La bataille du pont de Lodi (10 mai 1796) fut un engagement mineur, mais important, de la campagne d'Italie de Napoléon en 1796-97. Bien que la bataille elle-même ait eu peu d'importance sur le plan militaire, la victoire à Lodi permit au général Napoléon Bonaparte de gagner le respect et la loyauté de ses hommes, qui le surnommèrent "le petit caporal", et fit naître en lui l'idée qu'il était destiné à la grandeur.
La bataille se déroula entre l'armée d'Italie de Bonaparte et l'arrière-garde de l'armée autrichienne qui se replia sur l'Adda. Les Français prirent d'assaut le pont qui enjambe la rivière, chargeant sous une grêle de canons ennemis, et remportèrent la victoire. Cinq jours seulement après la bataille, Bonaparte entrait triomphalement à Milan, la capitale de l'Italie autrichienne. Cette bataille, qui n'était guère plus qu'une escarmouche, n'avait qu'une importance mineure, puisque les Autrichiens avaient déjà battu en retraite et que Bonaparte aurait pu facilement traverser le pont s'il avait attendu. Cependant, l'héroïsme de l'armée française fit de la bataille de Lodi un parfait aliment pour la propagande nationale et permit à Bonaparte de captiver l'imagination des citoyens français. La victoire valut à Bonaparte l'amour et le respect de ses soldats et lui permit de réaliser sa "première étincelle de grande ambition" qui finirait par le conduire à son rôle d'empereur des Français (Chandler, 84).
Les soldats de la liberté
Le 28 avril 1796, après seulement quelques semaines de campagne, le général Napoléon Bonaparte élimina le royaume de Piémont-Sardaigne de la guerre de la Première Coalition (1792-1797). Ce fut une époustouflante victoire pour le jeune général Bonaparte qui n'avait que 26 ans, et son audacieuse armée d'Italie. À peine un mois plus tôt, Bonaparte était arrivé en Italie pour prendre le commandement d'une armée de moins de 40 000 hommes, en haillons, sous-approvisionnès, malades et démoralisés. Bonaparte et son armée d'Italie remportèrent trois batailles en trois jours contre les armées autrichiennes et piémontaises à Montenotte (12 avril), Millesimo (13 avril) et Dego (14 avril). Les Français parvinrent à séparer les armées alliées au cours de ces batailles et Bonaparte décida de diviser pour mieux régner; il envahit le Piémont et battit de manière décisive l'armée piémontaise à la bataille de Mondovì (21 avril). La route vers leur capitale Turin étant ouverte, les Piémontais n'eurent d'autre choix que de demander la paix, laissant les Autrichiens affronter seuls les assauts incessants de Bonaparte.
L'armistice fut signé à Cherasco, où le roi Victor-Amédée III, vaincu, fut contraint d'accepter des conditions presque aussi humiliantes que la défaite elle-même. En plus de permettre à l'armée française de circuler librement dans le Piémont, il fut obligé de céder Alessandrie, Coni et Tortone à la République française. Dans le traité de paix final, signé quelques semaines plus tard, il fut également contraint de céder Nice et le duché de Savoie à la France (bien que ces territoires aient déjà été sous occupation française). Cette victoire rapide et complète était l'œuvre des soldats de l'armée d'Italie, ce que Bonaparte n'hésita pas à leur rappeler dans une proclamation diffusée dans toute l'armée :
Soldats ! En quinze jours, vous avez remporté six victoires, pris 21 couleurs et 55 pièces d'artillerie, saisi plusieurs forteresses et conquis les parties les plus riches du Piémont. Vous avez fait 15 000 prisonniers, tué et blessé plus de 10 000 personnes... vous avez gagné des batailles sans canon, traversé des rivières sans pont, fait des marches forcées sans bottes... seuls les rangs des républicains, les soldats de la liberté, sont capables de souffrir ce que vous avez souffert.
(Chandler, 76 ; Blanning, 151)
Après avoir goûté à la victoire, Bonaparte espérait que ses hommes en redemanderaient. L'encre de l'armistice de Cherasco n'était pas encore sèche que le général français se tourna vers l'armée autrichienne qui se trouvait encore entre lui et Milan, la capitale de l'Italie autrichienne. Les Autrichiens n'avaient pas le moral, démoralisés et épuisés par leurs récents revers; en effet, le commandant autrichien, le général Jean-Pierre de Beaulieu, fit savoir à Vienne que son armée était dans une "très mauvaise situation" (Chandler, 77). Espérant déplacer son armée vers un meilleur terrain pour se regrouper, Beaulieu annonça son intention de se retirer sur la rive nord du Pô qui offrait une excellente position défensive.
