En Scandinavie, le christianisme s'est répandu avant toute chose grâce à l'engagement en sa faveur dont firent preuve les dirigeants politiques qui gouvernaient la société. Le processus de conversion, défini ici comme l'ensemble des mesures prises par les rois ou le clergé dans le but d'imposer la nouvelle religion, ne fut pas le même dans tous les pays, dont les frontières n'étaient même pas encore fermement établies au cours de l'âge des Vikings. La conversion du Danemark et de la Suède, par exemple, requit moins de force que celle de la Norvège. Le Danois Harald Ier (alias Harald à la dent bleue ou Harald Gormsson, c. 910 - c. 987), le roi à la dent gâtée dont le nom est passé dans le langage courant grâce la connexion sans fil standard éponyme, fut baptisé vers l'an 960, tandis qu'en Norvège, Olaf Tryggvasson (c. 960-1000) déclencha une conversion à grande échelle vers 995, et qu'en Suède, Olof Skötkonung (c. 980-1022) l'accepta vers l'an 1000.
Les empereurs francs, de leur côté, avaient depuis des années encouragé l'établissement de missionnaires, notamment de l'archevêché situé dans l'actuelle Allemagne, afin de consolider leur autorité sur le nord du pays. Il est également probable que les missionnaires venus d'Angleterre aient joué un rôle, compte tenu de leur influence sur la liturgie et l'architecture des églises médiévales. De même, les relations politiques entre les différents rois de Scandinavie ont pesé sur le cours des événements. Ainsi, selon Rimbert, archevêque de Hambourg-Brême au IXe siècle, le roi Olof de Birka aurait reçu un message du roi Horik du Danemark lui demandant d'autoriser le moine Ansgar à introduire le christianisme dans son royaume. Ce type d'ingérence semble s'être poursuivi par la suite, puisque Knut le Grand, roi du Danemark et d'Angleterre (r. de 1016 à 1035), mena des campagnes dans le Götaland au cours desquelles il tenta sans doute de propager le christianisme, son code juridique abordant largement les questions religieuses. En d'autres termes, il semble bien que la christianisation ait été le fruit de pressions tant externes qu'internes.
Harald Klak fut le premier roi danois à se faire baptiser, et ce afin de bénéficier du soutien de Louis le Pieux (r. de 813 à 840), mais sa contribution au processus de conversion fut mineure. En revanche, Louis organisa les missions d'Ansgar et d'Ebo de Reims. Le christianisme commença à gagner du terrain grâce à Harald Ier, dont le baptême était aussi lié à des questions politiques en rapport avec les Francs. Harald fut couronné en 958 et sa conversion pourrait avoir eu lieu vers 960 ou peu après. Les données archéologiques suggèrent qu'il aurait ôté les dépouilles de ses parents et retiré les pierres du bateau entourant leurs tertres, ce qui pourrait être un geste attestant de son changement de foi. Il établit progressivement sa nouvelle base de pouvoir à Roskilde et contribua à la construction du système de fortification défensive portant le nom de Danevirke. Il développa également un réseau de forteresses, telles que Trelleborg, Aggersborg, Fyrkat ou Borgby.
La conversion d'Harald
La Chronique de Widukind, datant d'environ 970, raconte comment Harald ordonna le renoncement aux anciens dieux.
Autrefois, les Danois étaient chrétiens, mais ils continuaient à adorer des idoles, comme ils l'avaient toujours fait. Or, au cours d'une fête, une dispute éclata en présence du roi au sujet du culte voué à leurs dieux. Les Danois affirmaient que le Christ était bel et bien un dieu. Mais ils prétendaient aussi qu'il existait d'autres dieux, plus grands, qui manifestaient leur présence aux hommes par des signes et des prodiges encore plus puissants. Un prêtre nommé Poppon, aujourd'hui évêque et menant une existence religieuse, s'opposa à ces affirmations en proclamant qu'il n'y avait qu'un seul vrai Dieu, le Père, avec son fils unique, Jésus-Christ, et le Saint-Esprit. Les représentations, déclara-t-il, étaient celles de démons et non de dieux. Le roi Harald, dont on dit qu'il était prompt à écouter mais lent à parler, demanda à Poppon s'il souhaitait démontrer cette profession de foi au travers de sa propre personne. Poppon accepta sans la moindre hésitation. Le roi ordonna alors que le prêtre soit placé sous bonne garde jusqu'au lendemain. Le matin venu, le roi ordonna que l'on fasse chauffer dans le feu une pièce de fer très lourde. Il ordonna ensuite à l'ecclésiastique de porter ce fer incandescent pour témoigner de sa foi catholique. Le confesseur du Christ saisit le fer sans la moindre crainte et le porta aussi loin que le roi l'avait ordonné. Le prêtre montra alors à tous sa main épargnée par le feu et fit ainsi la preuve de sa foi catholique à toute l'assistance. En conséquence, le roi se fit chrétien et décréta que, désormais, Dieu seul devait être adoré. Il ordonna à tous ses sujets de renoncer à leurs idoles et accorda aux prêtres et aux serviteurs de Dieu tout le respect qui leur était dû. Mais ces événements doivent aussi être attribués aux vertus et aux mérites de votre père, grâce auquel les églises et les ordres de prêtres ont fleuri dans ces régions. (Widukind, tr. B. et D. Bachrach, 139-140).
