La bataille de Poitiers (connue également comme bataille de Tours) se déroula sur une semaine environ au début du mois d'octobre 732. Les deux camps opposés étaient l'armée franque dirigée par Charles Martel (r. 718-741) et l'armée musulmane sous la souveraineté nominale du califat omeyyade (c. 661-750) basé à Damas, en Syrie.
Ces deux forces se rencontrèrent alors que le pouvoir omeyyade cherchait à s'étendre et à piller les terres européennes, tandis que les seigneurs francs cherchaient à défendre et à consolider leur emprise sur leur territoire. Certains affirment que ce bref conflit influença le destin de la civilisation chrétienne en Europe, tandis que d'autres y voient une simple escarmouche frontalière. La vérité, semble-t-il, se situe quelque part entre les deux.
Bien qu'elle se soit soldée par une victoire franque, ce n'est pas seulement la puissance franque ou la bataille de Poitiers qui mit fin à l'expansion omeyyade en Europe occidentale. Les divisions internes au sein du califat omeyyade lui-même, qui affectaient sa capacité à faire la guerre dans la région, jouèrent un rôle majeur. Dans un contexte plus large, Poitiers ne fut pas une confrontation déterminante entre les deux camps, pas plus qu'elle ne dissuada efficacement ou diminua immédiatement la force des Omeyyades dans la région. L'importance de Poitiers réside plutôt dans les circonstances qui suivirent la victoire rapide de Charles sur le pouvoir omeyyade.
L'expansion omeyyade
Le califat omeyyade était un empire politique et religieux en pleine évolution qui se développa en Arabie au 7e siècle, après la mort du prophète Mahomet en 632. Entre 632 et 709, le pouvoir des Omeyyades s'étendit à l'est jusqu'en Perse, au nord jusqu'aux terres byzantines et à l'ouest jusqu'en Afrique du Nord, créant un empire énorme mais politiquement instable. Une famille, dirigée par le gouverneur de Syrie, Mu'awiya (r. 639- 661 en tant que gouverneur; 661-680 en tant que calife), acquit un intérêt dominant dans le contrôle politique et militaire de cette force expansive. Mu'awiya établit sa capitale à Damas vers 661, où il consolida son pouvoir et son autorité.
En quelques décennies seulement, le pouvoir des Omeyyades s'étendit jusqu'au Maroc et à la péninsule ibérique, où ils conquirent rapidement le royaume wisigoth existant. Peuplant leurs armées de tribus nord-africaines (Berbères) converties à l'Islam, ils perturbèrent considérablement l'équilibre des forces en place en s'emparant de la majorité des villes au sud des Pyrénées en 711. Dès 712, les armées omeyyades dirigées par des généraux arabes et composées de tribus berbères commencèrent à organiser des raids au nord des Pyrénées, aux frontières des terres franques.
La puissance franque en Europe occidentale
Les premières tribus franques arrivèrent au pouvoir à la suite du déclin de l'Empire romain, vers la fin du Ve siècle. Réputés pour être de grands guerriers, ces membres de tribus germaniques contribuèrent à combler le vide laissé par le déclin de la puissance romaine dans la province de Gaule (qui correspond approximativement au nord de la France, à la Belgique et à l'ouest de l'Allemagne actuels). Dès 481, un chef franc nommé Clovis réunit les diverses tribus franques, se convertit au christianisme et établit la dynastie mérovingienne, qui régnera pendant environ 250 ans.
La cour royale mérovingienne était violente, les assassinats étaient si fréquents qu'ils commençaient à entraver sa capacité à gouverner efficacement. Cette instabilité permit la création d'un autre poste de pouvoir, connu sous le nom de major domus, ou maire du palais. Au fil du temps, c'est par l'intermédiaire de ces maires que s'exerçait le véritable pouvoir de l'autorité franque.
À la mort de l'un des premiers maires les plus importants, Pépin II (r. 687-714), une crise de succession s'ensuivit parmi ses héritiers potentiels. C'est finalement le fils illégitime de Pépin, Charles (r. 714-741), qui s'imposa comme la puissance dominante. Charles passa la majeure partie de son règne à consolider son pouvoir, à combattre et à réprimer les rébellions qui avaient éclaté à la mort de Pépin II. Charles mena onze campagnes majeures entre 715 et 731, acquérant une expérience et un prestige précieux, ainsi que des alliés auxquels il pouvait faire appel en cas de besoin. Cependant, Charles mit du temps à consolider son contrôle et certaines régions, comme l'Aquitaine au sud, tentèrent de revendiquer leur indépendance. L'Aquitaine joua involontairement un rôle important en tant que région tampon entre les Omeyyades et Charles, tandis que ce dernier faisait son possible pour prendre le contrôle des seigneurs rebelles.
