"Le Saint-Empire romain germanique n'était nullement saint, ni romain, ni un empire", écrivait Voltaire, et cette interprétation domine encore l'imaginaire populaire, si bien que le Saint-Empire romain germanique est traité comme une mauvaise blague, une pâle parodie de la gloire de Rome. Mais Voltaire avait-il raison ? Nous allons explorer ici l'idéologie qui explique, et peut-être justifie, ce nom.
Le renouveau de l'Empire romain
Les Francs étaient l'un des nombreux peuples qui avaient migré en Europe au cours des siècles de déclin de l'Empire romain. Au cours des siècles qui suivirent la chute de l'Empire romain d'Occident, les peuples se taillèrent des royaumes, se livrèrent à des guerres brutales, atteignirent la grandeur - et la perdirent - à une vitesse déconcertante. Au milieu du 8e siècle, Pépin le Bref (r. de 751 à 768) se joignit à la bagarre en usurpant le trône des Francs.
Il est important de noter que Pépin avait demandé et obtenu la bénédiction du pape afin de légitimer la nouvelle dynastie carolingienne. En tant qu'évêque de Rome et cœur du mouvement missionnaire, le pape jouissait d'un prestige et d'une influence énormes sur les autres évêques du nord et de l'ouest. Il était la figure la plus éminente de l'église médiévale en Europe occidentale, et avec la proéminence venait le danger, donc un partenariat avec un grand seigneur était très bénéfique. Cependant, la dynastie que Pépin fonda est connue sous le nom de son fils, Charles le Grand, Carolus Magnus, ou comme il est plus communément appelé Charlemagne (742-814).
Charlemagne étendit ce qui était déjà le plus grand royaume d'Europe occidentale jusqu'à ce qu'il n'englobe (en gros) la France, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, l'Allemagne occidentale, la Suisse, la Slovénie et l'Italie du Nord actuelles. De plus, il tenait à répandre dans ce vaste royaume l'enseignement chrétien et classique en latin. Après que Charlemagne eut vaincu les ennemis du pape, les Lombards d'Italie, le pape poussa leur alliance plus loin. Le jour de Noël de l'an 800, le pape Léon III le couronna empereur des Romains. L'histoire raconte que Charlemagne fut choqué et humilié par un tel honneur, mais il est fort probable qu'il s'agissait d'une manœuvre politique astucieuse de sa part et de celle de Léon pour cimenter le prestige de l'Église et de la Couronne.
Les terres des Francs se divisèrent à la mort du fils de Charlemagne. Le traité de Verdun, en 843, divisa l'Empire carolingien entre les petits-fils de Charlemagne. En théorie, la partie nord de l'Italie continua d'être le siège du trône impérial, mais la partie est - la Francie orientale, qui couvrait une grande partie de ce que nous appelons aujourd'hui l'Allemagne - était la plus puissante. Le pape avait depuis longtemps des problèmes avec ses voisins du nord et, tout comme Léon avait fait appel à Charlemagne pour conquérir les Lombards en échange du titre impérial, Otton le Grand, souverain de la Francie orientale, vint conquérir l'Italie du nord en 961. Un an plus tard, en 962, il devint empereur du Saint-Empire romain germanique et un Saint-Empire romain germanique revitalisé vit le jour, avec son cœur en Allemagne.
Deux épées
L'accord entre le pape et l'empereur devint plus qu'un simple échange de bons procédés. L'association d'un seigneur glorieux et du chef de l'Église en Occident fut à l'origine d'une nouvelle civilisation, ce que nous appelons aujourd'hui l'Europe médiévale. Le pape et l'empereur sont connus sous le nom des deux épées, les chefs symboliques de l'Europe du Nord et de l'Ouest, ou chrétienté latine. Le pape représentait la vie religieuse commune tandis que l'empereur représentait le monde politique qu'ils partageaient.
Le titre d'empereur n'était pas un simple titre ronflant. Il s'agissait d'être l'héritier de la puissante Rome dont l'histoire reposait lourdement sur les épaules de l'Europe. Pour comprendre cela, nous devons nous pencher sur le livre de Daniel, dans l'Ancien Testament. Daniel avait prophétisé qu'il y aurait quatre empires mondiaux avant l'Apocalypse. La Translatio imperii était le nom donné à la manière dont le flambeau d'un empire mondial était repris par le suivant. Dans l'Antiquité tardive, l'interprétation chrétienne de cette prophétie était que chaque empire s'était déplacé un peu vers l'ouest, pour culminer avec l'Empire romain. Étant donné que la fin du monde n'était pas encore arrivée, pour autant que l'on puisse en juger, ce concept de translatio imperii pouvait inspirer et légitimer la rénovation d'un Empire romain chrétien, ici dans les royaumes post-impériaux de l'extrême Occident. L'Empire romain ressuscité n'était que la continuation du dernier empire terrestre, et c'est sous sa direction que les peuples d'Europe verraient l'Apocalypse.
