L'Arthashâstra (en sanskrit : Arthaśāstra) est l'un des plus anciens traités sur l'art de gouverner qui nous soit parvenu. La datation et la paternité du texte font l'objet d'un débat considérable; il a été compilé, recoupé et rédigé à plusieurs reprises au cours des siècles et a probablement été le témoin de transformations religieuses et idéologiques, ainsi que de changements politiques et socio-économiques. En tant que śāstra, il prétend faire autorité et être exhaustif, et traite ses connaissances comme étant éternelles, immuables et universellement applicables. De nombreux érudits ont considéré le texte comme une « science de la politique », tandis que d'autres l'ont vu comme une «science de l'économie politique», une «science du gain matériel», etc.. Thomas Trautmann l'a décrit comme la science de la gestion d'un État, où la royauté est identifiée à la richesse. Le texte lui-même explique les différentes significations du mot «artha»: la source de subsistance; la terre habitée par les êtres humains, les moyens de protection et d'acquisition de la terre.
L'Arthashâstra, en tant que traité sur l'art de gouverner, n'est pas un cas isolé dans la tradition de ce savoir. L'auteur mentionne explicitement que son texte est une compilation des travaux d'anciens maîtres et, tout au long du texte, il s'appuie sur les conseils et les arguments de ces anciens érudits. En corroborant cela avec la mention de divers arthaśāstras dans des épopées comme le Mahabharata, il a été avancé que l'Arthashâstra s'appuyait sur des textes préexistants, mais on ne peut pas en déduire grand-chose quant à sa relation avec ceux-ci, car aucun d'entre eux n'a survécu de manière indépendante. Mark McClish soutient que l'origine du texte se situe dans les derniers siècles du premier millénaire av. J.-C. et que sa forme finale pourrait avoir pris forme au cours des troisième et quatrième siècles ap. J.-C..
Les textes ultérieurs s'inspirent largement de l'Arthashâstra. L'auteur du Kamandakiya Nitisara salue l'auteur de l'Arthashâstra pour avoir compilé les nītiśāstras et s'y réfère si largement que les érudits l'ont souvent décrit comme un « résumé de l'Arthashâstra ». Certains historiens soulignent que Nitisara se concentre davantage sur la politique étrangère et la guerre et exclut les parties relatives à l'administration et au droit. On pense ainsi que ce dernier texte était destiné aux rois qui ne parvenaient pas à lire l'Arthashâstra car ils étaient préoccupés par les affaires de l'État. Il existe également un texte tamoul, le Tirukkuṟaḷ , datant probablement du IVᵉ-Vᵉ siècle ap. J.-C., qui doit beaucoup à l'Arthashâstra.
Contenu
Nous devons nous rappeler que l'Arthashâstra de Kautilya ne nous fournit pas une image claire de la constitution sociale, des éléments économiques ou des développements politiques. La préoccupation première du texte est le fonctionnement d'un État dont le roi est le sommet. Par conséquent, notre reconstruction sera liée à la description de l'État et à son association avec d'autres aspects de la société.
Les 15 livres de l'Arthashâstra tournent autour d'un personnage central : le roi. Qu'il s'agisse de contrôler la production d'un large éventail de biens, d'établir des règles pour les activités de loisirs ou de prescrire des rations alimentaires pour chaque individu, Kautilya n'a rien négligé pour placer tous les aspects possibles de l'État et de la vie de ses sujets sous le contrôle du roi. Il prévient que sans roi, il y aura matsyanyāya (loi du poisson), c'est-à-dire que les êtres les plus faibles seront dévorés par les plus forts, et qu'un État ne peut donc pas se permettre d'être sans roi.