Bonaparte devait empêcher cela s'il voulait forcer Beaulieu à livrer une bataille décisive selon ses propres termes. Alors même qu'il finissait de négocier l'armistice avec le Piémont, Bonaparte envoya une division sous les ordres du général Amédée Laharpe à Acqui pour empêcher les Autrichiens de traverser le fleuve; au même moment, Bonaparte écrivit une lettre au Directoire français à Paris, rassurant le gouvernement qu'il "rattraperait les Autrichiens et les battrait avant que vous ayez le temps de répondre à cette lettre" (Chandler, 77). Cependant, Laharpe fut retardé lorsqu'une mutinerie soudaine éclata parmi ses troupes; lorsqu'il rétablit l'ordre et arriva à destination le 30 avril, la majeure partie de l'armée autrichienne avait déjà traversé le fleuve.
La traversée du Pô
Bonaparte se retrouva donc dans une situation difficile. Pour se rendre à Milan, il devait traverser le Pô, mais comme les Autrichiens avaient traversé en premier, ils contrôlaient désormais le passage des rivières. Bonaparte savait qu'il ne pouvait pas attendre, car chaque jour de retard était un jour de plus que les Autrichiens pouvaient utiliser pour renforcer leur armée et consolider leurs défenses dans le nord de l'Italie. La seule décision qu'il lui restait à prendre était celle du lieu de la traversée. À cet égard, Bonaparte disposait de trois options viables. La première, et la plus évidente, était le passage de Valence-sur-Pô, le plus proche de la position de Bonaparte, mais aussi le plus proche du gros de l'armée autrichienne de l'autre côté. Toute tentative de passage à cet endroit se heurterait à une résistance féroce et se solderait probablement par de lourdes pertes françaises. La seconde option consistait à traverser juste au sud de Pavie, ce qui placerait les Français à l'arrière de l'armée autrichienne. Mais cette option était également risquée car les Autrichiens surveilleraient probablement cet endroit de près. La troisième option consistait à traverser à Plaisance, à 80 km de là ; bien que cette option ait présenté l'avantage d'être loin des défenses autrichiennes, Bonaparte devait agir rapidement s'il voulait conserver l'élément de surprise.
Bonaparte opta pour le passage de Plaisance et élabora un plan pour détourner les Autrichiens de son véritable objectif. Dans le cadre de l'armistice de Cherasco, Bonaparte avait négocié une clause "secrète" lui permettant d'utiliser le pont de Valence su Pô; les Piémontais divulguèrent cette information aux Autrichiens qui surveillaient désormais étroitement ce point de passage. Bonaparte y comptait et, pour rendre l'illusion plus crédible, il envoya deux divisions sous les ordres des généraux Jean-Mathieu-Philibert Sérurier et André Masséna à Valence sur Pô et leur donna l'ordre de faire semblant de se préparer à traverser. Pendant ce temps, le général Claude Dallemagne reçut le commandement de 3 500 grenadiers et de 2 500 cavaliers et reçut l'ordre d'effectuer une marche rapide pour sécuriser le passage de Plaisance; une fois que Dallemagne aurait traversé le Pô, le reste de l'armée de Bonaparte suivrait.
Le plan fut mis en œuvre les 5 et 6 mai. Pendant que Beaulieu était distrait par Sérurier et Masséna à Valence sur Pô, Dallemagne parcourut les 80 kilomètres de marche, suivi de près par la division Laharpe. Le 7 mai, à 9 heures du matin, Dallemagne atteignit Plaisance et traversa le Pô; l'audacieux colonel Jean Lannes, futur maréchal d'Empire, fut le premier Français à poser le pied sur la rive nord. Alors que Dallemagne s'employait à sécuriser la tête de pont sur la rive nord, il rencontra inopinément une division de 4 000 Autrichiens commandée par le général Anton Liptay, envoyé par Beaulieu pour surveiller les passages à l'est. Les deux camps s'affrontèrent tout au long de la journée jusqu'à ce que l'arrivée de Laharpe n'oblige Liptay à se replier vers la ville de Fombio. Beaulieu fut informé de l'escarmouche au crépuscule; comprenant qu'il avait été piégé, il envoya 4 500 Autrichiens renforcer Liptay et décida de commencer à retirer le reste de son armée vers la rivière Adda.