L'Empire byzantin se réclamait toujours de l'Empire romain, mais l'Occident latin avait un sentiment croissant de séparation avec l'Orient grec. Bien que les églises d'Orient et d'Occident n'aient pas encore été formellement divisées à l'époque de Charlemagne, leurs cultures et leurs associations s'étaient éloignées. L'église occidentale, surtout, était dominée par le pape à Rome, alors que selon l'Orient, il n'était qu'un évêque parmi d'autres. L'idée d'une civilisation occidentale, latine, chrétienne et romaine distincte avait du sens pour les gens qui y vivaient. Ils avaient tendance à décrire leur État comme le Renouveau de l'Empire romain (Renovatio imperii Romanorum) plutôt que comme le Saint Empire romain germanique - ce terme prit le dessus dans les années 1100 - mais le concept était le même.
Compris sous cet angle, l'angle dans lequel les gens de l'époque l'auraient vu, la combinaison des termes a du sens :
- Saint, les vrais chrétiens, les bons croyants qui défendent la vérité de Dieu dans un monde d'hérétiques et de païens ;
- Romain, les héritiers de l'Empire romain et centré sur la primauté spirituelle de la ville de Rome dont l'évêque est représentatif de notre vie religieuse commune ;
- Empire, dirigé par un empereur, le seul souverain reconnu par toute la civilisation comme le plus élevé en rang et le premier en préséance, dont l'autorité spéciale représente la civilisation commune.
Il est intéressant de noter que l'Empire romain d'Orient suivit ensuite la même idée, mais sur des voies différentes. On considère que les églises grecque orthodoxe et catholique latine se séparèrent officiellement lorsque le pape et le patriarche de Constantinople s'excommunièrent mutuellement en 1054. Les peuples qui allaient devenir les Slaves orientaux étaient depuis longtemps fortement influencés par la culture grecque orthodoxe émanant des Byzantins. Après 1453, date de la chute de Constantinople aux mains de l'Empire ottoman musulman, Moscou revendiquera la translatio imperii et s'appellera la "troisième Rome" avec un césar (tsar) à sa tête.
Conflit entre le pape et l'empereur
Cette image des deux épées, le pape et l'empereur, en tant que souverains-représentants de la chrétienté latine, était une interprétation plutôt douteuse d'un passage de Luc : "Les disciples dirent : "Voici, Seigneur, deux épées. C'est assez, répondit-il." (22:37-38). Si elle fut construite sur des fondations bibliques bancales, les fondations politiques ne tardèrent pas à se fissurer elles aussi, et les deux épées commencèrent à s'affronter.
Tout d'abord, les mouvements de réforme des années 1100 dynamisèrent l'Église. Ils considéraient l'Église comme trop laxiste, criblée de péchés, et voulaient mettre un frein au mariage des prêtres et à la vie luxueuse des moines. Les grandes réformes clunisiennes visaient à purifier la vie quotidienne des moines médiévaux, et le pape Grégoire VII voulait imposer le bon ordre et la moralité à tous ses prêtres, et pas seulement aux moines vivant dans un monastère médiéval. Désormais, l'Église ne pouvait plus accepter d'être un simple auxiliaire de légitimation pour quiconque se trouvait au pouvoir, et grâce à sa nouvelle organisation stricte et hiérarchique, elle avait le pouvoir de lutter pour son influence.
Deuxièmement, les Normands étaient entrés en Italie au début des années 1000. Ces guerriers à la réputation féroce avaient le pouvoir de se battre pour le pape et, en tant que nouveaux venus, ils convoitaient l'autorité que l'église pouvait leur octroyer. Ils ne s'entendaient pas toujours très bien, mais ils avaient toujours la possibilité de s'allier au pape qui pouvait désormais avoir un protecteur seigneurial autre que l'empereur.
L'exemple le plus célèbre d'un conflit opposant le pape à l'empereur fut la querelle des investitures. En 1076, le pape Grégoire VII (r. de 1073 à 1085) excommunia Henri IV, empereur du Saint-Empire romain germanique (r. de 1084 à 1105), après qu'ils se soient disputés pour savoir qui pouvait choisir l'évêque de Milan. Cette mesure peut sembler disproportionnée par rapport à un différend mineur, mais le droit d'investir les évêques de l'empire des symboles de leur fonction était très important pour leur autorité. Malheureusement pour Henri, son excommunication donna le feu vert à un certain nombre de nobles mécontents pour se soulever contre lui. Il désamorça la situation de mains de maître en se rendant à Canossa, où se trouvait Grégoire, et en s'agenouillant pieds nus dans la neige jusqu'à ce que Grégoire n'accepte de l'absoudre.
