Tout au long de l'histoire, les épidémies et les pandémies de peste et d'autres maladies ont provoqué des paniques généralisées et des désordres sociaux, même lorsque, dans certains cas, les habitants d'une région étaient au courant de l'existence d'une infection omniprésente dans une autre région. Dans le cas de la peste de Justinien (541-542 de notre ère et après), par exemple, les habitants de Constantinople étaient au courant de l'existence de la peste au Proche-Orient depuis au moins deux ans avant son arrivée dans la ville, mais ils ne prirent aucune disposition parce qu'ils ne considéraient pas que c'était leur problème.
Lorsque la maladie frappa, les habitants se sentirent dépassés, car ils semblaient croire que ce qui était arrivé à d'autres ailleurs ne pouvait pas leur arriver. Comme la théorie des germes n'existait pas, personne ne comprenait la cause de ces épidémies ni leur mode de propagation, si bien qu'on les attribuait à des causes surnaturelles et à la colère des dieux ou de Dieu.
Les principales épidémies et pandémies du monde antique et médiéval pour lesquelles il existe des témoignages sont les suivantes:
- Peste d'Athènes
- Peste antonine
- Peste de Cyprien
- Peste de Justinien
- Peste romaine
- Peste noire (alias mort noire)
Il est possible que les trois premières épidémies n'aient pas été dues à la peste, mais à la variole ou au typhus. Néanmoins, les témoins oculaires des premières épidémies les ont qualifiées de fléaux - on attribue au médecin romain Galien (130-210 de notre ère) d'avoir inventé le mot "peste" pour définir l'épidémie Antonine - et elles sont donc généralement considérées dans les discussions sur le même plan que les événements ultérieurs connus pour avoir été des pestes, en particulier en ce qui concerne les réactions des gens face aux crises.
Ces réactions varièrent peu au cours des siècles, de la peste d'Athènes (429-426 av. J.-C.) à la peste noire (1347-1352) et, à chaque fois, des paradigmes similaires apparurent: puiser sa force dans la religion ou la rejeter, s'éloigner ou se rapprocher des autres et embrasser soit l'espoir, soit le désespoir. La seule différence majeure entre les pestes précédentes et la peste noire réside toutefois dans les conséquences de la peste du 14e siècle, qui entraîna un changement de paradigme religieux et social et qui finit par donner naissance au mouvement de la Renaissance.
Peste d'Athènes
La première source d'information sur la peste d'Athènes est l'historien Thucydide (460/455-399/398 av. J.-C.), qui affirme que la maladie était entrée à Athènes par le port du Pirée et s'était rapidement propagée dans la ville. Athènes était alors engagée dans la deuxième guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.-C.) contre Sparte et l'homme d'État Périclès (495-429 av. J.-C.) avait récemment ordonné une retraite derrière les murs de la ville, créant par inadvertance un environnement idéal pour la propagation de la maladie.
Alors que plus en plus de personnes étaient infectées, le désespoir de la population augmenta avec le nombre de morts. Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide écrit:
L'aspect le plus terrifiant de toute cette maladie était le désespoir qui s'ensuivait lorsque quelqu'un se rendait compte qu'il en était atteint: les gens perdaient immédiatement tout espoir et, par leur attitude d'esprit, étaient beaucoup plus susceptibles de se laisser aller et de ne pas tenir le coup. ... Si les gens avaient peur et refusaient de s'approcher des autres, ils mouraient dans l'isolement, et de nombreuses maisons perdaient tous leurs occupants, faute de personne pour s'occuper d'eux. Ceux qui s'approchaient des autres mouraient, surtout ceux qui avaient quelque prétention à la vertu et qui, par sens de l'honneur, ne se privaient pas d'aller rendre visite à leurs amis. (Thucydide II.vii.3-54 ; Grant, 78)
Thucydide rapporte également que de nombreux habitants de la campagne étaient venus chercher de l'aide dans la ville, mais qu'ils n'avaient nulle part où vivre et qu'ils avaient donc installé des huttes les unes près des autres, ce qui n'avait fait qu'encourager l'épidémie à se propager davantage. La panique, ainsi que la nature écrasante de l'épidémie, conduisirent rapidement à un effondrement des coutumes et des traditions sociales, ainsi que du respect de la loi:
Les sanctuaires dans lesquels les gens campaient étaient remplis de cadavres... le désastre était écrasant et, comme les gens ne savaient pas ce qu'il adviendrait d'eux, ils avaient tendance à négliger le sacré comme le profane. Toutes les coutumes funéraires qui avaient été observées auparavant furent jetées dans la confusion et les morts furent enterrés de toutes les manières possibles... À d'autres égards également, la peste marqua le début d'un déclin vers une plus grande anarchie dans la ville. Les gens... pensaient qu'il était raisonnable de se concentrer sur le profit et le plaisir immédiats, croyant que leurs corps et leurs biens seraient éphémères. (Thucydide II.vii.3-54 ; Grant, 79)
L'épidémie finit par s'essouffler - après un bilan de 75 000 à 100 000 morts - et la vie reprit ensuite à Athènes, plus ou moins comme avant. Ce serait le paradigme des régions frappées par la maladie par la suite, mais la religion jouerait un rôle plus important à partir de la peste antonine.
