Fin 1066, Guillaume le Conquérant venait de remporter une victoire décisive à la bataille d'Hastings. Dans la foulée, il soumit le sud-est de l'Angleterre et se fit couronner roi sous le nom de Guillaume Ier en l'abbaye de Westminster. Toutefois, la révolte ne cessa de gronder tout le long des années 1067 et 1068. Ce fut notamment le cas dans le nord de l'Angleterre, où York servit à plusieurs reprises de point de ralliement aux forces anti-normandes. Le nouveau roi entreprit alors de punir cette région en lui infligeant une 'dévastation', c'est-à-dire une campagne de destruction systématique de ses récoltes, de son bétail et de ses villages tout au long de l'hiver 1069-1070.
Hastings et la marche vers Londres
Guillaume, duc de Normandie, envahit l'Angleterre en 1066 et battit Harold Godwinson, alias Harold II (r. janv.-oct. 1066) le 14 octobre lors de la bataille d'Hastings. Au cours des deux mois suivants, l'armée de Guillaume parcourut le sud-est de l'Angleterre et prit le contrôle, par la force, l'intimidation ou la soumission, de points stratégiques clés tels que le château de Douvres, les villes de Canterbury, Winchester et, enfin, Londres. Guillaume fut couronné roi le jour de Noël de la même année, mais son nouveau royaume était encore loin de lui être acquis. La campagne avait été rude, il avait dû construire des mottes castrales afin de protéger ses gains, et il avait désormais bien besoin de se reposer et de reprendre des forces. Le nouveau roi avait du moins reçu les serments de loyauté de Stigand, l'archevêque de Canterbury, et de la plupart des nobles anglo-saxons. Une fois au pouvoir, Guillaume distribua des fiefs à ses compagnons en échange de leur promesse de service militaire afin de protéger son royaume. Cependant, les choses ne se passèrent pas toujours sans accrocs; témoin, le meurtre de Copsi, le nouveau comte de Northumbrie, assassiné par un parent de son prédécesseur anglo-saxon. Des troubles éclatèrent également à Hereford, où Eadric le Sauvage attaqua le château, aidé par le prince gallois Bleddyn de Gwynedd. Il semblait alors que les Normands aient été condamnés à hériter des problèmes frontaliers qui avaient compliqué l'existence des rois d'Angleterre pendant si longtemps.
L'armée de Guillaume, composée de quelques milliers d'hommes, n'était tout simplement pas assez nombreuse pour imposer la domination normande dans tout le pays. C'est ainsi qu'une guerre d'usure se mit en place, les Normands incendiant toutes les villes et tous les villages leur ayant manifesté une quelconque opposition. Afin de décourager tout nouvel acte de résistance armée, des forts et des Mottes castrales furent érigés en de nombreux points stratégiques des territoires nouvellement conquis. C'est ainsi que Norwich se vit doter d'un nouveau château au début de l'année 1067. Pour le moment cependant, Guillaume put établir une base de pouvoir suffisamment solide dans son nouveau territoire pour pouvoir se permettre un voyage de retour en Normandie en mars 1067. Il confia la garde du royaume à des nobles sûrs tels qu'Odon de Bayeux (devenu comte du Kent) et Guillaume Fitzosbern (devenu comte d'Hereford et qui avait construit un château à Arundel, dans le Sussex). En Normandie, où Guillaume fêtait ses victoires sur les Anglais à l'abbaye de Fécamp et faisait défiler quelques 'otages' anglo-saxons de haut rang pour divertir ses compatriotes, le Conquérant savourait un triomphe bien mérité.
Révoltes anglo-saxonnes : Exeter
Or, en l'absence de Guillaume, des troubles éclatèrent en Angleterre. La période de lune de miel au cours de laquelle la hiérarchie anglo-saxonne semblait par trop choquée pour réagir efficacement aux événements de 1066 prit fin. La trahison se répandit même au sein des compagnons de Guillaume: Eustache de Boulogne attaqua Douvres - en vain - avec une force venue du nord de la France à l'automne 1067, probablement parce qu'il n'était pas satisfait des récompenses reçues pour s'être battu aux côtés de Guillaume à Hastings. Vint ensuite l'une des premières manifestations sérieuses de troubles d'origine intérieure à Exeter. Une des principales causes de mécontentement de la population était la lourde fiscalité que Guillaume avait introduite. Comme on pensait aussi qu'Exeter abritait Gytha, la mère d'Harold II, Guillaume se sentit obligé de retourner en Angleterre afin de régler personnellement le problème. Arrivant le 6 décembre 1067, Guillaume mit le siège devant Exeter, ville alors bien fortifiée.
