Aujourd'hui, Marseille est davantage connue pour son histoire moderne - la Seconde Guerre mondiale, l'immigration nord-africaine et, bien sûr, les chœurs entraînants de l'hymne national français, La Marseillaise. Pourtant, c'est aussi l'une des villes les plus anciennes de France, riche en traces du passé pré-moderne - pour ceux et celles qui osent partir à la découverte de cette magnifique ville .
Il existe de nombreuses façons de passer le temps dans la ville, qu'il s'agisse d'explorer le Fort St-Jean, datant du XVIIe siècle, ou de visiter de long en large le spectaculaire Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MUCEM). Les gens du coin aiment lézarder au soleil et se baigner dans le port au bleu étincelant. Mais je suis ici, par une belle et lumineuse journée, à la recherche de traces des premiers cultes chrétiens.
Marseille fut l'un des premiers lieux à accueillir le christianisme en Occident. La ville a une longue histoire en tant que port de commerce, animé par des marchands et des idées cosmopolites. Elle fut fondée en 600 avant notre ère par des colons grecs venus de Phocée, aujourd'hui située dans le sud de la Turquie. Massilia, comme on l'appelait alors, devint rapidement un centre de la civilisation hellénistique (grecque) en Méditerranée occidentale. Elle choisit le mauvais camp pendant la guerre civile romaine de 49 avant notre ère, et ce sont les armées de Jules César qui firent officiellement entrer la ville dans l'Empire romain. C'est après la conquête romaine que le christianisme naissant, tout comme les parfums, les épices et les soieries, arriva d'Orient dans le port de Marseille et se répandit dans le reste de la Gaule.
La date exacte de l'arrivée du christianisme ainsi que la question de savoir qui l'apporta sont entourées d'un voile de légende. Nombre de ces théories remontent au début du Moyen Âge. Certains affirment que c'est Lazare, l'homme que Jésus ressuscita, qui, banni de Palestine, arriva à Marseille et devint le premier évêque de la ville. D'autres prétendent que c'est Marie-Madeleine qui débarqua sur les côtes rocheuses de ce qui est aujourd'hui le parc national de Camargue et qui passa le reste de sa vie dans les montagnes avoisinantes. À une heure de la ville se trouve la grotte de la Sainte-Baume, où elle aurait fini ses jours.
Ces histoires sont bien sûr sujettes à caution et ne peuvent être confirmées. Cependant, elles témoignent de l'idée que les habitants se font des racines profondes du christianisme à Marseille et, plus généralement, en Provence.
Il y avait certainement une communauté chrétienne à Arles (alors appelée Arelate) en 254 de notre ère, et Marseille avait une congrégation officielle en 314 de notre ère, l'année après que l'empereur Constantin (r. de 306 à 337 de notre ère) se soit converti au christianisme. Certains des plus anciens édifices chrétiens de France se trouvent dans la région.
Comparée à certains villages anciens de Provence, Marseille est un lieu moins évident pour rechercher des traces d'un passé lointain. C'est une ville tout à fait moderne, dont l'histoire tumultueuse a imprimé le style caractéristique du XIXe siècle, avec des immeubles "parisiens" ornés de balcons en fer forgé. Mais ces traces sont bien présentes. Elles nous permettent de comprendre l'importance régionale du christianisme primitif et d'explorer deux de ses aspects les plus importants: les saints et le monachisme.
Cathédrale de Marseille
En se promenant sur le front de mer de Marseille, il est difficile de ne pas remarquer la cathédrale, que l'on appelle familièrement "la Major". Située à proximité immédiate du Vieux-Port, c'est une gigantesque structure, entièrement rayée de noir et de blanc. L'église fut construite au XIXe siècle, mais sa conception devait évoquer la splendeur byzantine et romaine.
L'architecture romane est généralement associée à l'obscurité et à la morosité, mais par une journée chaude et ensoleillée, on comprend instantanément son attrait. En pénétrant dans la Major, la chaleur, la poussière et le brouhaha du port de Marseille disparaissent d'un seul coup au profit d'une atmosphère de sérénité. Cette sérénité relative n'existe peut-être qu'en pleine saison touristique, mais elle permet de comprendre pourquoi le style roman à petites fenêtres perdure dans cette région. Les immenses fenêtres gothiques transforment les églises en serres - ce qui est bon pour un village morose du nord de l'Angleterre, mais moins souhaitable dans un climat où le soleil est omniprésent.