La peste antonine
La peste antonine (165 - vers 180/190 de notre ère) est relatée principalement par Galien, mais mentionnée par Dion Cassius (c. 155 - c. 235 de notre ère) et d'autres. Elle frappa l'Empire romain sous le règne conjoint de Marc Aurèle (r. de 161 à 180 de notre ère) et de Lucius Verus (r. de 161 à 169) et tira son nom du nom de famille d'Aurèle, Antonin. Selon des estimations prudentes, le nombre de morts se serait élevé à 5 millions, bien qu'il ait pu atteindre 7 à 10 millions, ces chiffres comprenant aussi bien Aurèle que Verus. La maladie, probablement la variole, avait été ramenée à Rome par des soldats qui faisaient campagne en Orient, en particulier ceux qui avaient participé au siège de la ville de Séleucie pendant l'hiver 165-166 de notre ère.
Bien que Galien soit la source principale, il se concentre presque exclusivement sur le traitement de la maladie plutôt que sur ses effets. Thucydide écrit pour "donner une description de ce qu'était [la peste], que les gens peuvent étudier au cas où elle se reproduirait" (Grant, 77), mais Galien, en tant que médecin, consigne ses traitements de la même manière que pour toute autre mesure curative.
Il n'y avait pas grand-chose à faire pour de nombreux patients de Galien, même s'il continuait à traiter tous ceux qui venaient le voir, parce qu'il ne comprenait pas comment traiter l'affection elle-même et ne pouvait s'appliquer qu'aux symptômes, dont il énumère un grand nombre en détail.
Dion Cassius décrit l'épidémie comme "la plus grande peste que je connaisse" et cite que 2 000 personnes en meurent chaque jour (Parkin & Pomeroy, 54). Il ne donne cependant pas de détails sur la façon dont les gens réagirent face à la maladie. Les notes de Galien sont plus instructives à cet égard, car il consigne les antécédents de ses patients qui témoignent des niveaux élevés d'anxiété et de dépression au sein de la population. La spécialiste Susan Mattern commente:
Galien reconnaissait que les états émotionnels étaient des facteurs de maladie. Pour Galien, certains problèmes avaient une origine purement émotionnelle [alors que d'autres étaient exacerbés par l'état émotionnel de la personne]. L'anxiété est, avec la colère, l'émotion que Galien mentionne le plus souvent comme cause de maladie. La colère et l'anxiété pouvaient causer ou exacerber [les problèmes]; avec le régime alimentaire, le tempérament, le mode de vie et les facteurs environnementaux, elles pouvaient contribuer à un certain nombre de maladies fiévreuses; l'anxiété en particulier pouvait déclencher un syndrome parfois mortel d'insomnie, de fièvre et d'amaigrissement. (479)
Naturellement, les gens ressentaient une grande anxiété face à la peste, ainsi que de la frustration quant aux moyens de l'arrêter - ou du moins de la traiter - et de la colère face à ce qui était en train de se passer. Ces sentiments négatifs étaient aggravés par les effets économiques de la peste: tant de gens mouraient que les recettes fiscales diminuaient et que le gouvernement luttait pour se maintenir, tandis que les cultures n'étaient pas récoltées, ce qui diminuait l'approvisionnement en nourriture tout en provoquant une augmentation des prix pour ce qui était disponible.
