Celle que l'on appelle la Vénus de Milo est peut-être l'une des œuvres les plus emblématiques de l'art occidental de tous les temps. La statue de la déesse a été trouvée sur l'île égéenne de Milos, à laquelle elle doit son nom, à la veille de la guerre d'indépendance grecque (1821-1830). Avec son visage délicat et ses courbes élégantes, elle donne une vision de grâce et de beauté. Elle regarde sereinement devant elle, avec l'expression paisible qui sied à une déesse. La douceur du haut de son corps contraste avec le lourd vêtement aux drapés élaborés qui semble presque glisser de ses hanches. Cette figure enchanteresse représenterait Aphrodite qui, dans le célèbre récit de la guerre de Troie, reçut la pomme d'or destinée à la plus belle déesse. En voyant cette statue plus que grandeur nature au Louvre, le spectateur comprend la décision de Pâris.
On dit qu'elle est en marbre de Paros (calcaire fin, de carbonate de calcium cristallisé) et qu'elle fut façonnée en deux blocs distincts: la partie supérieure de son corps, nue, et la partie inférieure, drapée. Lorsqu'elle arriva au Louvre, la Vénus de Milo fut immédiatement saluée comme un chef-d'œuvre de l'art grec classique. Même s'il s'avéra par la suite que la statue appartenait à la période hellénistique, sa popularité n'en fut pas diminuée pour autant. Des artistes tels que Cézanne et Dali furent inspirés par sa beauté, et elle eut même une vie propre dans la culture populaire.
L'œuvre d'art célèbre a aussi sa part d'ombre. Par exemple, beaucoup de points concernant la découverte de la statue ne sont toujours pas clairs en raison de rapports contradictoires sur l'endroit exact où on l'a trouvée, et sur l'état dans lequel elle était. La disparition mystérieuse du socle qui était présent à l'origine, et qui datait clairement de la période hellénistique, ne fait qu'ajouter à cette obscurité. Ceci permit facilement au directeur du Louvre d'attribuer la statue à Praxitèle, le célèbre sculpteur attique du 4ème siècle av. J.-C. En outre, l'identification de la charmante déesse elle-même avec Aphrodite est loin d'être certaine. Mais la plus grande énigme de cette sculpture parfaitement imparfaite reste peut-être la question de savoir ce qu'elle faisait avec ses bras. Cette question sera traitée dans cet article, ainsi que la découverte, l'interprétation et l'appropriation de la statue.
Découverte
Les récits de la découverte de la statue sont truffés de témoignages trompeurs, contradictoires ou qui s'excluent mutuellement. Ces récits se trouvent dans la correspondance entre les officiers de marine et commandants qui passaient par l'île, les diplomates en poste à Milos, Smyrne, Athènes et Constantinople, notamment Charles de Riffardeau, marquis de Rivière (ambassadeur de France auprès de la cour ottomane à Constantinople). Il offrit la statue au roi Louis XVIII (r. de 1814 à 1824), qui la donna ensuite au Louvre. Certaines de ces personnes publièrent leurs témoignages, ainsi, l'artiste puis journaliste américain William J. Stillman (1828-1901) visita l’île deux fois, alors que des habitants se souvenaient encore des événements qui entourèrent la découverte.
Ces récits nous apprennent qu'un paysan nommé Giorgos Kentrotas et/ou son père Theodoros Kondros Botonis, ou Giorgos et son fils Antonio Botonis - découvrirent la statue en février ou avril 1820 en labourant son champ ou en cherchant des blocs de construction réutilisables. Selon les versions, ils l’auraient trouvée sur ou près du terrain du paysan, sur une colline rocheuse, dans une petite grotte ou cavité (oblongue ou ovale), dans une chambre ou niche enterrée ou cachée autrement, ou parmi les ruines de la ville ou du théâtre antiques. D'autres récits encore décrivent sa découverte sur une terrasse en escaliers couvrant un ancien gymnase romain, ou dans l'ancien mur de la ville, dans un mur d'enceinte romain, ou dans l'abside d'une église ou d'une chapelle chrétienne du 7ème siècle dans les environs de la capitale moderne de l'île (diversement appelée Milos, Castro, ou Trypiti).
