L'histoire de la deuxième guerre perse, telle qu'elle est présentée dans la plupart des ouvrages modernes, est uniquement basée sur les Histoires d'Hérodote. Cependant, le récit d'Hérodote semble contenir plusieurs éléments irréalistes qui soulèvent des doutes quant à la stratégie réelle de l'alliance grecque. Dans cet article, nous présentons une interprétation alternative de l'histoire d'Hérodote en utilisant les informations dérivées d'une inscription trouvée sur une tablette de marbre du 3ème siècle avant notre ère. Cette inscription est connue sous le nom de "Décret de Thémistocle" ou "inscription de Trézène", du nom de la petite ville d'Argolis, en Grèce, où elle a été découverte.
Les points faibles les plus frappants du récit d'Hérodote sont les suivants:
- Athènes, qui comptait environ 100 000 habitants, fut évacuée en une semaine seulement.
- De même, les Péloponnésiens réussirent à construire un mur d'environ 6 km de long le long de l'isthme en un mois seulement après la bataille des Thermopyles.
- Le roi spartiate Léonidas fut envoyé aux Thermopyles à la tête d'une petite armée d'environ 6 000 hoplites, dont 300 Spartiates, pour stopper l'avancée des Perses. Cette mission semblait presque suicidaire si l'on comparait la taille des deux armées (l'armée perse était forte d'au moins 300 000 hommes). Cela aurait été très inhabituel pour la mentalité spartiate, car les Spartiates étaient très prudents pour éviter les pertes inutiles et ne tentaient jamais des missions perdues d'avance.
Ces difficultés dans l'analyse historique indiquent que la stratégie grecque présentée par Hérodote n'est pas exacte. Cependant, il n'y avait aucune autre source historique alternative pour contredire Hérodote, de sorte que son récit des guerres gréco-persanes a été largement accepté, sans remise en question.
Récemment, une autre source possible d'informations sur la stratégie grecque a été découverte. En 1959, dans la petite ville de Trézène, sur la côte argolique, au sud d'Athènes, de l'autre côté du Golfe Saronique, M.H. Jameson, archéologue travaillant à l'American School of Classical Studies d'Athènes, a découvert une tablette de marbre sur laquelle était gravé le décret suivant de l'assemblée athénienne (Jameson, 1960):
Dieux.
Résolu par la Voulí et le peuple.
Thémistocle, fils de Néoclès de Phrearrhioi, en fait la proposition.
La cité sera confiée à Athéna, protectrice d'Athènes, et aux autres dieux, tous les dieux, pour qu'ils la protègent et la défendent contre les Barbares au nom de la patrie.
Les Athéniens dans leur ensemble et les étrangers qui vivent à Athènes placeront leurs enfants et leurs femmes à Troezen, [pour être confiés à Thésée ?] le fondateur du pays. Les personnes âgées et les biens mobiliers seront déposés à Salamine pour plus de sécurité. Les trésoriers et les prêtresses resteront sur l'Acropole et garderont les biens des dieux.
Les autres Athéniens dans leur totalité et les étrangers ayant atteint l'âge adulte s'embarqueront sur les deux cents navires préparés et ils repousseront les Barbares au nom de la liberté, la leur et celle des autres Grecs, en commun avec les Lacédémoniens, les Corinthiens, les Éginètes et les autres qui voudront prendre part au danger.
Les généraux nommeront également des triérarques, au nombre de deux cents, un par navire, à partir de demain, parmi ceux qui possèdent à Athènes une terre et une maison et qui ont des enfants légitimes. Ils ne devront pas avoir plus de cinquante ans et le tirage au sort déterminera le navire de chacun. Les généraux enrôleront également des marins, dix par navire, parmi les hommes âgés de plus de vingt ans et de moins de trente ans, et des archers, au nombre de quatre. Ils désigneront également par tirage au sort les officiers spécialistes de chaque navire lorsqu'ils désigneront les capitaines par tirage au sort. Les généraux dresseront aussi la liste des rameurs, navire par navire,sur des panneaux d'affichage, les Athéniens étant choisis dans les registres lexiarchiques, les étrangers dans la liste des noms enregistrés auprès du Polémarque. Ils les rédigeront en les répartissant par divisions, jusqu'à deux cents divisions, chacune comprenant jusqu'àcent rameurs, et ils joindront à chaque division le nom du navire de guerre, le capitaine et les officiers spécialisés, afin qu'ils sachent sur quel navire de guerre chaque division doit s'embarquer.