Bien que cela ne soit pas spécifiquement mentionné, la colère était également dirigée contre les dieux. La religion romaine était financée par l'État et fonctionnait selon le principe du quid pro quo ("ceci pour cela"): le peuple vénérait les dieux et leur offrait des sacrifices, et les dieux prenaient soin du peuple; dans ce cas précis, les dieux n'avaient manifestement pas respecté leur part du marché.
Aurèle reprocha aux chrétiens d'avoir irrité les dieux en refusant de participer aux rituels religieux et lança des persécutions à leur encontre. Les chrétiens réagirent en soignant les malades et les mourants, sans craindre la mort car leur foi leur assurait inconditionnellement une vie éternelle au-delà de leur existence présente. Leur courage face à la maladie et à la mort généralisées attira davantage de convertis au christianisme, affaiblissant la religion d'État qui, à son tour, affaiblit l'État à proprement dit. Ce paradigme se répéterait pendant la peste de Cyprien.
La peste de Cyprien
La peste de Cyprien (250-266 de notre ère) doit son nom à l'ecclésiastique chrétien qui la relata. Dans son ouvrage intitulé Sur la mortalité, saint Cyprien (mort en 258 de notre ère) décrit les symptômes de la peste, les réactions des gens et encourage les chrétiens à ne pas avoir peur, car la mort n'est qu'une transition entre le monde actuel de péché et de souffrance et la vie éternelle au paradis. Cyprien décrit les symptômes en détail tout en encourageant ses concitoyens chrétiens à voir dans la maladie une occasion de vivre pleinement leur foi:
Quelle grandeur d'âme que de lutter avec les forces de l'esprit inébranlable contre tant d'attaques de dévastation et de mort, quelle sublimité que de se tenir debout au milieu des ruines de la race humaine et de ne pas se prosterner avec ceux qui n'ont pas d'espoir en Dieu, et de se réjouir plutôt et d'embrasser le don de l'occasion, qui, tandis que nous exprimons fermement notre foi, et après avoir enduré des souffrances, nous avançons vers le Christ par la voie étroite du Christ. (Chapitre 14)
L'épidémie s'avéra difficile à gérer parce qu'elle frappa pendant la période connue aujourd'hui sous le nom de crise du troisième siècle (235-284 de notre ère), alors que Rome était déstabilisée, que de vastes territoires s'étaient séparés pour former leurs propres polities et qu'il n'y avait pas de leadership fort. À cette époque, les empereurs aussi appalés "les empereurs-soldats" étaient élevés par les militaires et déposés tout aussi rapidement lorsqu'il apparaissait qu'ils n'avaient pas tenu leurs promesses initiales, ce qui contribua à l'instabilité.
Tout au long de cette crise, la communauté chrétienne assuma de nouveau la responsabilité des soins aux malades et aux mourants, encourageant ainsi la conversion et le soutien à la religion. De plus, étant donné que de nombreux membres du clergé païen étaient morts, il revenait à des ecclésiastiques chrétiens tels que Cyprien d'interpréter l'épidémie en termes chrétiens et d'en rendre compte. Comme lors de la peste antonine, il semblait que les dieux traditionnels de Rome avaient failli à leur mission, mais cette fois, aucun empereur n'avait le temps ou les ressources nécessaires à une persécution et le christianisme se répandit plus largement qu'auparavant.
On estime que l'épidémie coûta la vie à 5 000 personnes par jour pendant son apogée, affaiblissant encore plus l'Empire romain tout en donnant plus de pouvoir aux chrétiens. Cette épidémie fit plus de victimes parmi les artisans, les agriculteurs et les soldats que la peste antonine, mais la peste de Justinien allait provoquer un assaut encore plus grave.
La peste de Justinien
La peste de Justinien est le premier cas documenté de peste bubonique. La cause ne fut identifiée qu'en 1894: il s'agit de la bactérie Yersinia pestis, véhiculée par les puces des rongeurs, principalement des rats, transportés avec des marchandises par les routes commerciales et les trains de ravitaillement des troupes. Elle doit son nom à l'empereur byzantin Justinien Ier (r. de 527 à 565 de notre ère), qui régnait à cette époque depuis Constantinople, et à l'historien Procope (500-565), qui écrivit sur son règne.
