Le Proslogion (latin, pour Adresse ou Discours; le titre fut choisi parce qu'il est écrit sous la forme d'une prière adressée à Dieu) est un livre écrit par le théologien médiéval saint Anselme de Cantorbéry (c. 1033-1109). Il est d'une grande importance dans l'histoire de la philosophie, principalement en raison de la preuve de l'existence de Dieu qu'Anselme donne dans les chapitres deux et trois de l'ouvrage.
La vie d'Anselme
Anselme vit le jour en 1033 ou 1034 à Aoste, dans l'actuel nord-ouest de l'Italie. Religieux dès sa jeunesse, il quitta son foyer à l'âge de 23 ans pour parcourir la France et la Bourgogne, avant de rejoindre l'abbaye du Bec en Normandie à l'âge de 27 ans. Trois ans plus tard, il fut élu abbé du monastère, un honneur remarquable pour un si jeune homme. Sous la direction d'Anselme, le Bec devint un centre d'études réputé, attirant des étudiants venus d'aussi loin que l'Italie. Anselme se distingua également par les efforts qu'il déploya pour que l'abbaye reste indépendante de tout contrôle extérieur, qu'il ait été séculier ou ecclésiastique.
À la suite de la conquête normande de l'Angleterre, le Bec se vit octroyer de vastes terres dans ce pays, et Anselme se rendit plusieurs fois en Angleterre pour superviser les biens du monastère. Il fit manifestement bonne impression lors de ces visites, car après la mort de l'archevêque Lanfranc de Cantorbéry (Canterbury) en 1089, le chapitre de la cathédrale voulut nommer Anselme en tant que successeur. (Anselme ne fut officiellement investi qu'en 1093, en partie parce qu'il ne voulait pas quitter son monastère et en partie parce que Guillaume II d'Angleterre (r. de 1087 à 1100) souhaitait garder pour lui les revenus de la cathédrale.
Comme il l'avait fait en tant qu'abbé du Bec, Anselme se montra très soucieux de préserver l'indépendance de son nouveau siège. Cela l'amena à entrer en conflit avec les monarques d'Angleterre qui souhaitaient exercer un plus grand contrôle sur les affaires ecclésiastiques, et il fut contraint à l'exil à deux reprises, la première fois en 1097 et la seconde en 1105. Le conflit s'apaisa quelque peu après le Concordat de Londres de 1107, qui reconnut à l'Église anglaise le droit de nommer ses propres évêques sans ingérence royale. Anselme mourut en 1109 et fut enterré à Canterbury. Il fut vénéré en tant que saint peu après sa mort et, en 1720, il reçut le titre de Doctor Ecclesiae, ou Docteur de l'Église.
La rédaction du Proslogion
Anselme commença à écrire peu après son entrée au monastère du Bec. Son œuvre la plus importante est le Monologion (monologue en latin), publié en 1076, dans lequel il affirme que les croyances chrétiennes sur Dieu peuvent être prouvées par le seul raisonnement philosophique, sans s'appuyer sur l'autorité biblique.
Malgré le succès du Monologion, Anselme n'était pas satisfait. Il avait utilisé une grande variété d'arguments dans le Monologion, mais il commençait maintenant à se demander s'il ne serait pas possible de trouver "un seul argument, qui n'aurait besoin de rien d'autre que de lui-même pour le prouver, et qui, à lui seul, suffirait à montrer que Dieu existe vraiment ... et quoi que nous croyions d'autre sur la nature divine" (Anselme, Proslogion, Préface). Les tentatives d'Anselme pour trouver un tel argument furent d'abord infructueuses, mais plus il essayait d'oublier la question, plus elle s'imposait à son esprit, à tel point qu'il commença à se demander si tout cela n'était pas simplement une tentation envoyée par le Diable. Enfin, selon son biographe Eadmer, il trouva ce qu'il cherchait dans un éclair d'inspiration divine: pendant la prière du matin, "l'argument qu'il avait cherché apparut clair et lumineux à sa vision mentale, et son âme la plus profonde fut inondée d'une joie et d'une allégresse indicibles" (Eadmer, Life of St. Anselm, 196).
Anselme composa peu après le Proslogion pour présenter son nouvel argument. Le texte est rédigé sous la forme d'une prière d'un homme cherchant à mieux comprendre Dieu: "Et maintenant, Seigneur mon Dieu, enseigne à mon cœur où et comment il peut te chercher, et comment il peut te trouver" (chapitre 1). Son titre original était Fides Quaerens Intellectum, ou La foi à la recherche de l'intelligence, mais il fut rebaptisé Proslogion à la suggestion de l'archevêque Hugues de Die, ami d'Anselme.