Le conflit entre les Omeyyades et les Francs
Au début du 8e siècle, l'Aquitaine était une province semi-indépendante, revendiquée nominalement par le royaume franc, mais dirigée par un commandant militaire compétent, Eudes (669-735), qui tenta d'obtenir l'indépendance à la mort de Pépin II. L'Aquitaine bordait les terres récemment conquises par les Omeyyades, c'est donc Eudes, et non Charles, qui eut le premier contact avec les Omeyyades. Eudes connut quelques succès, notamment lors d'un assaut majeur sur la ville de Toulouse en 719, où il fut proclamé héros de la chrétienté. Malgré des victoires éparses, les armées omeyyades continuèrent à faire des incursions en Aquitaine au fil des ans jusqu'à ce que, en 732, elles n'écrasent les forces aquitaines à Bordeaux, mettant toute la région à sac.
Abd al-Rahman ibn Abd Allah al-Ghafiqi (m. 732) était le gouverneur d'Espagne et le commandant du raid dans les terres franques qui renversa Eudes. Avant cette campagne, la plupart des raids provenaient de l'est des Pyrénées, car les forces arabes contrôlaient des régions de la côte méditerranéenne comme la Septimanie, dont les villes pouvaient être facilement réapprovisionnées par la mer. Ainsi, lorsque Abd al-Rahman apparut au-dessus de la bordure occidentale des Pyrénées en 732, il surprit Eudes et conquit Bayonne et Bordeaux en juin 732. Son armée vaincue, Eudes fut contraint de remonter vers le nord pour demander l'aide de Charles, bien que les deux hommes ne s'appréciaient guère. Heureusement pour Charles et Eudes, l'armée omeyyade passa des mois à piller Bordeaux, ce qui leur donna le temps de rassembler une force et de marcher vers le sud pour faire face à cette nouvelle menace.
La bataille de Poitiers
La bataille de Poitiers eut lieu le 10 octobre 732 quelque part entre Tours et Poitiers. On estime que le lieu de la bataille se situe près de la conjonction des rivières Clain et Vienne, dans une plaine relativement ouverte et entourée de forêts. L'armée d'Abd al-Rahman s'appuyait largement sur des peuples d'origine nord-africaine (les Berbères), tandis que les forces franques étaient également composées d'un mélange de nationalités parlant probablement plusieurs langues. Les deux armées utilisaient l'infanterie, mais les forces omeyyades s'appuyaient davantage sur la cavalerie montée et avaient un léger avantage grâce à l'utilisation des étriers, que les Francs n'avaient, pense-t-on, pas encore adopté. L'armée omeyyade était estimée à environ 20 000-25 000 hommes, tandis que les forces franques auraient été de 15 000-20 000 hommes. Avant la bataille finale, les deux forces se firent face à distance pendant environ une semaine qui connut de petites escarmouches de-ci et de-là.
Les récits de la bataille qui ont survécu sont un peu confus, bien que les forces franques soient finalement sorties victorieuses. L'un de ces récits, la Chronique d'Isidore de Beja, évoque la bataille dans le passage suivant:
Pendant près de sept jours, les deux armées s' observèrent, attendant avec anxiété le moment de se joindre à la lutte. Enfin, elles se préparèrent au combat. Et dans le choc de la bataille, les hommes du Nord semblaient comme le Nord [sic] une mer qui ne peut être déplacée. Ils se tenaient fermement, l'un près de l'autre, formant comme un rempart de glace, et à grands coups d'épée, ils terrassèrent les Arabes. Rassemblés en bande autour de leur chef, les gens des Austrasiens emportèrent tout devant eux. Leurs mains infatigables enfonçaient leurs épées jusqu'aux poitrines [de l'ennemi].
(Medieval Sourcebooks, Arabs, Franks, and the Battle of Tours)
Un autre passage d'un chroniqueur arabe anonyme raconte la bataille de la manière suivante :
Les cavaliers musulmans s'élancèrent férocement et fréquemment en avant contre les bataillons des Francs, qui résistèrent avec virilité, et beaucoup moururent dans chaque camp, et ce jusqu'au coucher du soleil.
(Internet Medieval Sourcebooks Project, Anon Arab Chronicler : La bataille de Poitiers, 732)
Charles était conscient de la dépendance des Omeyyades à l'égard de la cavalerie et des tactiques offensives générales, il disposa donc ses forces en phalange pour repousser leurs charges. Il utilisa aussi principalement des recrues et des milices locales qui étaient de toute façon plus à l'aise pour se battre à pied, une tactique défensive idéale contre les charges de cavalerie. Les combats se poursuivirent jusqu'à ce qu'une rumeur ne se propage dans le camp omeyyade selon laquelle leur train des équipages avait été mis à sac par les Francs, ce qui provoqua panique et effondrement de la discipline. Le commandant arabe Abd al-Rahman fut tué en essayant de rétablir le contrôle de ses troupes, après quoi la résistance omeyyade sembla s'être dissoute. Un chroniqueur arabe anonyme évoque ces événements dans le passage suivant:
Et tandis qu'Abderrahman [sic] s'efforçait de maîtriser leur agitation et de les ramener au combat, les guerriers des Francs l'entourèrent, et il fut transpercé de nombreuses lances; il perdit la vie. Toute l'armée s'enfuit alors devant l'ennemi, et beaucoup moururent dans leur fuite...