La dernière phrase fait référence à Othon Ier, empereur romain germanique (r. de 962 à 973), qui avait fait des propositions lors du concile d'Ingelheim en vue de coordonner le développement d'une organisation diocésaine au Danemark sous la houlette des archevêques de Hambourg-Brême. Poppon, quant à lui, semble avoir été un collaborateur de l'archevêque Bruno de Köln (Cologne). L'accent mis par Widukind sur l'événement miraculeux qui déclencha le revirement d'Harald peut s'expliquer par ses origines, puisque l'auteur avait été éduqué au monastère bénédictin de Corvey, en Saxe, et qu'outre ses Res gestae saxonicae (l'histoire des Saxons), il écrivit également des hagiographies.
Des traces de l'histoire relative au baptême d'Harald après qu'il eut été témoin du miracle de Poppon se retrouvent bien plus tard dans certaines sagas islandaises, par exemple dans la Saga d'Olaf Tryggvasson de la collection Heimskringla appartenant au poète et historien du XIIIe siècle Snorri Sturlusson. Il est intéressant de noter que dans cette saga, Harald est converti par Othon II (r. de 973 à 983) en même temps que le Jarl Haakon de Norvège (c. 937-995), et qu'il lui est demandé de christianiser tous les habitants de son royaume. Or, au bout d'un certain temps, il se remet à mener des incursions et à pratiquer des sacrifices. Cela vient renforcer l'idée que la foi était un concept assez fluctuant à l'époque et que la religion était plutôt une affiliation formelle.
Nonobstant l'explication religieuse de Widukind, il se peut que la conversion d'Harald ait été motivée par des considérations politiques lui permettant d'empêcher l'empereur romain germanique d'envahir le Danemark sous prétexte d'une croisade. Il n'est pas impossible non plus que la culture ecclésiastique qui se développait alors au travers du Saint Empire romain germanique et l'exaltation sacrée de l'empereur aient incité les souverains païens à se convertir afin d'acquérir eux-mêmes une plus grande autorité.
Alors que Widukind était un contemporain d'Harald et d'Othon, le chroniqueur Adam de Brême qui raconte cette histoire vécut cent ans plus tard et avait un point de vue différent. Adam raconte que l'empereur combattit les Danois et explique l'invasion par le meurtre des légats et du margrave d'Othon et par la destruction d'une colonie de Saxons. Othon dévasta ensuite la région du Schleswig jusqu'au golfe de Kattegat et fut accueilli par Harald. Après la défaite des Danois, on nous dit que:
Harald se soumit à Othon et, après avoir récupéré son royaume, promit d'introduire le christianisme au Danemark. Peu de temps après, Harald lui-même fut baptisé avec sa femme, Gunnhild, et son petit garçon, que notre roi éleva sur les fonts baptismaux et nomma Svein Othon. À cette époque, le Danemark de ce côté-ci de la mer, appelé Jutland par les habitants, était divisé en trois diocèses et soumis à l'évêché de Hambourg. Dans l'église de Brême sont conservés les édits royaux qui prouvent que le roi Othon tenait le royaume danois sous sa juridiction, au point même d'en conférer les évêchés. (Adam de Brême 1959, 56).
