Les 95 thèses de Martin Luther, qui déclenchèrent la Réforme protestante en Europe, sont devenues une référence culturelle depuis qu'elles furent affichées le 31 octobre 1517, mais les 97 thèses, peu connues, affichées seulement un mois plus tôt, sont tout aussi importantes pour le développement de la vision et de la théologie de Luther (1483-1546).
Les 97 thèses sont une série de contestations écrites pour inviter au débat sur le thème de la théologie scolastique et sont également désignées sous le nom de Dispute contre la théologie scolastique. La théologie scolastique était la méthode acceptée pour interpréter les écritures et définir la nature de l'humanité par rapport à Dieu ainsi que les attributs du divin à proprement dit.
Ce système théologique était tiré d'Aristote (384-322 av. J.-C.) et avait été établi par le père de l'Église Thomas d'Aquin (1225-1274) suivant les préceptes et l'exemple de saint Augustin d'Hippone (354-430). La traduction et l'utilisation d'Aristote par Thomas d'Aquin inspirèrent la tradition scolastique dans l'Église médiévale qui était encore au cœur de la formation du clergé à l'époque de Luther.
Rejet de la théologie scolastique
Bien que Luther ait initialement été attiré par les travaux d'Aristote et ceux des grands théologiens scolastiques médiévaux, il commença à penser qu'ils embrouillaient les choses bien plus qu'ils ne les clarifiaient. Une fois convaincu que l'homme est justifié par la foi seule et qu'il ne peut rien faire pour mériter la grâce de Dieu, Luther rejeta la scolastique comme moyen d'accéder à la connaissance de Dieu et mit l'accent sur la lecture pieuse de la Bible comme voie directe vers la communion avec le divin.
Les 97 thèses présentent la théologie de Luther fondée sur les préceptes de l'Écriture seule et de la foi seule comme moyen de connaître la volonté de Dieu, tout en rejetant la tradition scolastique comme contre-productive et même non biblique. Les érudits qu'il cite ci-dessous dans ses arguments - Guillaume d'Ockham (c. 1287-1347), Duns Scot (c. 1265-1308) et Gabriel Biel (c. 1425-1495) - comptaient parmi les théologiens scolastiques les plus réputés de leur époque, qui avaient contribué à façonner la doctrine et la vision de l'Église.
Les œuvres d'Aristote, qui constituaient la base de l'approche théologique de l'Église catholique, étaient considérées par l'Église comme essentielles au développement d'une théologie solide et rationnelle, et leur lecture était obligatoire pour tous les membres du clergé. En contestant les œuvres de ces hommes, Luther remettait en cause la politique de l'Église, mais sa formulation prudente maintenait ses critiques dans les limites du système même contre lequel il s'élevait.
L'universitaire Lyndal Roper exprime l'opinion de la plupart des chercheurs modernes selon laquelle les 97 thèses "étaient à bien des égards plus radicales et plus choquantes que les 95 thèses" (81), dans la mesure où ces dernières visaient la politique de l'Église en matière de vente d'indulgences et l'autorité du pape, tandis que les premières constituaient une attaque contre l'ensemble du système théologique de l'Église, y compris le concept de libre arbitre. Roper poursuit:
Les thèses sont un ensemble de propositions extraordinairement affirmées, qui sont ordonnées comme si elles se suivaient les unes les autres, mais leur séquence est émotionnelle autant que logique. Rapidement, Luther qualifie l'une après l'autre ses déclarations de "contraires à l'opinion commune" ou "en opposition aux scolastiques". Elles traduisent son rejet de toute la tradition de la théologie médiévale dans toute sa fureur passionnée, alors qu'il conclut: "Nul ne peut devenir théologien s'il ne se passe d'Aristote." (81)
Son rejet de la logique aristotélicienne n'est cependant pas un rejet de la raison, ni du discours rationnel. Luther s'était simplement rendu compte qu'on ne peut pas se fier à la raison humaine pour appréhender le divin. La révélation qu'il eut en lisant la phrase de Romains 1:17 - " le juste vivra par la foi " - le convainquit que Dieu avait donné à l'humanité la grâce de connaître la volonté de Dieu et qu'aucun système conçu par les humains ne pouvait améliorer cela.
Les 97 thèses
Les textes suivants sont une traduction d'extraits de Martin Luther's Basic Theological Writings, édité par Timothy F. Lull et William R. Russell, pp. 3-7. Elles sont présentées sans commentaire:
1. Dire qu'Augustin exagère en parlant contre les hérétiques, c'est dire qu'Augustin ment presque partout. Cela va à l'encontre de ce qui est communément admis.
