourni au douzième siècle sa guerre de Troie, célèbre dans les vers, les chants et la prose, commémorée dans la pierre et le verre, l'épisode central de l'épreuve et de l'héroïsme dans les récits épiques et romantiques de la première croisade. (135)