L'église présente de nombreux attraits, notamment le magnifique motif de l'arc principal de la façade. Mais je suis venu pour témoigner d'un spectacle particulier. Descendez le long du côté droit de l'église. Au fond de la grande chapelle se dresse une statue dorée : elle porte un chapeau d'évêque et une crosse. À ses pieds, une boîte en or et en verre. C'est là, dans le coffret, que se trouve saint Lazare.
Pourquoi les reliques étaient-elles si importantes pour les premiers chrétiens ? Dans une certaine mesure, la question reste ouverte: les reliques vont précisément à l'encontre des idées dominantes du judaïsme sur la pureté rituelle. Les Grecs vénéraient les héros d'une manière qui peut être considérée comme un précurseur de la vénération des saints, en établissant des temples autour de leurs tombes, et les idées égyptiennes sur les morts s'étaient infiltrées dans le monde méditerranéen depuis longtemps. L'importance des reliques peut être également liée à l'importance du martyre.
Les martyrs ont longtemps été un idéal chrétien. Tous les premiers chrétiens se déclaraient prêts à mourir pour leur foi, allant parfois jusqu'à inciter les autorités impériales romaines à leur donner satisfaction. La mort et sa vénération étaient au cœur de ce que signifiait être chrétien. Selon la pratique romaine habituelle, lorsque les martyrs étaient exécutés, leurs corps étaient souvent détruits. Les coreligionnaires rassemblaient les restes qui avaient échappé à la destruction. Même après la conversion de Constantin et après que la chrétienté soit devenue la religion de l'État, le martyre demeurait un idéal religieux.
Les reliques des martyrs et des saints conservaient les pouvoirs divins de ces derniers. Elles guérissaient notamment les malades. Elles étaient aussi de puissantes expressions de la religion populaire. Jusqu'à la fin du Moyen Âge, la sainteté n'était pas réglementée par l'Église centrale, de sorte que les saints étaient élus par le peuple au sein de l'entourage d'un homme ou d'une femme particulièrement saint(e). Leurs dépouilles étaient rassemblées, conservées dans des reliquaires élaborés et placées dans des églises portant leur nom; des fêtes étaient célébrées en leur honneur.
Le crâne derrière les vitraux - dans un reliquaire dont les arcs dorés évoquent ceux de la cathédrale elle-même - est-il vraiment celui de Lazare ? Ce n'est peut-être pas le cas: l'Église orthodoxe détient des reliques concurrentes qui sont également censées être celles du Lazare ressuscité par Jésus. Le crâne de Marseille pourrait appartenir à un autre Lazare, un évêque d'Aix-en-Provence, qui fut enterré dans l'abbaye de Saint-Victor en 420 de notre ère. Le corps de l'autre Lazare aurait été caché dans l'abbaye de Saint-Victor pour la protéger des pirates sarrasins. On peut donc imaginer comment la confusion a pu se produire. Les reliques ont toujours été des symboles de la bénédiction divine plus que des artefacts historiques littéraux.
L'histoire des reliques et de leur controverse - elles ont été tour à tour reconnues et rejetées par l'Église - est racontée sur des banderoles d'information situées à proximité, toutes en français. Il est dommage de devoir s'en éloigner, mais il y a encore de nombreuses choses à découvrir.
L'église Saint Laurent
La montée de La Major jusqu'à l'entrée du Fort St-Jean se fait en ligne droite. De l'autre côté de la rue se trouve l'église Saint Laurent, construite dans le style roman au 12e siècle. Après la splendeur de la cathédrale de Marseille, la simplicité de cette église a quelque chose de réconfortant.
L'église Saint-Laurent fut construite dans les affres du Moyen Âge, bien plus tard que la période paléochrétienne qui nous intéresse. Pourtant, l'architecture de l'église est très proche de celle des premières églises. Elle donne une idée de ce que pouvait être la vie religieuse au quotidien, avec sa décoration simple qui met l'accent sur la liturgie plutôt que sur l'ornementation. Les premiers chrétiens pensaient que les images, en particulier celles des figures saintes, constituaient une pente glissante vers l'adoration des idoles; ils s'attaquèrent aux temples romains pour y détruire les sculptures. Ce n'est que bien plus tard que l'ornementation élaborée des églises vit le jour.
Malgré sa proximité avec le Fort, cette église ne reçoit pas beaucoup de visiteurs. C'est un endroit idéal pour se détendre et apprécier le calme.