L'argument d'Anselme en faveur de l'existence de Dieu
La section la plus influente et la plus lue du Proslogion est l'argument en faveur de l'existence de Dieu, qu'Anselme présente dans les chapitres 2 et 3. Il est généralement considéré comme le premier argument ontologique, c'est-à-dire le premier argument qui cherche à prouver l'existence de Dieu en se fondant sur la seule raison plutôt que sur l'observation du monde qui nous entoure. Il peut être résumé comme suit:
- Dieu est défini comme étant ce que rien de plus grand ne peut être pensé.
- Même un fou, qui nie l'existence de Dieu, comprend l'expression "ce que rien de plus grand ne peut être pensé".
- Tout ce qui est compris existe dans l'intellect.
- Par conséquent, ce que rien de plus grand ne peut être pensé existe dans l'intellect.
- Exister dans la réalité est plus grand qu'exister dans l'intellect.
- Si ce que rien de plus grand ne peut être pensé existait dans l'intellect mais pas dans la réalité, il serait possible de penser à quelque chose de plus grand, à savoir un être équivalent qui existe aussi dans la réalité. Mais cela est manifestement absurde.
- Par conséquent, ce que rien de plus grand ne peut être pensé existe aussi bien dans la réalité que dans l'intellect.
Anselme consacre ensuite le reste du Proslogion à prouver que ce que rien de plus grand ne peut être pensé devrait posséder les attributs traditionnellement attribués à Dieu, notamment l'omnipotence, l'omniscience et l'omniprésence.
La réception du Proslogion
Presque aussitôt après sa publication, le Proslogion fut critiqué par un autre moine, Gaunilon de Marmoutiers. Gaunilon affirme que l'argument d'Anselme prouve trop de choses puisque nous pouvons appliquer le même raisonnement pour "prouver" l'existence de toutes sortes de choses - Gaunilon utilise l'exemple d'une île qui est meilleure que n'importe quelle autre île. Anselme rétorque que Gaunilon n'a pas compris et que, puisqu'il est possible de penser à quelque chose de meilleur que la meilleure île possible, la logique utilisée dans son Proslogion ne s'applique pas à l'île de Gaunilon. Il demanda que les futures éditions de son livre incluent des copies de la réponse de Gaunilon au nom du fou et du contre-argument d'Anselme, ainsi que le Proslogion original.
Au 13e siècle, le célèbre théologien saint Bonaventure présenta une version adaptée de l'argument ontologique d'Anselme dans ses Questions disputées sur le mystère de la Trinité (Question 1, Article 1, Sections 21-4). Le contemporain de Bonaventure, saint Thomas d'Aquin, ne fut cependant pas convaincu par cette preuve. Il soutenait que (abstraction faite de la révélation divine) nous ne pouvons connaître Dieu qu'indirectement, en tirant des déductions du monde créé (Summa Theologiae, 1.2.1). À cause de la réputation de Thomas d'Aquin parmi les théologiens ultérieurs, l'argument ontologique d'Anselme tomba dans l'oubli, bien qu'Anselme lui-même ait continué à être tenu en haute estime et ait été vénéré en tant que saint. Le philosophe français du XVIIe siècle René Descartes présenta un argument très similaire dans sa cinquième Méditation, bien qu'il ait affirmé ne pas avoir lu Anselme et avoir développé sa propre version de la preuve de manière indépendante. Les philosophes ultérieurs associaient généralement l'argument ontologique à Descartes ou à Leibniz, qui avait proposé une version améliorée de l'argument de Descartes, plutôt qu'à Anselme.
Le XXe siècle a toutefois connu un regain d'intérêt pour le Proslogion et l'argument ontologique d'Anselme. Traditionnellement, les chercheurs ont concentré leur attention sur le chapitre 2 du Proslogion, bien que certains aient soutenu que l'argument ontologique d'Anselme s'étendait également au chapitre 3, et d'autres ont affirmé qu'Anselme présentait en fait deux arguments distincts: l'un dans le chapitre 2 et l'autre dans le chapitre 3.