Les rapports déclarent de façon non uniforme que la statue fut trouvée en deux blocs encore reliés par deux pinces ou tenons en fer, d'abord la partie supérieure nue, puis, après avoir creusé davantage, la partie inférieure drapée. Plusieurs autres fragments de la statue furent trouvés après plus de recherche, en particulier des petits fragments de la partie centrale. D'autres statues (notamment deux Hermès) et des fragments de marbre (notamment un bras et une main tenant un objet rond) furent découverts, selon les récits, dans la même zone ou à proximité. Ils disent encore qu’une dalle ou un socle portant une inscription, mais partiellement lisible ou illisible, fut trouvée près de la statue. Les spéculations sur ces incohérences semblent vaines. Une chose au moins est certaine: la vérité sur les circonstances exactes de la découverte de la statue est irrémédiablement perdue.
Interprétation
La belle statue de marbre arriva à Paris en février 1821, où elle reçut une place de choix au Louvre, qu'elle occupe jusqu’à aujourd'hui. Elle en vint à être connue dans le monde entier sous le nom de 'Vénus de Milo'. En effet, elle fut immédiatement identifiée comme la 'Venus Victrix' (l'Aphrodite victorieuse), saluée comme un chef-d'œuvre de l'art grec classique, et attribuée par le directeur du musée, Auguste de Forbin, à Praxitèle, le sculpteur attique du 6ème siècle av. J.-C., connu pour avoir le premier représenté Aphrodite nue.
L'identification fut basée non seulement sur le torse nu de la figure féminine, mais aussi sur la pomme que la déesse était censée tenir dans sa main gauche. Ainsi, l'objet rond indistinct dans l'une des mains trouvées à Milos était considéré comme étant la Pomme d'or de la discorde entre Héra, Athéna et Aphrodite lors du mariage de Pelée et de Thétis, où Aphrodite s'était finalement vue attribuer le fruit lors du Jugement de Pâris. La réalité de l'appartenance de cette main à la statue a souvent été mise en doute, en raison de différences évidentes de matériau, d'échelle et de style. Cependant, il existe des exemples de statues similaires identifiées comme Aphrodite avec une pomme dans une main, comme la Vénus d'Arles.
À part Praxitèle, il y eut des tentatives pour attribuer la sculpture à son contemporain Scopas, à Lysippe, ou même à Phidias, le célèbre créateur, au 5ème siècle av. J-C., de l'une des Sept Merveilles du monde antique, le Zeus d'Olympie. Cependant, la Vénus de Milo s’était initialement présentée avec un socle qui fut souvent ignoré dans les discussions savantes et qui a disparu depuis. Il fut dessiné in situ par le fils d'un élève du peintre français Jacques-Louis David peu après sa première exposition. Sur le fragment droit en regardant le socle, on pouvait lire l'inscription: '[Alex]andros, fils de [M]énides, d'[Ant]ioche du Méandre, a fait cette [statue]’.
Comme la ville carienne (aujourd'hui Kuyucak, en Turquie) devait son nom à la refondation par le roi séleucide Antiochos Ier (r. de 280 à 261 av. J.-C.), cela devait faire de la statue une œuvre provinciale hellénistique, plutôt qu'un chef-d'œuvre attique classique. En outre, l'inscription a été datée, sur la base de données épigraphiques, à 150-50 av. J.-C. Près d'un siècle après la découverte de la statue, un 'Alexandros, fils de Ménide, originaire d'Antioche' fut attesté sur base épigraphique à deux reprises comme vainqueur du Festival Thespien en l'honneur du Musée (Vallée des Muses) près du Mont Hélicon (vers 80 av. J.-C.). Il est inconcevable que les conservateurs du Louvre aient ajouté une inscription à la statue s'ils n'étaient pas convaincus que le fragment (parfaitement adapté) appartenait bien au socle. De plus, le socle ne peut pas avoir été un faux moderne, car personne n'aurait pu inventer un nom qui devait plus tard s'avérer historique. Pourtant, le Louvre ne mentionne rien au sujet du sculpteur hellénistique. Un buste hellénistique (diversement attribué au dieu-fleuve Inopos, à Alexandre le Grand et à Mithridate VI), trouvé sur l'île cycladique de Délos, pourrait être attribué au même artiste en raison de ses grandes similitudes stylistiques avec la Vénus de Milo.