Le 8 mai au matin, Dallemagne et Laharpe prirent d'assaut Fombio et mirent en déroute les forces de Liptay. Pendant deux heures, les Français poursuivirent les Autrichiens jusqu'à la ville de Codogno où ils rencontrèrent les renforts envoyés par Beaulieu. Les combats dans la ville se poursuivirent bien après le coucher du soleil et le général Laharpe fut tué, abattu accidentellement par ses propres troupes dans la confusion de l'action nocturne. La perte du commandant de la division porta un coup dur au moral des Français qui étaient sur le point de battre en retraite lorsque le chef d'état-major de Bonaparte, Alexandre Berthier, arriva avec deux démibrigades supplémentaires et prit le commandement de la bataille. La présence de Berthier donna un second souffle aux Français, qui repoussèrent les derniers Autrichiens hors de Codogno à l'aube du 9 mai. Le reste de l'armée française était désormais en mesure de traverser la rivière et, lorsque les derniers éléments des divisions de Sérurier et de Masséna franchirent la rivière, Bonaparte se lança à la poursuite de Beaulieu.
Bataille du pont de Lodi
Le général Beaulieu, quant à lui, était en train de faire passer la rivière Adda à son armée. Il avait choisi la petite ville de Lodi comme point de passage. Lodi est située sur la rive ouest de l'Adda, à 32 km au sud-est de Milan, et dispose d'un pont long et étroit de 180 mètres de long et 9 mètres de large sur la rivière. Au petit matin du 10 mai, la majeure partie de l'armée autrichienne avait déjà traversé l'Adda, mais 9 500 hommes sous les ordres du général Karl Sebottendorf étaient restés en arrière-garde. Trois des bataillons de Sebottendorf, ainsi qu'une douzaine de canons, défendaient le pont de Lodi et la chaussée qui y menait; six des canons étaient placés sur le côté est du pont, tandis que les six autres étaient placés de chaque côté de la chaussée pour la couvrir de feu.
Un régiment de hussards sous les ordres d'Auguste de Marmont et un bataillon de grenadiers sous les ordres du colonel Lannes suffirent à chasser les derniers Autrichiens de la ville, mais leur assaut énergique fut stoppé au pont où les Français furent accueillis par une grêle de canons. L'avant-garde fut contrainte de se replier dans la ville, où elle attendit pendant plusieurs heures que le reste de l'armée française ne la rattrape. Lorsque le général Bonaparte arriva, il installa rapidement 24 canons sur la rive ouest de l'Adda et envoya des détachements de cavalerie le long de la rivière à la recherche d'un gué. Pendant que les Français s'organisaient, les Autrichiens tentèrent de détruire le pont, mais à chaque tentative, ils furent chassés par l'artillerie française.
À moins de trouver un gué, Bonaparte savait qu'il devrait prendre le pont d'assaut. S'il attendait, il perdrait toute chance de battre l'armée de Beaulieu avant qu'elle ne puisse renforcer Milan. Dans l'après-midi, Bonaparte ordonna à l'artillerie de doubler sa cadence de tir et rassembla 3 500 grenadiers dans les rues de Lodi. Une compagnie de carabiniers, sous les ordres du colonel Pierre-Louis Dupas, demanda l'honneur quasi-suicidaire de mener la charge. Voilà un exemple de l'impact des discours patriotiques et de la fierté militaire sur les soldats de la France républicaine.
L'attaque française débuta à 18 heures. Les carabiniers du colonel Dupas déboulèrent sur le pont aux cris de"Vive la République !" et furent accueillis par une vague de tirs de canons. Des dizaines d'hommes furent déchiquetés par les canons autrichiens, mais alors que le pont était jonché de cadavres, les Français continuèrent à avancer; certains soldats sautèrent dans l'eau et commencèrent à tirer sur les artilleurs autrichiens depuis la rivière. Cette première vague franchit la moitié du pont avant de perdre son élan et d'être obligée de reculer. Cependant, la bravoure de cette première attaque inspira le reste de l'armée française. Dès que la colonne française retrouva la sécurité de la rive ouest de la rivière, elle fut ralliée par certains des officiers français les plus gradés, dont Berthier, Masséna, Lannes et Dallemagne, qui se frayèrent un chemin jusqu'au front et ramenèrent les hommes sur le pont.
Cette deuxième vague fut imparable. Une fois de plus, les canons autrichiens firent des trous sanglants dans l'essaim français, mais cette fois les Français ne s'arrêtèrent pas au centre du pont. D'autres tireurs d'élite français s'étaient glissés sous le pont et éliminaient les artilleurs autrichiens, ce qui atténuait l'implacabilité des tirs de suppression autrichiens. Les Français atteignirent le côté est du pont et écrasèrent les canons autrichiens, établissant ainsi une tête de pont. Le général Sebottendorf réussit à rallier ses hommes et à lancer une contre-attaque féroce qui réussit presque à reprendre le pont. Cependant, d'autres soldats français des divisions Masséna et Augereau traversèrent la rivière pour aider les grenadiers. Le moment décisif survint lorsqu'un corps de cavaliers français apparut sur le flanc autrichien; ils avaient enfin trouvé un gué. Sebottendorf rompit l'attaque et se retira pour rejoindre l'armée de Beaulieu. Les Autrichiens avaient perdu 153 tués, 182 blessés et 1 701 prisonniers, ainsi que 16 canons. Les Français avaient subi environ 350 pertes.