l'Arthashâstra propose la théorie du saptanga selon laquelle l'État est composé de sept éléments :
- le roi
- les ministres
- la campagne
- la forteresse
- le trésor
- l'armée
- l'allié
La prééminence du roi s'explique peut-être par le fait qu'il a le pouvoir d'acquérir et de protéger un territoire productif et de taxer les personnes qui y vivent. Kautilya conseille au roi d'utiliser le daṇḍa (châtiment) ni trop sévèrement ni trop indulgemment pour être honoré. l'Arthashâstra aborde un large éventail de sujets et, comme s'il s'agissait d'un « manuel pour les rois », il élucide presque tous les aspects possibles auxquels on peut penser, comme par exemple :
- la formation d'un prince
- le recrutement et la nomination des fonctionnaires
- la résolution des conflits publics
- la poursuite des criminels
- l'entretien des troupes et des espions
- la conquête de territoires par la défaite d'autres rois.
Economie
Le paysage économique de l'Arthashâstra est centré sur l'agriculture. Il ne s'y trouvent pas seulement des méthodes d'expansion agricole et des détails sur la fiscalité, mais aussi de nombreuses informations sur le grenier à blé, l'entrepôt des produits forestiers, l'arsenal et, surtout, le trésor de l'État avec un surveillant nommé pour s'occuper de chacun d'entre eux. Il convient de noter que Kautilya s'est montré très préoccupé par le kośa, ou trésor (et a mis l'accent sur les moyens d'accumulation des richesses tout au long du texte), car il pensait que la richesse déterminait les entreprises du roi et, par conséquent, le bien-être de l'État.
Le traité décrit en détail les salaires de nombreuses de personnes et les impôts à percevoir. En ce qui concerne la politique fiscale, Kautilya décrit les différentes sources de revenus de l'État. L'État contrôlait la production et la distribution de divers groupes, mais n'empêchait pas les particuliers de fabriquer et de vendre divers produits. Selon A. L. Basham, l'État kautilyen ressemblait à une sorte de socialisme d'État. Le fait que Kautilya impose à l'État de s'occuper de certains groupes défavorisés a amené plusieurs chercheurs à affirmer qu'il s'agissait d'un État-providence.
Société
Kautilya parle longuement du roi et des ministres de l'État, mais plusieurs autres classes laborieuses sont également évoquées. Examinons deux groupes qui sont mentionnés dans le texte mais qui n'ont pratiquement jamais été mis en lumière dans ce traité ou dans d'autres récits historiques. L'Arthaśāstra contient des données sur des femmes d'origines diverses. Les artisans qualifiés, les espions de l'État, les femmes esclaves, les prostituées et les agriculteurs gagnaient leur vie et payaient des impôts à l'État. La prostitution était considérée comme une occupation et plusieurs catégories de prostituées sont mentionnées dans le texte. Des fonctionnaires étaient nommés pour examiner les affaires liées à ces professions et les institutions qui contribuaient à leur bon fonctionnement. Suvira Jaiswal affirme que le récit de Mégasthène sur les gardes du corps féminins protégeant le roi est confirmé par Kautilya, car le lit du roi était entouré d'une troupe d'archères. Le texte ayant tendance à aboder tous les aspects de l'État et de la vie des sujets, il fixe également es règles du mariage, du divorce et de l'héritage des biens, les châtiments et les crimes commis par et contre les femmes. Ainsi, le texte ne nous dit peut-être pas quelle était la perspective des femmes, mais il nous donne à bien des égards un aperçu de la variété des expériences féminines à cette époque.
L'autre groupe, qui n'a peut-être rien à voir avec le premier, est celui des communautés forestières. Séparées de la société dite civilisée, elles sont connues sous le nom de mlechchajāti. Aloka Parasher Sen affirme que l'agriculture étant le mode de production dominant, l'établissement de nouveaux villages était considéré comme crucial pour étendre les zones de culture. À cette fin, les États et les guildes ont défriché les forêts et déplacé les āṭavika par la force des armes ou par des négociations directes. Non seulement la forêt est considérée comme une ressource importante, mais le travail et les connaissances de ces groupes sont également des éléments que l'État peut utiliser de manière rentable. Kautilya recommande donc également des techniques visant à intégrer les communautés forestières dans la société de classe et à les engager comme auxiliaires de l'armée et comme espions.