Reconstruction
Après son arrivée à Paris, les imperfections de la statue furent retouchées, un pied gauche approprié fut rajouté et un nouveau piédestal fut façonné, sans la partie inscrite. Quelques-uns des autres fragments de marbre trouvés à la même époque furent présentés dans une vitrine, sans jamais abandonner l'idée que la main qui tenait la pomme supposée appartenait au personnage. De nombreuses suggestions furent faites sur l'aspect que devait avoir la statue avec ses bras. La plupart de ces reconstitutions modernes ont ignoré la partie inscrite du socle d'origine, dont le dessus est percé d'un trou carré permettant de fixer un objet ou une deuxième figure plus petite.
Félix Ravaisson, conservateur des Antiquités au Louvre de 1870 jusqu'à sa mort en 1900, développa la théorie selon laquelle la Vénus de Milo représentait la déesse de l'amour avec le dieu de la guerre, Arès (ou Mars). Il fit réaliser des moulages grandeur nature de la sculpture et du Mars Borghèse pour démontrer sa reconstitution. Ravaisson souligna que dans cette interprétation, Aphrodite se tenait du côté dominant (droit) de l'ensemble, le pied gauche levé pour marquer encore sa supériorité, et il imaginait comment la déesse murmurait à l'oreille de son amant de douces paroles d'amour et de paix pour désarmer le féroce guerrier. Il est vrai que des compositions de groupe similaires, de Vénus et de Mars, très inspirées des modèles de Vénus de Milo et de Mars Borghèse, existent à partir de l'époque impériale romaine.
Une autre reconstruction influente fut proposée par Adolf Furtwängler, directeur de la Glyptothèque de Munich, en 1895. Furtwängler incorpora la partie manquante du socle dans sa proposition et inclut une colonne rectangulaire sur laquelle la figure s'appuie avec son bras gauche, tenant une pomme dans sa main. Avec son bras droit en travers du torse, elle saisit la draperie qui glisse de son corps.
De nombreuses autres restaurations furent soumises, souvent avec le bras droit croisant le torse d'une manière ou d'une autre - les dommages sous le sein droit indiquent que quelque support pour le bras droit était à l'origine attaché à cet endroit. Le gonflement des muscles de l'épaule gauche devait sembler indiquer qu'elle levait le bras au moins jusqu'à la hauteur de l'épaule. Ainsi, selon une proposition, la déesse s'appuie avec son coude gauche sur une colonne ronde, offrant la pomme à une colombe placée sur sa main droite. Dans une autre reconstitution, elle tient un miroir de la main droite et ajuste ses cheveux de la main gauche. Dans une pose semblable à celle de la Vénus de Capoue, on peut penser que la figure écrit avec un stylet sur un bouclier reposant sur son genou gauche levé. Un autre conservateur du Louvre, Charles de Clarac, la voyait tenir un bouclier à deux mains, comme la Victoire ailée de Brescia. Enfin, une autre reconstitution interprète la statue comme une Niké présentant des couronnes dans chaque main.
Il convient de noter que la femme porte un bandeau (tainia) dans ses cheveux magnifiquement coiffés, et non la couronne habituelle (stephané) d'Aphrodite. Ce détail pourrait indiquer que nous ne sommes pas en présence de la déesse de l'amour, mais d'une autre figure féminine. Le fait qu'elle représente une figure divine, plutôt qu'une figure mortelle, peut se mesurer à son pied droit non chaussé. Il a en effet été suggéré que la statue représente Amphitrite, la déesse de la mer, qui était vénérée à Milos. Une mosaïque algérienne de Cirta représente Amphitrite avec son époux Neptune (Poséidon), dans une pose presque identique à celle présentée par Ravaisson.