2. Cela revient à laisser triompher les pélagiens et tous les hérétiques, voire à leur concéder la victoire.
3. Cela revient à se moquer de l'autorité de tous les docteurs en théologie.
4. Il est donc vrai que l'homme, étant un mauvais arbre, ne peut que vouloir et faire le mal [Cf. Matt. 7:17-18].
5. Il est faux d'affirmer que l'inclination de l'homme est libre de choisir entre l'un ou l'autre des deux opposés. En effet, l'inclination n'est pas libre, mais captive. Ceci est dit à l'encontre de l'opinion commune.
6. Il est faux d'affirmer que la volonté peut par nature se conformer à un précepte correct. Ceci est dit en opposition à Scot et à Gabriel.
7. En fait, sans la grâce de Dieu, la volonté produit un acte pervers et mauvais.
8. Mais il ne s'ensuit pas que la volonté soit mauvaise par nature, c'est-à-dire essentiellement mauvaise, comme le soutiennent les manichéens.
9. Elle est cependant innée et inévitablement mauvaise et corrompue.
10. Il faut admettre que la volonté n'est pas libre de tendre vers ce qui est déclaré bon. Ceci en opposition avec Scot et Gabriel.
11. Elle n'est pas non plus capable de vouloir ou de ne pas vouloir ce qui est prescrit.
12. On ne contredit pas non plus saint Augustin lorsqu'on dit que rien n'est autant au pouvoir de la volonté que la volonté elle-même.
13. Il est absurde de conclure que l'homme égaré peut aimer la créature par-dessus tout, et donc aussi Dieu. Ceci en opposition avec Scot et Gabriel.
14. Il n'est pas non plus surprenant que la volonté puisse se conformer à un précepte erroné et non à un précepte correct.
15. En effet, il lui est propre de ne pouvoir se conformer qu'à des préceptes erronés et non à des préceptes corrects.
16. On devrait plutôt conclure: puisque l'homme égaré est capable d'aimer la créature, il lui est impossible d'aimer Dieu.
17. L'homme est par nature incapable de vouloir que Dieu soit Dieu. En effet, il veut lui-même être Dieu, et ne veut pas que Dieu soit Dieu.
18. Aimer Dieu plus que tout par nature est un terme fictif, une chimère en quelque sorte. Ceci est contraire à l'enseignement commun.
19. On ne peut pas non plus appliquer le raisonnement de Scot concernant le brave citoyen qui aime sa patrie plus que lui-même.
20. Un acte d'amitié se fait, non pas selon la nature, mais selon la grâce prévenante. Ceci en opposition avec Gabriel.
21. Il n'y a pas d'acte accompli selon la nature qui ne soit un acte de concupiscence contre Dieu.
22. Tout acte de concupiscence contre Dieu est un mal et une fornication de l'esprit.
23. Il n'est pas vrai non plus qu'un acte de concupiscence puisse être redressé par la vertu d'espérance. Ceci en opposition à Gabriel.
24. Car l'espérance n'est pas contraire à la charité, qui ne cherche et ne désire que ce qui est de Dieu.
25. L'espérance ne naît pas des mérites, mais de la souffrance qui détruit les mérites. Ceci en opposition avec l'opinion de beaucoup.
26. L'acte d'amitié n'est pas le moyen le plus parfait pour accomplir ce qui est en soi, ni pour obtenir la grâce de Dieu, ni pour se tourner vers lui et s'en approcher.
27. Mais c'est un acte de conversion déjà parfait, qui suit la grâce dans le temps et par nature.
28. Si l'on dit des passages de l'Écriture : "Revenez à moi,... et je reviendrai à vous" [Zacharie 1:3], "Approchez-vous de Dieu et il s'approchera de vous" [Jacques 4:8], "Cherchez et vous trouverez" [Matthieu 7:7], "Vous me chercherez et vous me trouverez" [Jérémie 29:13], et autres, que l'un est par nature, l'autre par grâce, cela n'est pas différent d'affirmer ce qu'ont dit les Pélagiens.
29. La meilleure et infaillible préparation à la grâce et l'unique disposition à la grâce est l'élection et la prédestination éternelles de Dieu.
30. Or, de la part de l'homme, rien ne précède la grâce, si ce n'est l'indisposition et même la révolte contre la grâce.
31. On dit, avec les démonstrations les plus oiseuses, que les prédestinés peuvent être damnés individuellement, mais non collectivement. Ceci en opposition avec les scolastiques.