Suites et héritage
Il s'avéra que Beaulieu ne se dirigeait pas vers Milan. Avec seulement 25 000 hommes prêts au combat, la plupart affamés et démoralisés, il n'avait ni les effectifs ni les ressources nécessaires pour défendre la ville. Au lieu de cela, il continua à battre en retraite vers la forteresse de Mantoue. En conséquence, Bonaparte et l'armée d'Italie entrèrent sans opposition dans Milan le 15 mai, cinq jours seulement après Lodi. Le cœur de l'Italie autrichienne était désormais aux mains des Français. Bonaparte soutira aux Milanais 2 000 000 de francs et des œuvres d'art d'une valeur inestimable, qu'il utilisa pour payer ses soldats. Il réforma l'administration de la ville et supervisa la rédaction d'une nouvelle constitution avant de quitter Milan en juin pour poursuivre sa campagne contre les Autrichiens. Il faudrait encore un an et une série de batailles pour que Bonaparte n'amène enfin les Autrichiens à la table des négociations, à Loeben, en avril 1797.
La bataille de Lodi n'avait donc pas lieu d'être. Beaulieu avait déjà battu en retraite avant la bataille et continua à battre en retraite après la bataille. Bonaparte ne réussit pas à forcer Beaulieu à livrer une bataille décisive, mais il occupa tout de même Milan, ce qui se serait probablement produit de la même manière s'il n'avait pas attaqué l'arrière-garde autrichienne à Lodi. Malgré tout, le "pont de Lodi" devint un élément important de la propagande, un symbole de la gloire républicaine française. L'image de la charge intrépide sur le pont s'inscrit dans l'imaginaire des Français patriotes du monde entier, et les officiers qui menèrent cette charge deviendraient bientôt célèbres. "Gloire immortelle au conquérant de Lodi", déclara le Directoire français dans une proclamation du 21 mai, "Honneur au commandant en chef, honneur à l'intrépide Berthier, qui s'est porté à la tête de cette redoutable et formidable colonne républicaine... honneur aux généraux Masséna, Cervoni..." (Blanning, 147).
(Blanning, 147)
Alors que les médaillons commémorant la victoire étaient frappés à Paris, la victoire de Lodi devint un mythe, même pour les soldats français qui y avaient participé. Au cours de la bataille, Bonaparte prouva qu'il n'était pas seulement leur commandant, mais l'un d'entre eux. Le général avait aidé en personne à disposer les canons sur les rives du fleuve, s'exposant ainsi au feu de l'ennemi. Cela lui valut le respect et l'admiration éternels de ses hommes, qui le surnommèrent affectueusement "le petit caporal". Il n'y eut plus de murmures de mutinerie après Lodi, et les soldats de l'armée d'Italie suivirent leur petit caporal avec empressement pendant le reste de la campagne, et dans certains cas, au-delà.
Enfin, la bataille eut un impact sur le psychisme du général Bonaparte lui-même. Bien plus tard, Bonaparte affirmerait que c'est à Lodi qu'il comprit qu'il était destiné à la grandeur:
Je ne me considérais plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à décider du sort des peuples. Il m'est alors apparu que je pouvais vraiment devenir un acteur décisif sur notre scène nationale. C'est à ce moment-là qu'est née la première étincelle d'une grande ambition. (Roberts, 91)
Qu'il s'agisse d'un signe précoce de l'infâme égocentrisme de Bonaparte ou d'une véritable reconnaissance de ses talents, Bonaparte devint de plus en plus confiant après Lodi. Il refusa la demande du Directoire de partager le commandement de l'armée d'Italie avec le général Kellermann, menaçant de démissionner s'il y était contraint; ne voulant pas risquer de perdre le général français le plus brillant, le Directoire fit marche arrière. La victoire de Lodi précéda la victoire en Italie, et Bonaparte devint bientôt l'une des personnalités les plus populaires de France. Il utiliserait cette popularité pour prendre le contrôle du gouvernement lors du coup d'État du 18 Brumaire en 1799, ce qui lui permettrait de devenir empereur des Français.