On pense que cette peste serait née en Chine (comme les deux précédentes) et qu'elle aurait voyagé par la route de la soie jusqu'en Occident. On pense qu'elle frappa d'abord le Proche-Orient - en particulier la Perse (Iran) - avant d'atteindre Constantinople et de faire 50 millions de victimes. Procope attribue l'épidémie à des causes surnaturelles, en particulier à la colère de Dieu contre Justinien Ier pour son règne injuste et incompétent, et, dans son Histoire de la guerre contre les Perses, affirme que de nombreuses victimes avaient d'abord été visitées par une vision:
Ceux à qui ces fantômes apparaissaient, s'imaginaient en être frappés en quelque partie de leur corps, et en même temps ils étaient frappés de la maladie. Il y en avait qui tâchaient de s'en délivrer, en prononçant les plus saints noms qu'il y ait dans la religion, ou en faisant quelque cérémonie. Mais cela ne leur servait de rien, car ceux-même qui se refugiaient dans les églises, y trouvaient la mort. Il y en avait qui s'enfermaient dans leurs maisons, et qui ne répondaient point à la voix de leurs meilleurs amis, s'imaginant que c'étaient des diables qui les appelaient, et ils laissaient plutôt rompre leurs portes que de les ouvrir. Quelques-uns n'étaient pas attaqués de la peste de cette manière, mais cela leur arrivait en songe, et ils pensaient entendre une voix, qui les comptait au nombre des morts. D'autres sentaient le mal, sans en avoir eu de présage, ni dans le sommeil, ni hors du sommeil. C'était ou en s'éveillant, ou en se promenant, ou en quelque autre occupation, qu'ils s'apercevaient d'avoir là fièvre. (II.xxii.11-17 ;Remacle)
Ce fléau encouragea également la dévotion chrétienne puisque la foi était déjà bien établie à cette époque. Malgré cela, il semble que le nouveau zèle de beaucoup n'ait duré que le temps de la peste. Procope rapporte:
Ceux du peuple, qui avaient été autrefois de différentes factions, quittèrent leur haine, et se réunirent pour rendre conjointement les derniers devoirs à des personnes qui leur avoient été inconnues durant leur vie. Ceux qui auparavant s'étaient abandonnés à la débauche, s'adonnaient alors à la piété. Ce n'est pas qu'ils eussent perdu en un instant l'habitude de l'incontinence, et qu'ils eussent acquis celle de la vertu. L'on ne se délivre pas, sans un secours tout extraordinaire du Ciel, des mauvaises qualités que la nature a mises dans le fond de notre âme, et qu'une longue accoutumance y a gravées profondément.. Mais c'est que la vue' de tant d'accidents funestes, et la menace d'une mort prochaine, les obligeait à paraitre plus retenus. En effet, lorsqu'ils crurent que le danger était passé, et que leurs forces furent rétablies, ils changèrent une seconde fois de mœurs, et retournèrent aux dérèglements qu'ils avaient quittés. L'excès des désordres où ils se prostituaient avec la dernière licence» pouvait faire dire avec raison, que cette maladie, soit par hasard ou par choix, avait enlevé les plus gens de bien, et épargné les plus coupables. Mais cette remarque sera faite en un autre endroit. (II.xxiii.15-19; Remacle)
La seule mesure efficace était ce que l'on appelle aujourd'hui la distanciation sociale et la mise en quarantaine des malades, mais, selon Procope, cette mesure était prise volontairement par les individus, car Justinien Ier était trop préoccupé par ses propres intérêts pour assumer la responsabilité de prendre soin de son peuple. La peste affaiblit gravement l'Empire byzantin, de la même manière que les épidémies précédentes avaient endommagé leurs régions respectives, mais, contrairement aux épidémies du passé, rien n'indique une perte généralisée de la foi religieuse.
