L'idée que ce sont les scandinaves qui auraient découvert l'Amérique apparut pour la première fois à la fin du XVIIIe siècle, bien avant que le public n'ait connaissance des sagas sur lesquelles se fondent ces affirmations. Au cours du XIXe siècle, des preuves d'une présence nordique furent découvertes dans ce qui est aujourd'hui les États-Unis. Ces preuves, sous la forme d'inscriptions et d'objets nordiques, sont généralement apparues dans des zones de peuplement scandinave, et les partisans de l'authenticité de ces preuves étaient généralement d'origine scandinave.
L'idée d'une découverte nordique de l'Amérique avant Christophe Colomb (1451-1506) se répandit dans le public avec la publication par Rasmus Anderson de America not discovered by Columbus en 1874. Ce livre apporta un soutien puissant à la fois à l'affirmation historique selon laquelle les Scandinaves avaient visité la Nouvelle-Angleterre à plusieurs reprises entre le Xe et le XIVe siècle et au lien ancestral teutonique entre les Scandinaves et l'élite culturelle de la Nouvelle-Angleterre connue (selon l'expression mémorable d'Oliver Wendell Holmes) comme "la caste des brahmanes de la Nouvelle-Angleterre".
Les Vikings
Le point culminant de l'hypothèse de la découverte nordique fut atteint en 1893, trois ans après la découverte du bateau de Gokstad datant du IXe siècle (aujourd'hui conservé au musée des bateaux vikings d'Oslo) dans un tumulus du Kristianiafjord (aujourd'hui Oslofjord). Le quatercentenaire du premier voyage de Christophe Colomb fut célébrée en 1892, et l'année suivante, l'Exposition universelle de Chicago fut organisée en l'honneur de l'arrivée de Christophe Colomb. Il fut convenu que la contribution norvégienne consisterait en une reconstruction du navire de Gokstad, qui traverserait l'Atlantique à la voile (pour prouver qu'un tel navire était capable de faire le voyage) pour toucher terre à New London (Connecticut) et à New York avant de se rendre à Chicago, où il serait exposé à l'Exposition universelle.
Le navire était certainement capable d'effectuer un tel voyage: bien que dépourvu de bancs, il était très solide et pouvait être propulsé à l'aviron ou à la voile. Des fonds furent collectés en Norvège et auprès des Scandinaves d'Amérique. Le 30 avril, le Viking (nom donné à la réplique) quitta Bergen sous le commandement de l'éditeur de journaux Magnus Andersen et, 22 jours plus tard, il atteignit les côtes américaines. L'accueil des Américains fut frénétique, mais ne se fit pas sans incidents. Le récit d'Anderson fut publié en norvégien (Vikingefærden, c'est-à-dire "expédition viking"), mais pas en anglais, et n'a donc jamais été confronté aux souvenirs des Américains présents; il n'y a aucune raison de penser qu'il soit à mettre en doute, mais pour sûr, il présente un perspective précise.
Dans ce récit, Andersen et son équipage furent attaqués à Brooklyn par des défenseurs de Colomb, et la police (des Irlandais catholiques, donc pro-Colomb) les traitèrent comme des coupables plutôt que comme des victimes et les gardèrent dans les cellules de la police. Et lorsque le Viking se dirigea vers l'intérieur des terres le long du canal Érié jusqu'aux Grands Lacs, l'équipage fut accueilli par des cris d'exécration de la part de supporters de Colomb sur les ponts et les berges du canal. Selon Anderson, il s'agissait là d'un clivage confessionnel: les catholiques défendaient Colomb et les protestants les Vikings. Ce point de vue avait déjà été ancré dans la culture populaire protestante par des écrivains tels que Marie Brown qui, dans son ouvrage The Icelandic Discoverers of America; or Honour to Whom Honour is Due (1887), avait présenté la promotion de la "découverte frauduleuse" de Christophe Colomb comme une tentative de soumettre les États-Unis au "tyran le plus abject que le monde ait jamais connu, la puissance catholique romaine".
La présence du Viking était anormale lors d'un événement destiné à célébrer Colomb, tel un coucou dans le nid colombien. Anderson et ses nombreux partisans soutenaient fermement l'idée que Leif Erikson avait précédé Colomb en Amérique. En effet, le fait que le Viking ait navigué sur l'Atlantique sans navire de soutien, alors que les répliques des trois navires de Colomb n'étaient pas en état de naviguer et avaient dû être remorquées à travers l'Atlantique depuis le Monasterio de La Rábida (le monastère où Colomb séjourna en attendant le financement de son voyage), fut absorbé dans un récit plus large de la priorité et de la suprématie scandinave. Les deux récits sont bien sûr mythiques - Colomb n'avait pas visité ce qui est aujourd'hui les États-Unis, et rien ne prouve que Leif Erikson l'ait fait - mais ils ont tous deux servi des objectifs idéologiques. Colomb était important pour les catholiques, en particulier les Italiens et les Hispaniques. Les Vikings étaient importants pour les élites de la côte est et les colons scandinaves du Midwest.