32. De plus, on n'arrive à rien en disant: "La prédestination est nécessaire en vertu de la conséquence de la volonté de Dieu, mais non de ce qui s'en est suivi, à savoir que Dieu a dû élire une certaine personne.
33. Et ceci est faux, que faire tout ce que l'on peut faire peut enlever les obstacles à la grâce. Ceci en opposition avec plusieurs autorités.
34. En bref, l'homme n'a par nature ni précepte correct, ni bonne volonté.
35. Il n'est pas vrai qu'une ignorance invincible excuse complètement une personne (n'en déplaise à tous les scolastiques);
36. Car l'ignorance de Dieu, de soi-même et des bonnes oeuvres est toujours invincible pour la nature.
37. La nature, d'ailleurs, se glorifie et s'enorgueillit intérieurement et nécessairement de toute œuvre apparemment et extérieurement bonne.
38. Il n'y a pas de vertu morale sans orgueil ni tristesse, c'est-à-dire sans péché.
39. Nous ne sommes pas maîtres de nos actions, du début à la fin, mais serviteurs. Ceci en opposition avec les philosophes.
40. Nous ne devenons pas justes en faisant des actions justes, mais, ayant été rendus justes, nous faisons des actions justes. Ceci en opposition avec les philosophes.
41. La quasi-totalité de l'Éthique d'Aristote est le pire ennemi de la grâce. Ceci en opposition avec les scolastiques.
42. C'est une erreur de soutenir que l'affirmation d'Aristote concernant le bonheur ne contredit pas la doctrine catholique. Ceci en opposition avec la doctrine sur la morale.
43. C'est une erreur de dire qu'aucun homme ne peut devenir théologien sans Aristote. Ceci en opposition avec l'opinion commune.
44. En effet, nul ne peut devenir théologien s'il ne se passe pas d'Aristote.
45. Affirmer qu'un théologien qui n'est pas logicien est un hérétique monstrueux, c'est une affirmation monstrueuse et hérétique. Cela va à l'encontre de l'opinion commune.
46. C'est en vain que l'on façonne une logique de la foi, une substitution opérée sans tenir compte de la limite et de la mesure. Ceci en opposition aux nouveaux dialecticiens.
47. Aucune forme syllogistique n'est valable lorsqu'elle s'applique à des termes divins. Ceci en opposition au Cardinal.
48. Cependant, il ne s'ensuit pas pour autant que la vérité de la doctrine de la Trinité contredise les formes syllogistiques. Ceci en opposition aux mêmes nouveaux dialecticiens et au Cardinal.
49. Si une forme de raisonnement syllogistique vaut en matière divine, alors la doctrine de la Trinité est démontrable et non objet de foi.
50. En bref, tout Aristote est à la théologie ce que les ténèbres sont à la lumière. Ceci en opposition avec les scolastiques.
51. Il est très contestable que les Latins aient compris le sens exact d'Aristote.
52. Il aurait été préférable pour l'Église que Porphyre, avec ses universaux, ne soit pas né à l'usage des théologiens.
53. Même les définitions les plus utiles d'Aristote semblent poser la question.
54. Pour qu'un acte soit méritoire, soit la présence de la grâce est suffisante, soit sa présence ne signifie rien. Ceci en opposition avec Gabriel.
55. La grâce de Dieu n'est jamais présente de manière inactive, mais c'est un esprit vivant, actif et opérant; il ne se peut pas non plus que, par la puissance absolue de Dieu, un acte d'amitié soit présent sans la présence de la grâce de Dieu. Ceci en opposition à Gabriel.
56. Il n'est pas vrai que Dieu puisse accepter l'homme sans sa grâce justifiante. En opposition à Ockham.
57. Il est dangereux de dire que la loi commande qu'un acte d'obéissance au commandement soit fait dans la grâce de Dieu. En opposition au Cardinal et à Gabriel.
58. Il s'ensuit que "avoir la grâce de Dieu" est en fait une nouvelle exigence qui va au-delà de la loi.
59. Il s'ensuit également que l'accomplissement de la loi peut se faire sans la grâce de Dieu.
60. De même, il s'ensuit que la grâce de Dieu serait plus détestable que la loi elle-même.
61. Il ne s'ensuit pas que la loi doive être respectée et accomplie dans la grâce de Dieu. Ceci en opposition avec Gabriel.
62. Et que donc celui qui est en dehors de la grâce de Dieu pèche sans cesse, même s'il ne tue pas, ne commet pas d'adultère et ne se met pas en colère.