Proche-Orient et peste romaine
Après avoir épuisé la population de l'Empire byzantin, la peste retourna au Proche-Orient et fit rage presque continuellement entre 562 et 749. Malheureusement, peu de témoins oculaires ont survécu et les histoires ultérieures de la peste sont incomplètes. Les chercheurs se concentrent généralement sur l'épidémie la plus célèbre, la peste de Shéroé (627-628) qui tua le roi sassanide Kavad II (nom de naissance, Shéroé, r. en 628) et contribua à la chute de l'empire sassanide.
La peste romaine de 590 est mieux documentée. La religion joua de nouveau un rôle central dans les tentatives de résistance à ce fléau, mais comme les archives ne proviennent que de clercs chrétiens, il est possible que d'autres mesures aient été prises mais qu'elles n'aient pas été consignées ou qu'elles aient été perdues. Comme pour la peste de Justinien, cette épidémie était une combinaison des trois types de peste mortelle: bubonique, septicémique et pneumonique.
Il existe peu d'écrits sur cette épidémie - même le nombre de morts est inconnu - en dehors des commentaires chrétiens qui rapportent que le pape Grégoire le Grand (540-604) décréta que la maladie était une punition de Dieu pour les péchés de l'humanité et que les gens devaient se repentir et faire preuve de contrition. En conséquence, des processions pénitentielles se déroulèrent dans les rues de Rome jusqu'au sanctuaire de la Vierge Marie, implorant l'intercession et la miséricorde de Dieu. Ces processions propagèrent la peste, mais comme personne ne comprenait la théorie des germes, on leur attribua la fin de la maladie une fois qu'elle avait suivi son cours, de la même manière que les gens placèrent d'abord leurs espoirs dans les rituels religieux pendant la peste noire.
La peste noire
La peste noire est l'épidémie la plus célèbre de l'histoire. Bien que les récits modernes sur la maladie se concentrent généralement sur l'Europe, elle dévasta également le Proche-Orient entre 1346 et environ 1360. Cette épidémie était également une combinaison des trois types de peste et fut appelée "peste" par ceux qui l'ont vécue ; le terme "peste noire" n'existait pas avant 1800 et fut inventé en référence aux bubons noirs - excroissances - qui apparaissaient sur la peau au niveau de l'aine, des aisselles et autour des oreilles en raison du gonflement des ganglions lymphatiques. La maladie coûta la vie à environ 30 millions de personnes en Europe et peut-être à 50 millions de personnes ou plus dans le monde. En ce qui concerne les réactions de la population, l'historienne Barbara Tuchman cite l'écrivain Agnolo di Tura de Sienne, qui vécut la pandémie:
Le père abandonnait l'enfant, la femme le mari, un frère l'autre, car cette peste semblait frapper par le souffle et la vue. C'est ainsi qu'ils mouraient. Et personne ne pouvait être trouvé pour enterrer les morts, que ce soit pour de l'argent ou de l'amitié. J'ai enterré mes cinq enfants de mes propres mains et beaucoup d'autres ont fait de même. (96)
Tuchman poursuit :
Nombreux furent ceux qui firent écho à son récit d'inhumanité, mais peu nombreux furent ceux qui le contrebalancèrent, car la peste n'était pas le genre de calamité qui inspirait l'entraide. Sa répugnance et son caractère mortel n'ont pas rassemblé les gens dans une détresse mutuelle, mais ont seulement suscité leur désir de s'échapper les uns des autres. (96)
En outre, les pays ou les nationalités qui n'étaient pas encore infectés s'emparèrent du malheur des autres, planifiant des invasions lorsque leurs voisins étaient les plus faibles au lieu de leur offrir de l'aide. Cependant, comme le fait remarquer Tuchman, "avant qu'ils ne puissent bouger, la mortalité sauvage s'abattit sur eux aussi, dispersant les uns dans la mort et les autres dans la panique pour mieux propager l'infection" (97). La peste se propagea si rapidement et tua tant de personnes que les rites funéraires et mortuaires furent abandonnés et que les gens cherchèrent les meilleurs moyens de survivre ou de profiter du peu de temps qu'il leur restait.