Extrait du texte
Ainsi donc, Seigneur, toi qui donnes l'intelligence de la foi, accorde-moi, autant que cette connaissance me doit être utile, de comprendre que tu es comme nous le croyons, et que tu es ce que nous croyons. Nous croyons qu'au-dessus de toi on ne saurait rien concevoir par la pensée. Faudrait-il donc croire qu'un pareil être n'existe pas, parce que l'insensé a dit dans son cœur : Il n'y a point de Dieu l? Mais lorsqu'il m'entend dire qu'il y a quelque être au-dessus duquel on ne saurait rien imaginer de plus grand, ce même insensé comprend cette parole ; cette pensée est dans son intelligence, encore qu'il ne croie pas que l'objet de cette pensée existe. Autre chose est en effet d'avoir l'idée d'un objet quelconque, autre chose est de croire à son existence. Car lorsque le peintre pense d'avance au tableau qu'il va faire, il le possède, il est vrai, dans son intelligence ; mais il sait qu'il n'est pas encore, puisqu'il ne l'a pas encore exécuté. Lorsqu'au contraire il l'a peint, non-seulement il l'a dans l'esprit, mais il sait encore qu'il l'a fait. L'insensé lui-même est donc obligé de convenir qu'il a dans l'esprit l'idée d'un être au-dessus duquel on ne saurait rien imaginer de plus grand, parce que, lorsqu'il entend énoncer cette pensée, il la comprend, et que tout ce que l'on comprend est dans l'intelligence; et, sans aucun doute, cet objet au-dessus duquel on ne peut rien comprendre n'est pas dans l'intelligence seule ; car s'il n'était que dans l'intelligence, on pourrait au moins supposer qu'il est aussi dans la réalité : nouvelle condition qui constituerait un être plus grand que celui qui n'a d'existence que dans la pure et simple pensée. Si donc cet objet, au-dessus duquel il n'est rien, était seulement dans l'intelligence, il serait cependant tel, qu'il y aurait quelque chose au-dessus de lui : conclusion qui ne saurait être légitime. Il existe donc certainement un être au-dessus duquel on ne peut rien imaginer, ni dans la pensée, ni dans le fait.
CHAPITRE III.
Ce que nous venons de dire est si vrai, que l'on ne saurait concevoir que Dieu n'est pas. Nous pouvons penser, en effet, qu'il y a quelque chose dont on ne peut d'aucune manière supposer la non existence, et par-là cette chose est plus grande que celles dont l'idée n'implique pas nécessairement l'existence. C'est pourquoi, si l'être au-dessus duquel on ne peut rien imaginer de plus grand, peut être regardé comme n'existant pas, il suit que cet être qui n'avait point d'égal, n'est déjà plus celui au-dessus duquel on ne peut rien imaginer; conclusion nécessairement contradictoire. Il y a donc vraiment un être au-dessus duquel nous ne saurions en élever un autre, et qui, par-là, est conçu comme ne pouvant pas ne pas être ; cet être, c'est toi, ô Dieu notre seigneur ! Tu es donc, ô seigneur mon Dieu! tu es véritablement ; la manière dont nous te concevons ne permet pas de croire que tu puisses ne pas être. Et ce n'est pas sans raison qu’il en est ainsi. Car si une intelligence pouvait concevoir quelque chose qui fût meilleur que toi, la créature s'élèverait au-dessus du créateur, et en deviendrait le juge, ce qui est absurde. Tout d'ailleurs, excepté toi, peut-être par la pensée supposé ne pas être. A toi seul, entre tous, appartient la qualité d'être véritablement et au plus haut degré. Tout ce qui n'est pas toi ne possède qu'une réalité inférieure, et n'a reçu l'être qu'à un moindre degré. Pourquoi donc l'insensé a-t-il dit dans son cœur : il n'y a point de Dieu; lorsqu'il est si facile à une âme raisonnable de comprendre que tu es plus réellement que toutes choses? C'est précisément parce qu'il est sans intelligence et insensé!
(traduit par Marc Szwajcer, Remacle, https://remacle.org/bloodwolf/eglise/anselme/proslogion.htm)
Conclusion
Le Proslogion reste controversé aujourd'hui, notamment parce que peu de ses défenseurs sont d'accord sur ce qu'Anselme essayait de dire, et que peu de ses détracteurs sont d'accord sur les erreurs commises. Néanmoins, il est largement admis qu'Anselme soulève des questions importantes sur la nature de la pensée et de l'existence, et son argument ontologique semble devoir conserver son statut de "seul argument philosophique général et non technique découvert au Moyen Âge qui ait survécu pour exciter l'intérêt de philosophes qui n'ont aucun autre intérêt pour cette période" (Southern, 128).