63. Mais il s'ensuit qu'il pèche parce qu'il n'accomplit pas spirituellement la loi.
64. Spirituellement, cette personne ne tue pas, ne fait pas le mal, ne se met pas en colère, quand elle ne se met pas en colère et ne convoite pas.
65. En dehors de la grâce de Dieu, il est en effet impossible de ne pas se mettre en colère ou de ne pas avoir de convoitise, de sorte que, même dans la grâce, il n'est pas possible d'accomplir parfaitement la loi.
66. C'est la justice de l'hypocrite de ne pas tuer, de ne pas faire le mal, etc.
67. C'est par la grâce de Dieu que l'on ne convoite pas et que l'on ne se met pas en colère.
68. Il est donc impossible d'accomplir la loi de quelque manière que ce soit sans la grâce de Dieu.
69. En fait, il est plus exact de dire que la loi est détruite par nature sans la grâce de Dieu.
70. Une bonne loi sera nécessairement mauvaise pour la volonté naturelle.
71. La loi et la volonté sont deux ennemis implacables sans la grâce de Dieu.
72. Ce que la loi veut, la volonté ne le veut jamais, à moins qu'elle ne prétende le vouloir par crainte ou par amour.
73. La loi, maître de la volonté, ne sera vaincue que par "l'enfant qui nous est né" [Isaïe 9:6].
74. La loi fait abonder le péché parce qu'elle irrite et repousse la volonté [Romains 7:13].
75. La grâce de Dieu, par contre, fait abonder la justice par Jésus-Christ, parce qu'elle fait que l'on est satisfait de la loi.
76. Tout acte de la loi sans la grâce de Dieu paraît bon extérieurement, mais intérieurement c'est un péché. Ceci en opposition avec les scolastiques.
77. La volonté est toujours opposée à la loi du Seigneur sans la grâce de Dieu, et les mains inclinées vers elle.
78. La volonté qui est inclinée vers la loi sans la grâce de Dieu l'est en raison de son propre avantage.
79. Tous ceux qui accomplissent les oeuvres de la loi sont condamnés.
80. Heureux tous ceux qui accomplissent les oeuvres de la grâce de Dieu.
81. Le chapitre Falsas concernant la pénitence, dist. 5, 10 confirme le fait que les œuvres hors du domaine de la grâce ne sont pas bonnes, si cela n'est pas compris faussement.
82. Non seulement les cérémonies religieuses ne sont pas la bonne loi et les préceptes dans lesquels on ne vit pas (à l'encontre de beaucoup de maîtres).
83. Mais le Décalogue lui-même et tout ce qui peut être enseigné et prescrit intérieurement et extérieurement n'est pas non plus la bonne loi.
84. La bonne loi et celle dans laquelle on vit, c'est l'amour de Dieu, répandu dans nos cœurs par l'Esprit Saint.
85. La volonté de chacun préférerait, si c'était possible, qu'il n'y ait pas de loi et qu'elle soit entièrement libre.
86. La volonté de chacun déteste qu'on lui impose la loi; mais si elle veut l'imposer, c'est par amour de soi.
87. La loi étant bonne, la volonté qui lui est hostile ne peut être bonne.
88. Il en résulte que la volonté naturelle de chacun est inique et mauvaise.
89. La grâce, en tant que médiatrice, est nécessaire pour réconcilier la loi et la volonté.
90. La grâce de Dieu est donnée pour diriger la volonté, afin qu'elle ne se trompe pas même dans l'amour de Dieu. En opposition à Gabriel.
91. Elle n'est pas donnée pour que les bonnes actions soient plus fréquentes et plus faciles à accomplir, mais parce que, sans elle, aucun acte d'amour n'est accompli. En opposition à Gabriel.
92. On ne peut nier que l'amour soit superflu si l'homme est par nature capable d'accomplir un acte d'amitié. En opposition à Gabriel.
93. Il y a une sorte de mal subtil dans l'argument selon lequel un acte est à la fois le fruit et l'usage du fruit. En opposition à Ockham, au Cardinal, à Gabriel.
94. Il en va de même pour l'affirmation selon laquelle l'amour de Dieu peut se poursuivre à côté d'un amour intense de la créature.
95. Aimer Dieu, c'est en même temps se haïr soi-même et ne connaître que Dieu.
96. Nous devons rendre notre volonté conforme en tout point à la volonté de Dieu (en opposition au Cardinal).
97. De sorte que non seulement nous voulons ce que Dieu veut, mais encore nous devons vouloir ce que Dieu veut.
Dans ces déclarations, nous avons voulu dire et nous croyons n'avoir rien dit qui ne soit en accord avec l'Église catholique et les maîtres de l'Église.
[année] 1517