Une autre proposition de reconstitution mérite d'être mentionnée. Elle fut proposée en 1960 par Elmer G. Suhr, professeur de Lettres classiques à l'université de Rochester. Il imaginait la déesse en train de filer, le bras gauche levé haut et tenant une quenouille dans la main, tandis que le bras droit s'étend vers l'avant, faisant tourner le fuseau. Bien que cette interprétation tienne compte de l'anatomie de la statue, notamment de la musculature de l'épaule gauche et de la torsion du torse (avec son apparente déformation de la colonne vertébrale), elle n'intègre pas la partie inscrite du socle ni l'objet éventuel qui se trouvait à droite. Pourtant, un bras de marbre levé portant une quenouille (peut-être en or), aurait pu nécessiter un support (non envisagé par Suhr) en raison de son poids et de sa fragilité - par exemple une colonne ou un compagnon tel qu'Éros ou une statuette de la déesse elle-même comme chez la Vénus de Lovatelli. Peut-être l'une des Moires (divinités du Destin), aurait-elle été jugée plus appropriée pour filer des fils, mais Suhr démontra que le filage était associé à la fertilité, à la sexualité et au mariage - et il fit référence à des figures analogues telles que la Vénus de Castellani.
Appropriation
Avec son insistance de longue date sur le fait que la Vénus de Milo représente un chef-d'œuvre de l'art attique classique de l'école de Praxitèle, Scopas, Lysippe ou Phidias, plutôt qu'une œuvre hellénistique tardive d'un sculpteur alors inconnu, Alexandros d'Antioche, le Louvre a réussi à faire de la statue l'un de ses trésors les plus précieux. En 1911, Auguste Rodin, le célèbre sculpteur français, écrivit une ode à la Vénus de Milo dans laquelle il louait la statue antique pour ses proportions harmonieuses, sa perfection de grâce divine, sa beauté universelle et sa noble vérité. Rodin y voyait la personnification immortelle de la féminité même.
Cette sculpture antique emblématique est devenue une source d'inspiration pour de nombreux autres artistes modernes depuis son entrée au Louvre. Le peintre post-impressionniste français Paul Cézanne, par exemple, en a dessiné une étude au crayon (vers 1881-88). René Magritte, le surréaliste belge, a peint en rose vif et bleu foncé un moulage en plâtre de taille réduite, qu'il intitula Les Menottes de Cuivre (1931). L'artiste pop néo-dada Jim Dine a régulièrement revisité la Vénus de Milo dans ses peintures et sculptures depuis les années 1970, et il plaça, en 1990, trois bronzes de la statue, sans tête et plus grands que nature, près du MoMA sur la Sixième Avenue dans le quartier de Midtown Manhattan à New York, avec le nom approprié de 'Looking Toward the Avenue' (Vue Vers l'Avenue). L'artiste visuel américain Lawrence Argent a réimaginé une Vénus tourbillonnante en argent de 28 mètres pour Trinity Place à San Francisco, en Californie, peu avant sa mort, en 2017.
Son image a honoré des couvertures de magazines et des publicités; on en trouve des répliques dans les boutiques de souvenirs; Nat King Cole, Miles Davis, Louis Armstrong et Chuck Berry ont interprété des chansons sur elle; on voit son image sur des tasses à café et des jouets en caoutchouc qui couinent; on la voit même sous la forme d'un chewing-gum dans un épisode des Simpsons.
L'appropriation peut-être la plus connue et certainement la plus fascinante est sans doute la 'Vénus de Milo aux tiroirs' (1936), du surréaliste espagnol Salvador Dali. C'est un moulage en plâtre peint demi-format dont les tiroirs légèrement ouverts sont ornés de boutons en métal et de pompons en fourrure. Inspirée par les 'ready-mades' de Marcel Duchamp et fortement influencée par Sigmund Freud, la reproduction réimaginée par Dali prétend présenter l'ancienne déesse de l'amour comme un cabinet anthropomorphique fétichiste avec des tiroirs secrets remplis d'un maelström de mystères sur les désirs sexuels que seul un psychanalyste moderne est en mesure d'interpréter.
Conclusion
Depuis sa découverte obscure jusqu'à des appropriations fantaisistes, en passant par des interprétations trompeuses et les diverses tentatives de reconstruction, la Vénus de Milo ne cesse de fasciner. Sa beauté physique et son charme esthétique ont l'effet désarmant d'encourager les envolées fantaisistes. Privée de ses bras, son mystère n'en est que plus grand, la statue en arrive à incarner l'idéal féminin et à devenir l'objet de plus qu'un regard sexualisé occasionnel.