Le siège d'Exeter dura 18 jours, les hommes de Guillaume attaquant régulièrement les remparts de la ville et essayant de les saper. Finalement, après de lourdes pertes de part et d'autre, la ville se rendit en janvier 1068 et un nouveau château fut construit afin de contenir tout soulèvement potentiel. Désormais sûr de contrôler tout le sud de l'Angleterre, Guillaume était de retour à Winchester pour Pâques. Le 11 mai, Mathilde, l'épouse de Guillaume, fut couronnée reine à l'abbaye de Westminster en présence de ce qui restait de la noblesse anglo-saxonne. Cependant, le problème de l'instabilité dans le nord du pays était encore loin d'être réglé.
Les fils d'Harold attaquent Bristol
Avant même que Guillaume n'ait eu le temps de se pencher sur la situation dans le nord de l'Angleterre, les événements se précipitèrent et lui posèrent un problème plus immédiat. En effet, le fils d'Harold Godwinson, Godwine (et peut-être deux de ses frères), lança une attaque depuis l'Irlande au début de l'été 1068. Godwine, dont la mère était Édith au Col de cygne, l'amante de longue date d'Harold, n'était probablement qu'un adolescent, mais sa famille était manifestement encore assez riche pour financer une armée. Sa flotte, composée de rebelles et de pirates, attaqua la côte ouest de l'Angleterre à Avonmouth, puis se lança sur Bristol. La ville résista et une milice locale assemblée à la hâte réussit à repousser les Godwinson, qui s'enfuirent en Irlande pour repenser leur stratégie.
Première révolte à York
Au cours de l'été 1068, le mécontentement qui couvait dans le nord trouva son aboutissement dans ce qui allait être la première de trois révoltes d'York, la ville clé du nord de l'Angleterre. Guillaume réagit en marchant vers le nord via Warwick et Nottingham. À Warwick, il fit construire un vaste château et établit une garnison dans le but de surveiller Eadwine, comte de Mercie et l'un des nobles anglo-saxons les plus puissants. Nottingham reçut le même traitement au fur et à mesure de la progression de Guillaume dans le pays, ce qui lui permit de protéger ses arrières et d'avoir les mains libres au moment de se concentrer sur York.
Dans le Nord, les rebelles s'organisèrent en une force efficace, ralliée autour de la figure de proue d'Edgar Aetheling, petit-neveu d'Édouard le Confesseur (r. de 1042 à 1066), mais qui n'était encore qu'un adolescent. En outre, ils bénéficiaient du soutien et de la protection du roi des Écossais, Malcolm III (r. de 1058 à 1093), qui avait épousé Margaret, la sœur d'Edgar. Non seulement les rebelles voulaient rétablir ce qu'ils considéraient comme la véritable lignée des rois d'Angleterre - en fait, ils appelaient déjà Edgar leur roi - mais de nombreux barons anglo-saxons qui avaient perdu leurs terres au profit des nobles normands (Guillaume s'était approprié environ un cinquième de l'Angleterre à lui seul) s'étaient rendu compte qu'ils avaient de nombreuses raisons de se battre et pas grand-chose à perdre.
En l'occurence, à l'arrivée du Conquérant, les citoyens d'York, sans doute déjà au fait de l'impitoyable dévastation infligée par l'armée du roi au cours de sa marche vers le nord, s'empressèrent de lui jurer fidélité. Edgar et les chefs rebelles s'enfuirent en Écosse, mais, au cours des deux années qui suivirent, ils retournèrent vers le sud chaque fois qu'une révolte leur semblait prometteuse. Pour s'assurer de la loyauté de la ville, Guillaume prit des otages et fit construire un autre château (qui deviendrait la célèbre tour de Clifford, qui existe encore aujourd'hui, bien que légèrement penchée). Son fidèle compagnon Guillaume Malet fut nommé shérif de la ville et un nouveau comte de Northumbrie fut installé, le Normand Robert de Commines. Au cours de son voyage de retour à Londres, Guillaume marqua de nombreuses pauses pour organiser la construction d'autres châteaux à Lincoln, Huntingdon et Cambridge.
Désormais, tout semblait se mettre en place le plus naturellement du monde, et le nouvel ordre normand semblait implanté une bonne fois pour toutes. Cependant, les troubles reprirent en décembre 1068 et, une fois de plus, ce fut dans le nord qu'ils se produisirent. Robert de Commines avait pris possession de son nouveau fief de Durham à la tête d'un grand nombre de chevaliers (au moins 500, selon la tradition), mais au lieu d'aider à maintenir la paix, ces guerriers obtinrent le résultat inverse en mettant trop d'enthousiasme à piller leur nouvel habitat. En réaction, les rebelles northumbriens attaquèrent Durham en janvier 1069, tuant tous les étrangers qu'ils rencontrèrent sur leur passage, y compris le comte, et réduisirent son armée à néant. Pire encore pour le roi, la révolte s'étendit rapidement à York où le commandant de la garnison trouva la mort. Guillaume, qui revenait tout juste de Normandie, reçut la nouvelle des désastres de Durham et de York et réagit de façon typique, en se rendant personnellement à marche forcée vers le nord à la tête d'une armée encore plus nombreuse que précédemment. Guillaume arriva à York si rapidement qu'il prit les rebelles au dépourvu et mit en déroute ceux qui avaient encore le courage de se battre.