Guerre et politique extérieure
La perception qu'avait Kauilya de la guerre dans l'Inde ancienne est étroitement liée à l'expansion de l'État. Sa théorie de la guerre se compose d'un ensemble de principes rigides qui garantissent le succès. Kautilya s'intéresse non seulement aux guerres entre États, mais aussi aux guerres intra-étatiques ou à la montée des rébellions. Il propose des taxes supplémentaires en cas d'urgence, mais met en garde contre celles-ci à long terme, car il estime que la sécurité intérieure dépend du contentement des sujets.
Kautilya définit six mesures de politique étrangère dans le 7e livre et élucide la conduite de chacune d'entre elles :
- paix
- guerre
- rester tranquille
- défilé
- chercher un abri
- double politique.
Il conseille d'essayer de faire la paix en période de déclin et de faire la guerre en période de prospérité et fournit des techniques pour traiter avec des rois plus faibles, égaux et plus forts. Il présente la théorie du cercle des rois et de la reconnaissance des éléments amicaux et inamicaux afin que le roi puisse soumettre des régions à son autorité et devenir le souverain des « quatre coins de la terre ».
Arthashâstra & Dharmaśāstra
L'intertextualité entre le Mānava Dharmaśāstra, autrement appelé Lois de Manu, et l'Arthashâstra de Kautilya a été étudiée par plusieurs chercheurs qui se sont attelés à la lourde tâche d'analyser le style, la structure et le contenu de ces deux textes afin de comprendre leurs relations et leurs contradictions et, surtout, de reconstruire une image de la société de l'époque. De nombreux chercheurs affirment que certaines sections de l'Arthashâstra sont plus anciennes que le texte de Manu en citant la présence non seulement de textes parallèles, mais aussi d'un vocabulaire spécifique commun. Olivelle a également soutenu que, contrairement à l'Arthashâstra, le Mānava Dharmaśāstra a été écrit par un seul individu qui a largement emprunté à l'Arthashâstra des informations sur le roi, le gouvernement, le droit et le système judiciaire, mais qui a intégré ces informations dans son propre schéma organisationnel, présentant ainsi un texte unique dans la tradition littéraire des Dharmashastras. Il existe également une similitude structurelle entre le septième chapitre du Manu et l'Arthashâstra.
Wendy Doniger met en évidence la contradiction qui sous-tend l'Arthashâstra et les Lois de Manu et souligne la subversion subtile du dharma par l'Arthashâstra. Elle explique que les idées de Manu ont été intégrées à l'Arthashâstra, ce qui a souvent conduit à une révision pro-brahmanique et pro-dharmique du texte. Elle cite des exemples tels que la différence dans la sévérité de la punition pour l'abus verbal des brahmanes selon le Mānava Dharmaśāstra et l'Arthashâstra pour montrer comment ce dernier a légèrement impacté sa critique du dharma. Doniger soutient que ce programme anti-dharmique omniprésent a été rendu possible en l'enrobant d'un mince vernis de dharma et en ignorant le pouvoir des brahmanes plutôt qu'en le remettant en question.
En ce qui concerne le Mānava Dharmaśāstra et l'Arthashâstra, nous pouvons nous demander quelle était la portée de la dissidence contre le dharma dans l'Inde ancienne. Le monde de l'au-delà, dont les gens connaissaient l'existence, était-il plus important que le bien-être matériel dans ce monde ou était-ce l'inverse ? Lorsque deux textes faisant autorité énonçaient des règles et des punitions contradictoires, quel texte l'emportait sur l'autre et pourquoi ? Enfin, si nous supposons que les différents membres de la classe sacerdotale ont rédigé ces textes et que les monarques les ont lus attentivement, dans quelle mesure les hommes et les femmes du peuple (éventuellement analphabètes) ont-ils été affectés par ce qui était énoncé dans ces traités ?