Le voyage du Viking servit de support à la fois à une archéologie fantaisiste (il s'arrêta à Newport, Connecticut, où se trouve la tour "viking" de Newport) et aussi à un récit ethnique. Les commentateurs ne tardèrent pas à opposer les Norvégiens virils qui bravaient l'Atlantique dans un bateau ouvert aux marins espagnols efféminés qui refusaient de traverser l'océan à bord de leurs grands navires. Les ancêtres des habitants de la Nouvelle-Angleterre étaient considérés comme de courageux Nordiques proto-protestants. Il s'agissait d'une appropriation d'un mythe similaire en Grande-Bretagne, articulé de manière mémorable par Thomas Carlyle dans la première de ses conférences sur les héros, le culte du héros et l'héroïsme dans l'histoire, dans laquelle il caractérisait les "rois de la mer" des "hommes du Nord" comme ayant une "vaillance sauvage et sanglante" et une "énergie robuste indomptable", et louait leur courage, les imaginant "défiant l'océan sauvage avec ses monstres, et tous les hommes et toutes les choses - progéniteurs de nos propres Blake et Nelson". Le voyage du Viking encouragea les Anglo-Saxons de la Nouvelle-Angleterre et les Scandinaves du Midwest à prendre part à cette ascendance nordique héroïque.
Le mythe de la découverte
Pourquoi la question de savoir qui a découvert l'Amérique se pose-t-elle? Pourquoi célèbre-t-on cette découverte? Et pourquoi tant de gens se disputent-ils pour savoir qui est arrivé le premier? Et pourquoi la présence nordique en Amérique du Nord est-elle importante? En effet, pourquoi de nombreux Américains continuent-ils à croire que les Scandinaves ont précédé Christophe Colomb aux États-Unis (où ce dernier ne s'est en fait jamais rendu)? Pourquoi les Américains ont-ils payé pour que des statues de Leif Erikson soient érigées en Islande et au Groenland?
Les réponses à ces questions se trouvent dans les débuts de la colonisation européenne de l'Amérique et dans l'émergence, après la domination espagnole, des Anglais en tant que puissance coloniale la plus prospère. Avec le recul du XXIe siècle, nous pouvons légitimement nous demander ce qui a pu pousser les colons à se sentir autorisés à conquérir et à occuper la patrie de quelqu'un d'autre, à déshériter et à reléguer aux marges de la société les personnes qu'ils ont déplacées et à réduire en esclavage les peuples d'un autre continent. Quelle est l'origine de ce sentiment de supériorité, et comment a-t-il conduit à une historiographie fallacieuse selon laquelle l'Amérique aurait été fondée par les Vikings?
Le contexte plus large dans lequel s'inscrivent ces questions est le processus par lequel une société colonisatrice, par l'intermédiaire de son élite politiquement habilitée, crée une histoire dans laquelle les colonisés sont caractérisés comme des sauvages et marginalisés en terme de propriété terrienne. Les hiérarchies raciales de la colonisation privent les Amérindiens de leur droits acquis par le passé et présentent les Nord-Européens comme racialement et culturellement supérieurs, et donc comme les détenteurs légitimes des terres amérindiennes.
Les Scandinaves ont traversé l'Atlantique Nord, s'installant dans l'archipel atlantique, les îles Féroé, l'Islande et le Groenland, et s'étendant plus à l'ouest jusqu'aux confins du continent nord-américain. Ce voyage vers l'ouest n'avait rien d'inéluctable; aucun aimant n'attirait les Nordiques vers leur destin en Amérique. En l'absence de preuves archéologiques, il est difficile de soutenir la croyance selon laquelle les Scandinaves auraient été les premiers Européens à venir dans ce qui est aujourd'hui les États-Unis.
La nécessité de soutenir cette croyance a eu un certain nombre de conséquences. Leif Erikson, personnage légendaire, est devenu une figure historique solide, le découvreur de l'Amérique, et des statues de Leif ont été érigées par des Américains en Islande (Reykjavík et Eiríksstaðir), au Groenland (Qassiarsuk) et aux États-Unis (Boston, Chicago, Duluth, Milwaukee, St Paul et Seattle). Une immense statue de Thorfinn Karlsefni se dresse à Philadelphie, mais à l'heure où j'écris (2019), elle a été renversée dans la rivière, peut-être par des défenseurs de Colomb mécontents.
Un autre effet de la croyance selon laquelle les Scandinaves ont "découvert" l'Amérique est que les artefacts ambigus sont tendancieusement interprétés, de sorte que le Viking Maine Penny (pièce de monnaie norvégienne), la tour de Newport et les monticules de l'Ohio et du Mississippi inférieur, qui sont tous des artefacts authentiques, deviennent la "preuve" d'une présence nordique en Amérique. Dans le cas des tumulus, l'idée qu'ils seraient l'œuvre des Vikings sert à déposséder les Autochtones d'Amérique du nord en les privant de leur relation avec les vestiges construits par leurs ancêtres.