L'invasion danoise
Dans ce qui dut sembler à Guillaume être un interminable défilé de personnages tous plus nuisibles les uns que les autres, Godwine réapparut à l'été 1069, quittant à nouveau l'Irlande, mais cette fois avec une flotte plus impressionnante comptant une soixantaine de navires. Le prince déchu semblait vouloir s'attaquer à l'abbaye de Tavistock, dans le sud-ouest de l'Angleterre. Heureusement pour Guillaume, le comte Brian de Bretagne était là pour faire face à cette nouvelle menace et les rebelles furent mis en déroute, Godwine s'enfuyant pour la troisième fois en Irlande, pour ne plus jamais faire parler de lui par la suite. Il y eut encore quelques problèmes à Exeter et au château de Montacute au cours de l'été 1069, ainsi qu'une attaque d'Eadric le Sauvage sur Chester et Shrewsbury. Les révoltes furent toutes réprimées sans pitié par les troupes loyales et les commandants locaux, mais le royaume refusa obstinément de se soumettre et, pire encore, un nouveau personnage était sur le point de faire son apparition dans ce feuilleton: Asbjorn, frère du roi Sven II de Danemark (r. de 1047 à 1076).
Les Danois revendiquaient depuis longtemps certaines parties de l'Angleterre, et ces guerriers vikings avaient la fâcheuse réputation de tirer parti de tout bouleversement politique dans des régions étrangères qu'ils considéraient comme une riche source de pillage. Asbjorn débarqua sur les côtes du nord de l'Angleterre avec une flotte danoise de quelque 300 navires en septembre 1069, et Edgar fut rappelé d'Écosse. York devait, une fois de plus, être le point central de la révolte. La garnison normande, qui contrôlait toujours les châteaux de la ville, fit entrer sa maladresse dans l'histoire en déclenchant accidentellement un incendie qui se propagea de façon incontrôlée et brûla en partie la cathédrale, le 19 septembre. Le 21 septembre, les Danois arrivèrent et, s'alliant aux rebelles anglo-saxons, prirent les châteaux d'York, rançonnèrent les commandants et massacrèrent les simples soldats. Il s'agissait de la plus grande défaite normande de toute la conquête et de la menace la plus sérieuse pour le règne de Guillaume en Angleterre.
Depuis la forêt de Dean, près de Chepstow, où il était en train de chasser, Guillaume rassembla une armée et marcha, pour la troisième fois en deux ans, vers York. Retardé au passage de l'Aire par de fortes pluies et les inondations qui en résultèrent, lorsque le roi arriva enfin à destination, la situation qui s'offrit à lui était plutôt décevante. En effet, les rebelles avaient déjà fui la ville et les Danois s'étaient retirés sur la rivière Trent avec l'important butin qu'ils avaient tiré de York. Sans sa propre flotte, Guillaume ne pouvait poursuivre les Danois. Il en revint donc à la vieille politique des rois anglo-saxons et les soudoya pour leur faire quitter le pays. Puis, addressant un message des plus clairs à tous ceux qui s'intéressaient encore de près ou de loin au nord de l'Angleterre, Guillaume décida de passer le réveillon de Noël 1069 à York, et alla même jusqu'à y déplacer les insignes royaux dans une déclaration d'intention sans équivoque.