Lorsque toutes les divisions auront été réparties et attribuées aux navires de guerre, les deux cents rameurs seront embarqués sur ordre de la Voulí et des généraux, après avoir sacrifié pour apaiser Zeus le Tout-Puissant, Athéna, la Victoire et Poséidon le Sécureur. Lorsqu'ils auront achevé l'armement des navires, cent d'entre eux porteront secours à l'Artémision en Eubée, tandis que les cent autres, tout autour de Salamine et du reste de l'Attique, jetteront l'ancre et garderont le pays.
Pour que, dans un esprit de concorde, tous les Athéniens repoussent les Barbares, les bannis de dix ans partiront pour Salamine et y resteront jusqu'à ce que le peuple se prononce à leur sujet. Ceux qui ont été privés de leurs droits de citoyens doivent être rétablis dans leurs droits.
La tablette de marbre a été datée de l'époque hellénistique. Par conséquent, si elle est authentique, elle aurait été copiée à partir d'un papyrus original environ 200 ans après l'approbation du décret par l'Assemblée du peuple d'Athènes. L'inscription indique clairement que les Athéniens ont abandonné leur ville avant la bataille du cap Artémision. Plus précisément, il est indiqué qu'Athènes fut évacuée à peu près au moment où la marine quitta Athènes pour prendre position dans l'Artémision. Il s'agit probablement de mai 480 avant notre ère.
De nombreux arguments s'opposent à la validité de cette inscription en raison des différences entre le plan stratégique décrit dans le décret et celui qui est censé être présenté par Hérodote dans ses Histoires. Toutefois, si l'on analyse attentivement les divergences de la narration d'Hérodote, on peut montrer que le décret contribue à les résoudre de manière cohérente et logique. Plus précisément, Hérodote donne indirectement des informations sur un plan stratégique similaire à celui décrit dans le décret, par le biais des oracles de Delphes qu'il rapporte:
Après les cérémonies usitées, et après s'être assis dans le temple en qualité de suppliants, ces députés reçurent de la Pythie, nommée Aristonice, une réponse conçue en ces termes:
"Malheureux! pourquoi vous tenez-vous assis? Abandonnez vos maisons et les rochers de votre citadelle, fuyez jusqu'aux extrémités de la terre. Athènes sera détruite de fond en comble, tout sera renversé, tout sera la proie des flammes; et le redoutable Mars, monté sur un char syrien, ruinera non seulement vos tours et vos forteresses, mais encore celles de plusieurs autres villes. Il embrasera les temples. Les dieux sont saisis d'effroi, la sueur découle de leurs simulacres, et déjà du faîte de leurs temples coule un sang noir, présage assuré des maux qui vous menacent. Sortez donc, Athéniens, de mon sanctuaire, armez-vous de courage contre tant de maux."
Cette réponse affligea beaucoup les députés d'Athènes. Timon, fils d'Androbule, citoyen des plus distingués de la ville de Delphes, les voyant désespérés à cause des malheurs prédits par l'oracle, leur conseilla de prendre des rameaux d'olivier, et d'aller une seconde fois consulter le dieu en qualité de suppliants. Ils suivirent ce conseil, et lui adressèrent ces paroles:
"O roi! fais-nous une réponse plus favorable sur le sort de notre patrie, par respect pour ces branches d'olivier que nous tenons entre nos mains; ou nous ne sortirons point de ton sanctuaire, et nous y resterons jusqu'à la mort."
La grande prêtresse leur répondit ainsi pour la seconde fois:
"C'est en vain que Pallas emploie et les prières et les raisons auprès de Jupiter Olympien, elle ne peut le fléchir. Cependant, Athéniens, je vous donnerai encore une réponse, ferme, stable, irrévocable. Quand l'ennemi se sera emparé de tout ce que renferme le pays de Cécrops, et des antres du sacré Cithéron, Jupiter, qui voit tout, accorde à Pallas une muraille de bois qui seule ne pourra être prise ni détruite ; vous y trouverez votre salut, vous et vos enfants. N'attendez donc pas tranquillement la cavalerie et l'infanterie de l'armée nombreuse qui viendra vous attaquer par terre; prenez plutôt la fuite, et lui tournez le dos: un jour viendra que vous lui tiendrez tête. Pour toi, ô divine Salamine! tu perdras les enfants des femmes; tu les perdras, dis-je, soit que Cérès demeure dispersée, soit qu'on la rassemble."
Cette réponse parut aux théores moins dure que la précédente, et véritablement elle l'était. Ils la mirent par écrit, et retournèrent à Athènes.