L'écrivain et poète italien Giovanni Boccaccio (alias Jean Boccace 1313-1375), auteur du Décaméron qui raconte les aventures d'un groupe de dix personnes tentant d'échapper à la peste en s'isolant, décrit dans son introduction les principales façons dont les gens réagirent à la peste:
D’aucuns pensaient que vivre avec modération et se garder de tout excès, était la meilleure manière de résister à un tel fléau. S’étant formés en sociétés, ils vivaient séparés de tous les autres groupes. Réunis et renfermés dans les maisons où il n’y avait point de malades et où ils pouvaient vivre le mieux ; usant avec une extrême tempérance des mets les plus délicats et des meilleurs vins ; fuyant toute luxure, sans se permettre de parler à personne, et sans vouloir écouter aucune nouvelle du dehors au sujet de la mortalité ou des malades, ils passaient leur temps à faire de la musique et à se livrer aux divertissements qu’ils pouvaient se procurer. D’autres, d’une opinion contraire, affirmaient que boire beaucoup, jouir, aller d’un côté et d’autre en chantant et en se satisfaisant en toute chose, selon son appétit, et rire et se moquer de ce qui pouvait advenir, était le remède le plus certain à si grand mal... Beaucoup d’autres, entre les deux manières de vivre susdites, en observaient une moyenne, ne se restreignant point sur leur nourriture comme les premiers, et ne se livrant pas, comme les seconds, à des excès de boisson ou à d’autres excès, mais usant de toutes choses d’une façon suffisante, selon leur besoin. Sans se tenir renfermés, ils allaient et venaient, portant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, qui diverses sortes d’aromates qu’ils se plaçaient souvent sous le nez pensant que c’était le meilleur préservatif que de réconforter le cerveau avec de semblables parfums, attendu que l’air semblait tout empoisonné et comprimé par la puanteur des corps morts, des malades et des médicaments. (7-8)
Quelle qu'ait été la manière dont les gens choisirent de réagir dans leur propre vie, la réponse de la communauté fut une crise de foi, car il semblait que Dieu - qui était censé avoir envoyé la peste - refusait de répondre à toute demande d'atténuation ou de fin de la maladie. Les gens accusaient le diable d'être responsable de l'épidémie, ainsi que des groupes marginalisés comme les Juifs - qui vivaient à l'écart des chrétiens dans leurs propres communautés, n'étaient donc pas aussi susceptibles d'être infectés et étaient donc soupçonnés d'être à l'origine de l'épidémie - mais Dieu était tenu pour principal responsable.
Les gens virent les prêtres, les médecins et les soignants - qui s'étaient mis en danger pour le bien des autres - mourir chaque jour et perdirent la foi en un Dieu qui prendrait ceux qu'il avait apparemment choisi d'aider le plus dans la crise. Cette perte de foi finit par focaliser les gens sur l'expérience humaine plutôt que sur le plan divin et trouva son expression dans la Renaissance. Contrairement à la ville d'Athènes après la peste des siècles auparavant, le monde ne retrouva pas son état antérieur mais fut transformé par les survivants en quelque chose de nouveau.
Conclusion
Tous les témoins de ces épidémies décrivent l'expérience comme le pire événement de leur vie ou la fin du monde - comme cela dut sembler être le cas, bien sûr - et pourtant, par la suite, les gens s'adaptèrent à la perte et continuèrent à vivre. Le monde que ces personnes avaient connu avait été complètement bouleversé, mais elles persévérèrent et parvinrent à en construire un nouveau pour elles-mêmes. Comme le dit le poète américain Theodore Roethke (1908-1963), "dans une période sombre, l'œil commence à voir" et les personnes qui survécurent à la peste noire virent la possibilité d'une nouvelle façon de vivre et d'envisager le monde et les autres.
Chaque nouvelle réalité créée par ces fléaux, quelle qu'ait été la dureté de l'expérience, offrit aux survivants la possibilité de changer leur façon de penser et de vivre et d'adopter un nouveau paradigme. Dans le cas des pestes de Rome, il s'agissait d'une transition de la religion traditionnelle de l'État à la nouvelle foi qu'était le christianisme, tandis que dans le cas de la peste noire, il s'agissait d'un abandon de cette foi, qui était alors devenue institutionnelle, au profit d'une vision humaniste du monde nouvellement découverte. Dans tous les cas, cependant, les survivants durent choisir le type de monde dans lequel ils souhaitaient vivre après la crise: continuer avec leur compréhension antérieure ou en adopter une nouvelle.