Cependant, la question des investitures continua de faire rage, de nombreuses autres batailles furent livrées, de nombreuses autres personnes moururent. Le Concordat de Worms, en 1122, était un compromis de fortune mais la tension sous-jacente entre ces deux figures prééminentes demeurait. Aucun d'entre eux ne parvenait à affirmer pleinement son autorité sur l'autre et les conflits reprenaient de plus belle. La lutte entre le pape Jean XXII et l'empereur Louis IV au XIVe siècle est décrite de manière mémorable dans le roman à succès d'Umberto Eco, Le nom de la rose.
Les deux épées restaient donc à couteaux tirés. Cela ne fonctionna jamais sans heurts ni, franchement, particulièrement bien. Cependant, le conflit ne doit pas être interprété comme un échec. Il y avait querelle précisément parce que la question était importante pour les personnes impliquées. Le pape et l'empereur étaient comme deux boxeurs qui se battaient dans une arène qu'ils avaient construite pour un trophée qu'ils avaient inventé. Ils se chamaillaient pour leur place et leur pouvoir relatif dans le cadre qu'ils avaient eux-mêmes mis en place. Il était très difficile - et pas du tout dans leur intérêt - de penser en dehors de ce cadre. Le fait qu'ils se soient tant battus montre à quel point il était important pour eux de revendiquer la gouvernance symbolique de la nouvelle civilisation qu'ils avaient fondée.
La souveraineté : Les deux épées brisées
Au cours du Moyen Âge, le Saint Empire romain germanique commença à perdre sa prééminence parmi les puissances européennes. Le concept des deux épées perdit peu à peu de sa pertinence. Certes, il y avait de puissants empereurs comme Frédéric Ier Barberousse (r. de 1155 à 1190) et son petit-fils Frédéric II (r. de 1220 à 1250), qui conquirent la Sicile et même libérèrent brièvement Jérusalem lors de la sixième croisade. Parfois, ils recevaient l'hommage direct d'autres rois, comme lorsque Henri VI, empereur du Saint Empire romain germanique (r. de 1191 à 1197) captura Richard Ier d'Angleterre (alias Richard Cœur de Lion, r. de 1189 à 1199) en 1193. Bien sûr, Richard fit cela sous la contrainte, mais le fait que cela ait été possible est important. Le roi Richard n'aurait pu légalement se soumettre à aucun autre monarque d'Europe, car aucun autre monarque d'Europe n'avait de titre plus élevé que le sien. Cependant, la prétention à la domination universelle était limitée à des occasions comme celle-ci.
Au-delà des terres qu'ils détenaient avec leurs titres royaux, comme l'Allemagne et l'Italie du Nord, les empereurs avaient peu d'autorité. Ils tenaient leur cour et levaient leurs armées davantage en leur qualité de rois de Germanie que d'empereurs du Saint Empire romain germanique. Les philosophes commencèrent à plaider en faveur de la souveraineté des monarques et des cités. Cela signifie que chaque roi, reine et cité-État était libre de gouverner comme il l'entendait dans son royaume pour les questions temporelles, sans en référer à l'empereur. En matière spirituelle, ils devaient bien sûr respecter l'Église. Certains érudits soutinrent qu'il s'agissait d'un droit en tant que membre de l'empire universel, d'autres que l'Empire romain n'avait jamais été restauré du tout, et d'autres encore qu'il découlait des lois et coutumes particulières de chaque peuple. Quels qu'en aient été les détails, l'effet était le même : le rejet de l'autorité impériale hors de l'empire par l'Europe.
Beaucoup voulaient contester la domination du Saint-Empire romain germanique. En Italie, la contestation était particulièrement féroce, et ce sont d'ailleurs principalement les érudits associés à ces cités-États qui développèrent les arguments juridico-philosophiques en faveur de la souveraineté. Pendant ce temps, les monarchies d'Angleterre et surtout de France se consolidaient en royaumes musclés avec des rois fiers, peu enclins à accepter la supériorité de quiconque.
Les vassaux de l'empereur en Allemagne continuèrent d'affirmer leur indépendance. En 1078, lors de la querelle des investitures, les plus forts de ces vassaux avaient répondu à l'excommunication d'Henri IV par Grégoire en élisant un nouveau roi. Leur "anti-roi" mourut deux ans plus tard et Henri reprit alors l'initiative, mais l'héritage de cette action était que les princes allemands les plus importants se réservaient le droit de décider qui serait le prochain roi de Germanie. Les candidats devaient désormais amadouer et corrompre ces électeurs qui restaient donc très autoritaires et autonomes. Ils rompirent même le lien entre le pape et le Saint-Empire romain germanique lorsqu'ils déclarèrent, en 1356, que le titre impérial serait automatiquement adopté par celui qu'ils éliraient comme roi de Germanie. Les successions s'en trouvèrent facilitées, et les électeurs plus influents, mais l'idée que l'empire puisse représenter le monde chrétien latin fut mise à mal.