Adam poursuit en racontant comment le pape Agapet (r. de 946 à 955) loua hautement l'église de Hambourg et concéda à Adaldag, archevêque entre 937 et 988, le droit d'octroyer aux évêques le statut de légats papaux au Danemark ainsi que dans d'autres régions du nord. Harald serait resté un défenseur du christianisme, mais vaincu lors d'une rébellion en faveur de son fils Sven à la Barbe fourchue, il fut obligé de se réfugier chez les Slaves où il séjourna jusqu'à sa mort. Adam exprime sa sympathie envers Harald, souhaitant qu'il reçoive la couronne du martyre. Selon ce récit, son corps fut transporté à Roskilde et enterré dans l'église qu'il avait fait construire en l'honneur de la Sainte-Trinité.
Il se peut qu'Adam de Brême, l'auteur de la Gesta Hammaburgensis ecclesiae pontificum (Histoire des évêques de l'Église de Hambourg), ait fait un récit différent de la conversion, dans un but de propagande visant à glorifier l'œuvre de l'archevêché. Il exagère volontiers le rôle joué par Hambourg dans le processus de conversion, allant jusqu'à en faire un lieu d'incursion nordique en 845, alors que la ville était à peine habitée. A l'époque où il écrit, Hambourg éprouvait les plus grandes difficultés à maintenir sa zone d'influence, il y a donc de sérieuses raisons de douter de son récit. Selon Adam, Harald aurait été baptisé à la suite d'une guerre. En outre, tous ces événements se seraient déroulés avant 948, date à laquelle les évêques de Slesvig, Ribe et Aarhus auraient été nommés à Ingelheim, mais l'invasion dont Adam fait état n'a jamais eu lieu (Lund, 305). La bataille dont il parle fut livrée entre Harald et Othon II, et suivie en 983 d'une invasion de Hambourg par une alliance de slaves.
Malheureusement, Adam de Brême accorde trop de crédit à Harald, revendiquant une date précoce pour sa conversion et un rôle décisif de Hambourg-Brême, qui entretenait à l'époque des relations conflictuelles avec Cologne. D'autres détails, tels que la fuite d'Harald chez les Slaves païens et le rapatriement de son corps dans une église qui n'a pas encore été localisée, soulignent le caractère inadéquat de l'histoire d'Adam. En outre, sa tentative de faire de son fils un antagoniste est mal venue, car lors des attaques contre l'Angleterre qui eurent lieu à la fin du Xe siècle, il réussit plutôt bien à extorquer de l'argent (Danegeld) aux habitants sans pour autant avoir à subir un exil infamant. (Lund, 307).
Le monument à Harald
Outre ces sources, l'une des deux pierres runiques de Jelling confirme le rôle central d'Harald dans la conversion des Danois. Érigée en 965, cette pierre proclame les succès du roi et exprime l'idéologie du pouvoir: 'Le roi Harald a fait ériger ce monument à la mémoire de Gorm, son père, et de Thyra, sa mère. Ce Harald qui a conquis tout le Danemark et la Norvège et qui a fait des Danois des chrétiens' (Price, 277). Bien que cette affirmation puisse être considérée comme exagérée, il s'agit néanmoins d'un pas décisif vers la poursuite du processus de conversion, puisque le baptême d'un grand personnage permettait sans aucun doute d'enclencher le processus. En outre, les monuments de Jelling, qui comportent à la fois des éléments païens et chrétiens, suggèrent plutôt une transition harmonieuse et hybride qu'un usage de la force militaire.
Les pierres runiques n'étaient pas seulement des monuments érigés à la mémoire d'un être cher par quelqu'un qui en avait les moyens, mais elles pouvaient aussi façonner un paysage politique, comme le suggère le cas de Jelling. Les riches commanditaires qui investissaient dans de grandes pierres peintes en couleurs envoyaient un message de pouvoir et d'influence. Les observateurs danois devaient être conscients de l'effort fourni et impressionnés par le spectacle offert.
La plus petite pierre appartient au père de Harald, Gorm le Vieux, qui l'avait érigée en l'honneur de sa femme Thyra avant 958. La plus grande pierre, outre l'inscription mentionnée ci-dessus, contient deux images impressionnantes, l'une représentant un serpent et l'autre le Christ crucifié. Outre les pierres, le complexe comprend deux tertres et une église en bois. La tombe de l'église en bois du tertre royal nord contenait les ossements d'un homme que l'on pensait être Gorm lui-même, réinhumé dans la chambre funéraire de l'église fouillée dans les années 1970. Cet événement aurait représenté une déclaration très claire de l'intention d'Harald de christianiser la région, en commençant par son père. En outre, conformément à une tradition préchrétienne, ces éléments étaient entourés d'une clôture et d'un bateau.