(Medieval Sourcebooks, La bataille de Poitiers, 732)
Les forces omeyyades se retirèrent pendant la nuit, laissant les Francs victorieux. Eudes et ses troupes restantes eurent pour tâche de poursuivre les Omeyyades à travers ses terres et au-delà des Pyrénées, tandis que Charles fit simplement demi-tour et remonta vers le nord. Il était dans l'intérêt de Charles de ne pas détruire complètement les omeyyades dans leur fuite car ils occupaient Eudes en Aquitaine et concentraient ses ressources et son attention sur le sud.
Le débat sur cette bataille remet en question l'importance de Poitiers en tant que tournant décisif de l'histoire. La victoire de Charles en 732 contribua à dissuader les Omeyyades de s'installer en territoire franc, du moins pour cette année-là. Cependant, Poitiers ne fut pas nécessairement le conflit décisif que l'on dépeint parfois. Par exemple, les Arabes lancèrent des raids en 734 et 736, et leur plus grande invasion eut lieu en 739, où ils atteignirent presque Dijon avant d'être repoussés par les forces franques et lombardes. Il ne s'agissait certainement pas d'actions menées par une force vaincue ou même démoralisée. En réalité, il semble que la seule chose qui ait réellement arrêté les raids omeyyades ait été les dissensions politiques internes au sein du califat lui-même. J. F. C. Fuller évoque l'influence d'une révolte berbère au Maroc dans le passage suivant:
À l'époque de la bataille de Poitiers, des dissensions internes éclatèrent au sein de l'Empire arabe, car bien que les Arabes aient été unis par le lien de l'Islam, ils continuaient à maintenir leurs institutions tribales et avec elles leurs anciennes querelles et factions. Parmi ces dernières, les deux plus importantes étaient les Maadites et les Yéménites... Lorsque les Maadites prirent le dessus, les Berbères d'Afrique refusèrent de leur obéir, se révoltèrent et la majeure partie de ce qui est aujourd'hui le Maroc fit sécession... Mais le point le plus important à noter est qu'en raison de la révolte qui suivit immédiatement la défaite d'Abd-al-Rahman à Poitiers, les dirigeants arabes en Espagne furent coupés du calife à Damas, et qu'en raison de la révolution au Maroc, ils ne furent plus en mesure de recruter leurs armées berbères. (347)
Sans un approvisionnement régulier de troupes pour leurs armées et sans pillage facile pour inciter les hommes à s'engager, les armées omeyyades en Espagne se retirèrent derrière les Pyrénées, affaiblies et moins à même de poursuivre leurs campagnes de raids en terres franques. Par conséquent, l'importance de Poitiers ne fut pas nécessairement dans la bataille elle-même, car elle n'eut que peu d'impact sur la capacité des deux camps à se faire la guerre. L'importance de Poitiers tient surtout à l'aura de prestige et d'autorité militaire créée autour de Charles en tant que sauveur de la chrétienté à la suite de sa victoire sur l'avancée musulmane.
Après Poitiers, Charles fut reconnu comme l'autorité suprême du royaume, ce qui l'aida à centraliser le pouvoir autour de lui. L'une des façons d'y parvenir fut de payer ses suiveurs avec des domaines appartenant à l'Église. Reconnu comme le défenseur de la chrétienté depuis sa victoire à Poitiers, il fut en mesure de négocier et de saisir plusieurs domaines appartenant à l'Église médiévale et de distribuer ces terres à ses fidèles vassaux. De cette façon, Charles contribua à renforcer l'allégeance de ses fidèles par des cadeaux, tout en augmentant son emprise sur les terres de son royaume en plaçant des commandants militaires de confiance à leur tête. Selon McEvedy :
En tant que sauveur [sic] de la chrétienté, il put forcer l'Église à renoncer à certaines de ses vastes propriétés foncières; il donna ces terres à ses vassaux en échange de leur service continu en tant que chevaliers. Ce contrat, qui transformait ce qui avait été une adhésion personnelle volontaire en un instrument utile à ses successeurs, s'avéra être le point de départ d'une nouvelle façon d'organiser l'armée. (34)
Cette forme de paiement par la distribution de terres aida Charles à centraliser le pouvoir autour de lui tout en renforçant sa capacité à lever des troupes pour de futures conquêtes. Par exemple, lorsque Eudes mourut trois ans plus tard, en 735, Charles était en bien meilleure position pour marcher sur l'Aquitaine et transformer ses héritiers en vassaux, mettant fin à toute perspective d'indépendance pour le duché.
Par ses actions après Poitiers, Charles contribua à ouvrir la voie à son célèbre successeur Charlemagne (r. 768-814), qui put régner sur un royaume relativement stable et puissant dès son accession au trône. Charles connut un tel succès qu'il établit une nouvelle dynastie franque, remplaçant les Mérovingiens par une dynastie centrée sur sa famille, connue sous le nom de dynastie carolingienne (vers 750-887). L'origine de ces événements peut être attribuée en partie à la bataille de Poitiers en 732. En effet, c'est sa victoire à Poitiers qui lui valut le surnom de "Martel", ou le "marteau".