L'affaire Dreyfus, ou L'Affaire comme elle fut appelée, révéla les forces rivales à l'œuvre pour rétablir la monarchie et l'Église au pouvoir ou pour consolider et faire avancer les idéaux non réalisés de la Révolution française de 1789. Cet événement est considéré comme le déclencheur du mouvement qui conduisit à la loi de séparation de l' Église et de l'État en 1905.
L'affaire ébranla la France dans ses fondements et conduisit à un réexamen généralisé de ses valeurs républicaines. Il peut être difficile d'apprécier à sa juste valeur l'importance de l'Affaire plus de cent ans après son déclenchement. Pourtant, les historiens modernes continuent de la présenter comme une contribution majeure à la nécessité d'établir une République laïque dans laquelle la liberté, l'égalité et la fraternité pourraient prévaloir pour tous les citoyens, sans distinction de croyance ou sans croyance, et où la croyance et l'absence de foi seraient protégées. L'Affaire "a rendu possible une coalition de tous les défenseurs de la République sur la base de l'anticléricalisme . . . Même après que Dreyfus ait été innocenté, l'Affaire continua à diviser la nation" (McManners, 1972 : 119).
Cléricalisme et anticléricalisme
L'affaire Dreyfus est liée à l'intensification de la lutte cléricale et anticléricale menée entre les forces catholiques et républicaines après l'écrasante défaite française de 1870 face aux Prussiens. Cette défaite militaire porta un coup à la fierté nationale, entraîna l'annexion de l'Alsace-Moselle et contribua à la baisse du moral des militaires français. D'une part, les partisans de la gauche politique anticléricale attribuèrent la défaite à l'influence continue de l'Église dans les établissements d'enseignement supérieur. D'autre part, ceux qui soutenaient l'Église et la monarchie voyaient dans la défaite un signe de jugement sur une nation qui s'était détournée de Dieu et du droit divin des rois. Ces deux forces opposées allaient lutter pour la domination, et le capitaine Dreyfus (1859-1935) allait devenir un pion involontaire qui galvanisa les deux camps dans la lutte pour la forme de gouvernement française. L'arrestation, le procès, l'exil, la disculpation et la réintégration de Dreyfus iraient creuser le fossé entre la gauche et la droite politiques.
Le capitaine Dreyfus était un Juif d'Alsace-Lorraine, une région longtemps contestée qui était revenue sous contrôle prussien après 1870. Il devint un bouc émissaire commode pour attribuer la responsabilité de la défaite peu glorieuse de la France et révéla le fossé entre les partisans de l'Église et les partisans d'une République laïque. L'incident commença par un bordereau secret, découvert dans une corbeille à papier par une femme de ménage et adressé à l'attaché militaire allemand de l'ambassade d'Allemagne à Paris. Le bordereau, rédigé en français, contenait des informations sur divers aspects de l'armée française - artillerie française, placements de troupes, et une discussion sur l'obtention d'informations sur un manuel d'utilisation de l'artillerie de campagne. Le capitaine Dreyfus était affecté à une unité d'artillerie et on le soupçonna d'être l'auteur du bordereau, notamment parce qu'il était juif. Il fut arrêté et accusé de trahison. Au début, l'affaire suscita peu d'intérêt, mais elle fut enflammée par des éléments de la presse antisémite, notamment la publication catholique La Croix "qui appela à l'expulsion des Juifs de France" (Begley, 2009 : 75).
Zola et J'Accuse
Les détails de l'affaire Dreyfus ont non seulement fasciné le public français, mais ont également eu un retentissement international. Le romancier et dramaturge français Émile Zola (1840-1902) publia en 1898 son célèbre J'Accuse, une lettre ouverte élégante et cinglante adressée au président français Félix Faure. Cette lettre fut publiée dans le journal L'Aurore pour défendre Dreyfus. Zola "dénonça le coup monté contre Dreyfus par la hiérarchie militaire et présenta l'affaire comme une lutte entre la liberté et le despotisme, la lumière et les ténèbres" (Gildea, 105). Il s'adressa au président avec respect et gratitude pour l'informer de ce que Zola considérait une tache sur le nom du président - "cette abominable affaire Dreyfus".