Abbaye de Saint-Victor
Ma dernière étape se situe juste à côté du Vieux-Port et à l'ombre du Fort Saint-Nicolas. Avec ses tours, il ressemble plus à un château médiéval stéréotypé qu'à un monastère. Mais il s'agit bien de l'abbaye Saint-Victor, l'un des premiers monastères établis dans l'Occident chrétien.
L'abbaye fut construite en l'honneur d'un martyr, Saint Victor, un soldat romain tué en 303 de notre ère pour avoir refusé de sacrifier aux dieux romains en raison de sa foi chrétienne. Ses reliques furent cachées par ses partisans dans une carrière voisine qui devint rapidement un lieu de pèlerinage et l'un des lieux les plus sacrés de Massilia. Au Ve siècle de notre ère, saint Jean Cassien (360 - 435), venu d'Orient, fonda une chapelle sur le site. Né en Roumanie, Cassien avait été moine à Bethléem et avait parcouru la Palestine et l'Égypte où se formaient les premiers mouvements monastiques. Des hommes comme Antoine le Grand (251 - 356 de notre ère) se retiraient de la société humaine, pour trouver la sainteté dans la solitude, la prière et l'ascétisme, c'est-à-dire la pratique de l'abnégation.
Ce n'est pas saint Cassien qui introduisit en Provence le monachisme de type oriental, arrivé quelque temps auparavant par l'Afrique du Nord. Mais l'abbaye de Saint-Victor et deux livres qu'il écrivit à la même époque contribuèrent à populariser cette vie auprès des hommes et des femmes de la Gaule romaine. Pour lui, vivre dans un esprit de fraternité était un élément central de la vie monastique: les moines devaient vivre et prier ensemble, et non se cloîtrer dans le silence.
Les moines et leurs abbayes eurent une influence considérable sur la formation du christianisme tel que nous le connaissons. Ils furent également les principaux transmetteurs de connaissances religieuses et profanes pendant la majeure partie du Moyen-Âge. L'abbaye de Saint-Victor n'a jamais atteint l'importance d'autres abbayes du sud de la France, comme Cluny, mais elle fut un centre de la vie religieuse à Marseille. Elle conserve également quelques vestiges remarquables de ses premières origines.
L'église actuelle fut construite vers l'an 1000, lorsque l'abbaye fut confiée à un ordre bénédictin. Les murs furent construits en même temps que le reste de l'église, mais il reste des éléments de l'ancienne église. C'est dans des espaces souterrains comme celui-ci que les premiers chrétiens célébraient la messe: près des tombes des martyrs, loin des regards indiscrets de ceux qui désapprouvaient la nouvelle religion. L'atmosphère secrète de la crypte est toujours présente, même si les hauts plafonds empêchent de se sentir claustrophobe.
Ici, il est facile de perdre la notion du temps en passant d'un sarcophage sculpté à l'autre. Ces figures, taillées dans la pierre calcaire locale, sont un mélange parfait de sculpture romaine classique et de sculpture médiévale que l'on retrouve dans les églises plus récentes. Un petit cercueil d'enfant représente la louve qui allaita Rémus et Romulus. Je jette un coup d'œil dans tous les coins et passe un peu de temps devant la mosaïque de la partie la plus ancienne. Il est difficile de ne pas imaginer les premiers moines en train d'assembler les tessons, combinant une pratique artistique ancienne avec leur nouvelle religion radicale.
Lorsque j'ai visité Saint-Victor, les alcôves étaient utilisées pour une exposition d'œuvres contemporaines d'un artiste espagnol, et l'espace était rempli du son d'une chorale répétant des chants grégoriens. Près de 2 000 ans de pratique religieuse étaient ainsi réunis.
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Si Marseille a éveillé votre intérêt, la Provence abrite des milliers d'autres trésors paléochrétiens entre les champs de lavande et les vignobles - et, bien sûr, les sites antiques. À l'est, près de Cannes, se trouve la splendeur mérovingienne (5e siècle) de la cathédrale de Fréjus. À environ une heure de route se trouve Arles, surtout connue pour ses ruines romaines spectaculairement préservées, mais qui abrite également l'église Saint-Trophime, d'une étrange beauté. Outre une collection spectaculaire de reliques anciennes - dont la tête de saint Antoine -, l'église Saint-Trophime a subi une série de modifications architecturales au fil des siècles. D'une minuscule chapelle, elle a été agrandie de manière à laisser transparaître toutes les strates de l'histoire. Il n'y a pas de meilleure façon d'apprécier les méandres du christianisme.