La civilisation commune de l'Europe était en train de changer. Voltaire l'appelle "une sorte de grande République divisée en plusieurs États" dont l'empire n'est qu'un seul. Il avait, au mieux, une préséance cérémoniale, une sorte de titre de premier parmi les égaux. Même lorsque Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique (r. de 1519 à 1556) réunit le Saint-Empire romain germanique avec l'Espagne et ses vastes colonies d'outre-mer et qu'il semblait qu'un empire universel était à nouveau possible, les États d'Europe gardèrent jalousement leur souveraineté. L'acte de 1533 d'Henri VIII d'Angleterre (r. de 1509 à 547), qui fait partie de sa rupture avec l'Église catholique, commence par déclarer que "ce royaume d'Angleterre est un empire". Cette fioriture avait pour but d'affirmer que l'Angleterre ne respecterait aucune autre loi que la sienne. Elle rejetait explicitement l'idée que quiconque était au-dessus du roi. Bien sûr, cela était dirigé contre le pape. Le concept médiéval de souveraineté avait rejeté l'empereur, maintenant Henri VIII franchissait la prochaine étape logique et rejettait également le pape. Dans le duel des deux épées, les deux y ont perdu.
La guerre civile
Cependant, le Saint Empire romain germanique n'était pas un État européen comme les autres. Les étrangers ne prêtaient peut-être pas beaucoup d'attention à ses attributs impériaux au début de la période moderne (à partir de 1500 environ), mais son histoire impériale particulière lui donnait des caractéristiques spéciales et une signification particulière pour les personnes qui vivaient au sein de ses frontières.
Charlemagne changea l'Europe à jamais lorsqu'il fut couronné à Rome le jour de Noël 800. Il en fut de même pour un moine allemand nommé Martin Luther lorsqu'il fixa ses 95 thèses sur la porte de la cathédrale de Wittenberg le jour d'Halloween 1517. Luther déclencha une chaîne d'événements que nous appelons aujourd'hui la Réforme protestante. C'est dans ce contexte que l'Angleterre rompit avec Rome, et ce n'était qu'un des nombreux événements révolutionnaires déclenchés par des réformateurs comme Luther.
La religion déchira l'empire pendant cent ans. Le terme même de "protestant" vient des princes luthériens qui protestèrent contre une décision catholique au Reichstag (la réunion de tous les dirigeants de l'empire) en 1529. Ces protestants formèrent la ligue de Smalkalde et négocièrent la paix d'Augsbourg (1555) dans laquelle, malgré leur défaite à la guerre, ils obtinrent des privilèges officiels pour pratiquer leur religion. Alors que les Pays-Bas espagnols et la France plongeaient dans la guerre civile, les princes catholiques et luthériens se rallièrent à l'empire comme cadre neutre dans lequel ils pouvaient pratiquer leur religion. L'accord s'effondra lorsque certains princes influents se convertirent au calvinisme, une autre forme de protestantisme non acceptée par la paix d'Augsbourg, et que les différentes confessions se disputèrent les candidats qui contrôleraient les lucratifs archevêchés princiers. Ces tensions explosèrent alors que l'empereur était distrait par la lutte contre les Ottomans. De nombreux historiens considèrent la guerre de Trente Ans (1618-1648) qui s'ensuivit comme le véritable éclatement du Saint-Empire romain germanique, une époque où l'édifice tout entier s'enfonça dans une horrible boucherie et ne fut plus qu'une coquille vide. En effet, Voltaire écrivit sa célèbre citation dans la période qui suivit la guerre de Trente Ans.
Pour les habitants du Saint Empire romain germanique, cependant, toutes ces guerres étaient des guerres civiles dans lesquelles des puissances extérieures étaient intervenues (de manière controversée). Les gens se battaient à l'intérieur de leur empire à cause de désaccords sur son devenir. Contrairement à l'Angleterre anglicane, la Suède luthérienne ou la France catholique, l'empire acceptait plusieurs christianismes et pouvait le faire parce qu'il n'était pas la propriété d'une seule dynastie ou dominé par un seul groupe. Il demeurait une identité globale, non ethnique et non religieuse, qui pouvait englober de nombreuses identités particulières et locales. La place des gens dans ce cadre était une source perpétuelle de conflits, sur le champ de bataille et en dehors, mais le cadre lui-même survécut. La mort définitive de l'empire dans les premières années du XIXe siècle fut le présage d'une nouvelle pensée complètement différente au sujet des empires.