Zola informa le président du procès et de la condamnation de Dreyfus. Il parla du "néant de l'accusation" et décrivit l'intrigue avec tous les éléments d'un roman policier nécessaires pour captiver le public - complicité au plus haut niveau militaire, conspirateurs dans l'ombre, faux documents, lettres anonymes, femmes mystérieuses, preuves fabriquées et réunions secrètes. Il mit en garde les Français contre la dictature. Il raconta que le capitaine Dreyfus avait été condamné pour trahison, traduit en cour martiale, humilié publiquement, déchu de son grade dans la cour de l'École militaire et exilé sur l'île du Diable avec la complicité de l'Église et de l'armée. Il révéla que ce n'est que lorsque le colonel Sandherr mourut et fut remplacé par le colonel Picquart (1854-1914) à la tête des renseignements que la vérité fut révélée sur le fait que le commandant Esterhazy était le véritable traître. Même à ce moment-là, les militaires refusèrent de rouvrir l'enquête de peur que la condamnation d'Esterhazy n'entraîne une révision du processus judiciaire de Dreyfus. Picquart fut envoyé en mission à l'étranger, notamment en Tunisie, pour faire taire sa voix insistante et son plaidoyer en faveur de l'innocence de Dreyfus. L'état-major ne pouvait avouer son crime, car cela entacherait la réputation de l'armée, encore sous le choc de la défaite de la guerre franco-prussienne. Il fallait à tout prix éviter de perdre la face et d'être méprisé par le public.
La condamnation, la dégradation et l'exil de Dreyfus allaient déclencher sa défense par les républicains. Zola cita des noms en commençant par le lieutenant-colonel du Paty de Clam, l'officier judiciaire de l'affaire, identifié comme nocif, le plus coupable dans l'affaire, et qui menaça la femme de Dreyfus afin qu'elle se taise. Zola reprocha à d'autres officiers militaires, comme Sandherr, Mercier, Boisdeffre et Gonse, d'avoir commis des erreurs judiciaires, d'avoir été complices de ce qu'il considérait l'un des complots les plus diaboliques du siècle, d'avoir dissimulé les preuves de l'innocence de Dreyfus et d'avoir commis le crime par ferveur catholique et par partialité d'enquête. Il accusa trois graphologues de fraude dans leur analyse des documents, accusa le ministère de la guerre d'utiliser la presse pour influencer l'opinion publique, et condamna la première cour martiale pour avoir introduit des documents secrets conduisant à l'acquittement du coupable. Il ajouta qu'il ne connaîssait pas personnellement ceux qu'il accusait et ne parlait pas par haine. L'énorme influence de Zola contribuerait à l'exonération finale de Dreyfus et fournirait plus tard un soutien au raisonnement et à la défense de la loi séparant l'Église catholique de l'État.
Plusieurs références figurent en bonne place dans J'Accuse et démontrent les influences religieuses sous-jacentes suspectées dans la façon dont L'Affaire fut menée. Selon Zola, le général Boisdeffre (1838-1906), chef d'état-major général, sembla céder à ses vues cléricales. Le lieutenant-colonel du Paty de Clam (1853-1916) fut accusé de s'adonner au spiritisme et à l'occultisme et de parler avec des esprits. Les généraux Gonse et Mercier furent également soupçonnés de céder à leurs passions religieuses. Du Paty de Clam fut en outre accusé de faire partie d'un milieu clérical qui souhaitait chasser les "sales juifs" qui déshonoraient l'époque dans laquelle ils vivaient. Zola décrivit L'Affaire comme un crime se cachant derrière l'antisémitisme et exploitant le patriotisme. Le scandale fut perçu comme une menace pour la société et la survie de la République dans laquelle, selon Zola, les droits de l'homme risquaient de mourir (Zola, 1898).
Pour son action, Zola fut condamné pour diffamation et s'exila en Angleterre pendant un an. Cependant, il n'y avait pas de retour en arrière possible, car les antidreyfusards et les dreyfusards défendaient leurs positions. Les Antidreyfusards avaient le soutien de l'Église et de l'armée et étaient persuadés de l'existence d'un syndicat regroupant des forces anti-France, juives, protestantes et franc-maçonnes. Les dreyfusards avaient le soutien d'écrivains, d'artistes et de scientifiques. Les radicaux et les libres penseurs dénonçaient l'alliance de l'Église et de l'armée. Les appels à l'expulsion de tous les Juifs de France se firent plus insistants. L'Affaire et sa résolution finale, y compris un second procès en 1899, laissèrent la France ébranlée. Dans l'esprit de beaucoup, "puisque c'étaient des anticléricaux, et non des hommes d'église, qui avaient sauvé un innocent de l'île du Diable, on en déduisit que les catholiques, en dernier ressort, faisaient passer l'opportunisme avant la vérité et l'ordre avant la justice" (McManners, 120). C'était oublier que certains hommes d'Église, bien que relativement peu nombreux, soutenaient Dreyfus et que le colonel Picquart était catholique. Cependant, tout cela alimenta le récit qui continuerait à opposer les forces anticléricales à leurs adversaires cléricaux.
La complicité de l'Église catholique
Le pape Léon XIII (1810-1903) avait auparavant "exhorté les catholiques français à soutenir la République, mais les effets de l'affaire Dreyfus avaient largement annulé ses efforts" (Walker et al, 672). Cette politique de ralliement des catholiques à la République put sembler un moment donner une chance à une République modérée, mais en 1898, suite à l'affaire Dreyfus, de nombreux républicains renforcèrent leur engagement anticlérical.