La différence la plus importante entre les deux pierres est que Harald fit de la sienne un symbole d'autocongratulation. Lorsque d'autres hauts personnages se réunissaient à Jelling pour discuter avec le roi ou régler des différends, ils étaient accueillis par la pierre d'Harald. Ce dernier voulait se présenter comme le nouveau roi chrétien, différent de son père. Le fait d'être chrétien vers l'an 1000 était en effet une condition préalable pour tout État souhaitant participer à la politique internationale, et Harald soulignait la transition politique d'un monde et d'une morale païenne vers un monde et une morale chrétienne. Les autres affirmations de Harald dans l'inscription concernant l'unification du Danemark et l'expansion en Norvège sont très probablement exactes, et il a de fait considérablement accru son autorité royale et étendu son royaume. Sa rupture avec le paganisme, volontaire ou non, a pu contribuer à consolider ce nouveau pouvoir. Le roi Harald a également émis des demi-pièces de monnaie marquées d'une croix pour refléter la conversion et proclamer le changement. La large diffusion de ces pièces dans tout le Danemark entre 975 et 989 témoigne de la réussite territoriale du roi.
L'essor du christianisme
Les preuves apportées par Adam de Brême ou les sagas islandaises concernant une éventuelle royauté sacrale, où les chefs faisaient des offrandes dans les fermes et les maisons longues, sont également pertinentes pour la christianisation. Cet attribut signifie que les chefs avaient le pouvoir légal d'influencer les assemblées locales pour qu'elles acceptent une nouvelle religion. En outre, ils auraient pu influencer les aristocrates, puis les roturiers, pour qu'ils suivent leurs traces après s'être fait baptiser. Les premiers semblent avoir accepté la décision d'Harald, et il ne serait pas exagéré d'imaginer le roi se rendant à différents rassemblements ('things') pour introduire cette religion.
Des églises en bois puis en pierre furent construites, comme la cathédrale de Roskilde en 1027, à l'initiative d'Estrid, la sœur de Knut le Grand. L'acceptation du christianisme est également suggérée par des inscriptions sur des pierres runiques utilisant la formule 'que Dieu ait son âme' ou mentionnant la construction de ponts, considérée comme un acte pieux. Les femmes ont peut-être joué un rôle plus actif dans ce processus, sans oublier les marchands impliqués dans le commerce avec les parties chrétiennes de l'Europe. Il est fort probable que les deux religions aient coexisté pendant un certain temps, comme le suggèrent des découvertes archéologiques telles que le moule de pierre à savon trouvé à Trend, qui aurait pu produire à la fois des croix et des marteaux de Thor. La mythologie nordique comportait un panthéon de plusieurs dieux; le Christ et les saints pouvaient être facilement intégrés et, avec le temps, les personnages et les croyances préchrétiennes se sont transformés en folklore. Il est difficile de savoir ce que les particuliers pensaient de cette transition, mais Helgi, dans le Livre de la colonisation islandais, indique qu'il croyait généralement au Christ, mais qu'en mer, il préférait se tourner vers Thor.
Contrairement à la Norvège où la transition sous les rois Olaf Tryggvason (alias Olaf Ier de Norvège, r. de 995 à 1000) et Olaf Haraldsson (alias Olaf II de Norvège, r. de 1015 à 1028) fut relativement brutale, au Danemark, elle s'effectua de façon plus harmonieuse en raison de la nature plus homogène du territoire. Bien que le fils de Harald, Sven à la Barbe fourchue (r. de 986 à 1014), se soit d'abord opposé au christianisme, il finit par s'y soumettre. Pour autant, il n'appréciait pas l'ingérence de l'archevêché de Hambourg-Brême, choisissant de recruter des ecclésiastiques en Angleterre et négociant avec la papauté la création d'un archevêché local. Cette institution autonome, établie en 1014 à Lund, combinée au type de gouvernement du roi Valdemar Ier de Danemark (r. de 1154 à 1182) et de ses fils, qui impliquait une assemblée nationale, donna l'impulsion nécessaire à la production d'une vaste histoire, la Gesta Danorum (Gestes des Danois) de Saxo Grammaticus, au XIIe siècle.