(Hérodote VII.140-142)
Les deux oracles étaient fondamentalement différents. Le premier était un commentaire général confirmant la supériorité incontestable des forces perses. Le second contenait des détails intéressants sur la stratégie athénienne, qui fut finalement mise en œuvre. Elle précisait notamment l'arme principale de la bataille finale, la marine ("une muraille de bois"), son lieu, Salamine, et sa date, fin septembre ("que Cérès demeure dispersée"). Il est intéressant de noter qu'une deuxième option pour le moment est spécifiée, mais avec une probabilité plus faible ("soit qu'on la rassemble"), ce qui signifie le printemps suivant. Les historiens modernes ont émis la théorie que le second oracle aurait été inventé rétrospectivement par Hérodote, qui était un fervent partisan de Delphes et de ses oracles.
Comment était-il possible que les prêtres de Delphes connaissent la stratégie de Thémistocle? L'explication la plus raisonnable réside dans la procédure suivie par les envoyés athéniens après le premier oracle. Il est certain que les Athéniens, en tant que suppliants, ont demandé à présenter leurs arguments contre le premier oracle. Cela ne pouvait se faire que si au moins certains éléments clés de la stratégie athénienne étaient révélés aux prêtres, même si l'on peut s'attendre à ce que des détails essentiels soient gardés secrets. Le second oracle est le résultat de négociations et de consultations entre les envoyés athéniens et les prêtres. Après tout, les prêtres de Delphes souhaitaient rendre des oracles peu éloignés de la réalité et étaient donc ouverts à de telles négociations, qui leur permettraient d'avoir une vision plus complète des plans des parties concernées. Par conséquent, le second oracle comprenait des éléments de la stratégie athénienne réelle qui concordent à peu près avec la stratégie déclarée dans le décret.
En outre, un extrait supplémentaire de la "Constitution d'Athènes" d'Aristote confirme la validité du décret:
Trois ans plus tard, cependant, sous l'archontat d'Hypsichide, toutes les personnes ostracisées furent rappelées, en raison de l'avancée de l'armée de Xerxès; (Aristote 22)
Par conséquent, la Constitution d'Athènes est en accord avec le texte du décret selon lequel les personnes ostracisées auraient été rappelées lorsque l'archonte était encore Hypsichide, bien avant la bataille de Salamine qui se déroula sous l'archontat de Calliades.
Un autre argument en faveur du décret concerne l'expédition des forces grecques à Tempé, vraisemblablement pour défendre la Thessalie. Comme le raconte Hérodote, l'armée grecque, sous le commandement du Spartiate Euaenetus et de Thémistocle, débarqua dans le port de la petite ville thessalienne d'Alos, dans la baie de Pagases, puis se dirigea vers Tempé en abandonnant ses navires sur place. Une telle expédition aurait nécessité une deuxième force grecque pour protéger les navires. Si l'on regarde la carte, Alos n'est qu'à 16 milles nautiques (environ 30 kilomètres) de l'Artémision. L'armée qui participa à l'expédition à Tempé aurait donc été envoyée depuis le camp d'Artémision. Il s'agit probablement de la moitié de la force grecque qui se rendit à Tempé, tandis que l'autre moitié serait restée à Artémision pour garder l'entrée de la baie de Pagases et les navires qui avaient été laissés à Alos. Si l'expédition à Tempé eut lieu en juin, l'établissement du camp d'Artémision aurait eu lieu en mai. Athènes aurait donc été évacuée à peu près en même temps.
Le décret de Trézène aurait donc probablement été voté par l'Assemblée au printemps 480 avant J.-C., et non en été. Toutes ces informations convergent pour étayer le fait que la stratégie athénienne aurait été élaborée très tôt dans la guerre. Cela aurait donné aux Grecs un grand avantage stratégique.
Quelle était exactement la stratégie athénienne conçue par Thémistocle? Les principaux éléments de la stratégie de Thémistocle sont résumés ci-dessous: Tous les Athéniens montent à bord des navires pour combattre en mer. La marine est divisée en deux flottes. L'une reste en Attique pour protéger Salamine, l'autre engage le combat avec l'ennemi au cap de l'Artémision. La bataille principale devait avoir lieu à Salamine vers la fin du mois de septembre.
Par conséquent, le décret de Trézène est non seulement compatible avec plusieurs éléments de la narration d'Hérodote, mais il permet également d'interpréter les Histoires d'une manière plus réaliste et plus plausible.