Comme un autre faux-semblant, mais en plus sinistre, l'affaire Dreyfus, qui dura vraiment longtemps, suscita passion et préjugés dans le monde entier. En France, l'enchaînement des méfaits - trahison, coercition, parjure, faux, suicide, injustice manifeste- recréa le clivage des "deux France", qui réapparaissait toujours aux moments critiques. (Barzun, 630)
Élu Premier ministre en 1899, Waldeck-Rousseau (1846-1904) "prit une décision politique contre l'Église parce qu'il avait vu comment le clergé faisait de la politique contre la République" (McManners, 127). Lors de son premier procès en 1894, la condamnation de Dreyfus avait été prononcée à l'unanimité. Depuis lors, les preuves de l'innocence de Dreyfus étaient devenues accablantes. Dreyfus fut condamné une seconde fois en 1899, mais sans l'unanimité des juges et avec des circonstances atténuantes. Il fut gracié après la deuxième cour martiale avec le consentement du président Émile Loubet (1838-1929). Le gouvernement justifia sa décision de gracier Dreyfus par la détérioration de sa santé après cinq ans d'exil et d'emprisonnement sur l'île du Diable. Waldeck-Rousseau et Loubet furent tous deux considérés comme des traîtres et des ennemis de l'Église. Les partisans de Dreyfus continueraient leur lutte pour sa réhabilitation complète, ce que la grâce ne permettait pas, et il serait finalement réintégré dans l'armée en 1906 (1932 : 39-40).
Une première mesure contre l'Église fut prise en 1901 avec la loi sur les associations qui exigeait une autorisation gouvernementale pour les ordres d'enseignement religieux (congrégations). Le refus de l'autorisation entraîna la fermeture et la confiscation des biens et contraignit de nombreux religieux à l'exil. Ce n'était qu'une question de temps avant que l'Église ne fút soumise à une pression plus intense. Émile Combes, qui succéda à Waldeck-Rousseau, appliqua la loi à la lettre. Le Parlement rejeta la plupart des demandes d'autorisation des congrégations religieuses et les relations diplomatiques avec le Vatican en pâtirent. En 1899, René Waldeck-Rousseau, à la suite du chaos politique provoqué par l'affaire Dreyfus, fut appelé à diriger le gouvernement en tant que président du Conseil. Enfin, en 1905, "une législature républicaine radicale, soucieuse des diatribes de La Croix et autres publications similaires (collectivement baptisées"la bonne Presse"), vota la séparation de l'Église et de l'État" (Brown, 218).
Conclusion
Des siècles de luttes religieuses avaient, sans surprise, engendré beaucoup de cynisme et de méfiance envers la religion en France. L'affaire Dreyfus pendant la Troisième République illustra le conflit entre les forces cléricales/monarchistes et anticléricales/républicaines. La loi de séparation de 1905 abrogea le Concordat napoléonien de 1801 qui avait favorisé le catholicisme, le luthéranisme, le protestantisme réformé, puis le judaïsme. Le statut acquis par les confessions religieuses reconnues dans le cadre du Concordat ne fut pas accordé aux autres confessions qui furent réprimées pour avoir été des confessions non reconnues. L'historien Carluer affirme que la liberté accordée par Napoléon n'était pas libérale ; elle était un moyen de gouverner. Le premier article du Concordat interdit le ministère en France à tous les étrangers, ce qui entrava gravement l'expansion évangélique dans le pays. Le code pénal napoléonien sanctionnait sévèrement toute possibilité de rassemblement en dehors des confessions religieuses officielles.
La France connut une longue et délicate transition vers la liberté religieuse. Cette lutte épuisante explique le faible développement de l'évangélisme en France. Cependant, les évangéliques acquirent un nouveau statut grâce au soutien de nombreux leaders évangéliques au capitaine Dreyfus pendant l'Affaire. Les églises évangéliques connurent un élan avec des campagnes d'évangélisation largement organisées. Les baptistes et les indépendants (libristes) furent les plus actifs en politique avec plusieurs sénateurs influents jusqu'en 1905. L'accent fut mis sur la moralité et la justice économique et l'on assista à une augmentation sans précédent de l'évangélisation protestante en France alors que l'Église catholique été considérée comme hostile à la République. "À leur petite échelle, les protestants évangéliques ont pleinement profité du déficit des élites au sommet de la République dû à la querelle temporaire avec l'Église catholique" (Fath, 128-29). L'affaire Dreyfus reste l'un des événements les plus marquants de l'histoire de France qui conduisit à la séparation de l'Église et de l'État et contribua au principe de la liberté de religion et de la liberté de conscience en France.