La dévastation du Nord de l'Angleterre
Au cours de l'hiver 1069-1070, les rebelles demeurant dans le nord de l'Angleterre furent impitoyablement pourchassés, exécutés ou mutilés. Afin que la population locale se mette bien en tête que Guillaume avait bien l'intention de rester définitivement, de vastes portions du territoire du nord de l'Angleterre - depuis Chester et Shrewsbury à l'ouest jusqu'à la côte nord-est de Cleveland- furent ravagées. À l'époque, une telle campagne de dévastation n'était guère controversée, mais elle n'en restait pas moins très brutale. En effet, le bétail, les récoltes, ainsi que les outils agricoles furent incendiés dans le but de couper toute source d'approvisionement potentielle à une armée rebelle dans le nord. Ainsi que le résume la Chronique anglo-saxonne, Guillaume 'ravagea et dévasta entièrement ce comté [York]' (cité dans Allen Brown, 74). En conséquence, le peuple fut réduit à la famine. Une chronique du début du XIIeme siècle rédigée par Orderic Vital (un moine de l'Abbaye de Saint-Évroult en Normandie) estime le taux de mortalité causé par la pénurie de nourriture à 100 000 hommes, femmes et enfants. Il résume l'impitoyable stratégie de Guillaume de la façon suivante:
Il en fit périr un grand nombre par vengeance, détruisit les repaires de nombreux autres, dévasta les terres et réduisit les maisons en cendres. En nul autre endroit, Guillaume avait-il fait preuve de tant de cruauté. En grande honte il se livra à son vice, car il ne fit aucun effort pour contenir sa fureur et son bras s'abattit aussi bien sur l'innocent que sur le coupable. Dans sa colère, il ordonna que toutes les récoltes et tous les troupeaux, les biens personnels et les aliments de toutes sortes soient rassemblés et réduits en cendres par un feu dévorant, de sorte que toute la région au nord de l'Humber soit privée de toute subsistance.
(cité dans Bennett, 52-3)
S'il est toujours possible que les sources anti-normandes aient exagéré la sévérité de la dévastation de Guillaume, les souffrances qu'elle entraîna semblent évidentes dans la mesure où les populations affectées se virent contraintes de manger tout ce qu'elles pouvaient trouver pour subsister - depuis les chiens jusqu'aux cadavres humains - et où un grand nombre de personnes en fut réduit à se vendre en esclavage pour pouvoir survivre. En effet, dans le Domesday Book de 1086-7, ce registre soigneusement compilé et exhaustif des biens fonciers et immobiliers de l'Angleterre normande, de nombreuses entrées décrivent les régions septentrionales de l'Angleterre comme de simples 'terres en friche' et le Northumberland ne méritait même pas d'y être répertorié.
Cette stratégie, bien que sévère, porta ses fruits et les seigneurs du Nord se mirent à prêter serment d'allégeance au roi normand, à commencer par Gospatric de Bamburgh. Malheureusement, Edgar Aetheling, ce jeune virtuose de l'évasion de dernière minute, échappa une fois de plus à Guillaume. De plus, les troupes de Guillaume n'étaient pas du tout satisfaites de devoir faire campagne en hiver. Il y eut même de petites mutineries dans l'armée lorsque Guillaume chercha à l'entraîner au-delà des Pennines, en février 1070, surtout de la part de ses alliés français, si l'on en croit les chroniqueurs normands. Néanmoins, Guillaume poursuivit sa route, promettant à ses hommes de généreuses récompenses matérielles et pillant les richesses encore inexploitées des monastères anglais. Finalement, Chester, Shrewsbury et Stafford se virent toutes sécurisées et refortifiées afin de servir de remparts contre la menace galloise. C'en était désormais fini des révoltes locales, la campagne de dévastation avait atteint son but. À Salisbury, juste avant Pâques 1070, Guillaume se sentait suffisamment confiant pour enfin licencier son armée.
Hereward l'Exilé et le roi Sven II
Pour autant, la conquête de l'Angleterre n'était pas encore tout à fait terminée. Les Danois, bien qu'ils aient été payés pour quitter la région l'année précédente, étaient toujours avides de nouveau butin dans un royaume qui semblait si instable. Cette fois, ce fut le roi Sven en personne qui dirigea l'attaque contre Ely en mai 1070. L'abbaye d'Ely était un point de ralliement pour la résistance aux Normands, et Sven y établit une alliance avec un noble local, Hereward l'Exilé. L'abbaye de Peterborough fut mise à sac et, en juin, Guillaume dut à nouveau puiser dans sa bourse royale pour soudoyer les fauteurs de troubles et les faire repartir vers le Danemark. Turold de Malmesbury, un commandant loyal, était chargé de la défense du secteur, mais Guillaume fut amené à débarquer en personne à la tête d'une armée qui finit par prendre le contrôle d'Ely au cours de l'été 1071, assurant ainsi la fidélité de l'Est-Anglie à son roi.
L'année suivante, une autre campagne fut dirigée contre l'Écosse afin de contrer les incessantes incursions de ce royaume dans le nord de l'Angleterre, ce qui eut pour conséquence l'exil d'Edgar dans les Flandres. Depuis 1066, la campagne de conquête de l'Angleterre avait été longue et difficile. Il y aurait encore des révoltes baronniales occasionnelles ainsi que des menaces provenant de l'étranger, mais elles ne seraient plus fondées sur les anciennes loyautés anglo-saxonnes. Le Conquérant avait finalement pacifié son royaume et une nouvelle période de l'histoire de l'Angleterre pouvait commencer.