Pour les Grecs de l'Antiquité, les concepts d'arété (excellence personnelle) et d'eusébie (devoir social) étaient des notions essentielles. Aristote traite longuement de ces deux concepts dans son ouvrage intitulé Éthique nichomachéenne et associe l'arété à l'eudaimonia - que l'on traduit par 'bonheur' mais qui signifie en réalité 'être doté d'un bon esprit'. Selon Aristote, pour bénéficier du concept d'arété, il faut s'associer à ceux qui s'efforcent d'atteindre le même objectif. Si l'on veut devenir un excellent musicien, il faut s'associer à d'excellents musiciens et il en va de même si l'on veut devenir un athlète, un charpentier ou un médecin de premier plan. Le concept grec d'eusébie est souvent traduit par 'piété' (comme, par exemple, dans le dialogue de Platon nommé Euthyphron), mais possède en fait un sens beaucoup plus proche de celui de 'devoir', en particulier de devoir social. Le concept d'eusébie dictait la manière dont chacun devait se comporter avec son mari, sa femme, ses parents, ses serviteurs, ainsi qu'avec les membres des classes supérieures et inférieures. L'eusébie concernait également la façon dont on comprenait les dieux (mais pas la façon dont on se comportait vis-à-vis d'eux, ce qui correspondait au concept de housia, notion beaucoup plus proche de celle de 'piété'). Dans la Grèce antique en effet, les dieux, et en particulier les Moires toutes-puissantes, contrôlaient et dirigeaient la vie de tous les êtres humains. Il fallait dès lors accepter ce fait et accepter de vivre sa vie en conséquence. Subissait-on une perte tragique ou un revers financier ? Il fallait y voir la volonté des dieux, ou des Moires, que même les dieux ne pouvaient influencer, et accepter ce fait comme étant l'ordre établi dans l'univers permettait de mieux accepter une telle perte.
Les histoires que contaient autrefois les Grecs, et que l'on appelle aujourd'hui leurs mythes, jouaient un rôle dans la compréhension de l'arété et de l'eusébie en ce qu'elles illustraient pour les auditeurs les vertus de la civilisation grecque. En entendant comment les héros, les rois et même les dieux se comportaient, l'auditeur disposait d'un modèle pour son propre comportement. Parmi les nombreux mythes que les Grecs racontaient, celui d'Hercule et de la reine Alceste illustre parfaitement les vertus de l'excellence personnelle et du devoir social. Il existe deux versions du mythe, dont une dans laquelle Hercule ne joue aucun rôle, mais grâce au dramaturge Euripide (480-406 av. JC) et à sa pièce Alceste, c'est la version mettant en scène Hercule qui est la plus connue.
Histoire d'Alceste et d'Admète
Les deux versions commencent de la même manière et soulignent l'importance de la loyauté, de l'amour et de la bonté dans l'accomplissement du devoir social. Il était une fois, nous dit l'histoire, vivait un bon roi nommé Admète, qui régnait sur un petit royaume en Thessalie. Il connaissait chacun de ses sujets par son nom et, une nuit, lorsqu'un étranger se présenta à sa porte pour lui demander de la nourriture, il comprit que l'homme devait venir d'un pays lointain, mais l'accueillit tout de même chez lui. Il nourrit et habilla l'étranger mais lorsqu'il lui demanda son nom, l'homme lui répondit seulement qu'il souhaitait devenir son esclave. Admète n'avait pas besoin d'un esclave supplémentaire mais, reconnaissant la détresse de l'homme, il le prit à son service en tant que berger.
L'étranger séjourna chez Admète pendant un an et un jour, puis se révéla être le dieu Apollon. Zeus l'avait envoyé sur terre pour le punir et il ne pouvait pas retourner au royaume des dieux avant d'avoir servi d'esclave à un mortel pendant un an. Apollon remercia Admète pour sa bonté et lui offrit un cadeau de son choix, mais Admète lui répondit qu'il avait tout ce dont il avait besoin et qu'il ne demandait aucune récompense pour son geste. Apollon lui dit alors qu'il viendrait à son aide si à l'avenir il avait besoin de quoi que ce soit, puis il disparut.
Peu de temps après, Admète tomba amoureux de la princesse Alceste, de la ville voisine d'Iolcus. Alceste, belle et douce, avait de nombreux prétendants, mais elle ne voulait épouser qu'Admète. Son père, Pélias, refusa la demande en mariage d'Admète et décréta qu'il ne lui donnerait sa fille que s'il entrait dans la ville sur un char tiré par un lion et un sanglier. Abattu par ce coup du sort, Admète se souvint alors de la promesse d'Apollon et invoqua le dieu, qui apparut. Celui-ci maîtrisa un lion et un sanglier, puis les attela à un char d'or. Admète conduisit alors le char jusqu'à Alceste et Pélias n'eut d'autre choix que de lui donner Alceste en mariage. Apollon, qui se trouvait parmi les invités du mariage, offrit à Admète en cadeau une forme inhabituelle d'immortalité. Apollon leur expliqua qu'il avait conclu un accord avec les Moires, qui gouvernent tout le monde, afin que s'il arrivait qu'Admète tombe malade au point d'en mourir, il puisse recouvrer la santé à condition que quelqu'un d'autre se porte volontaire pour mourir à sa place.
Le couple vécut heureux pendant de nombreuses années et leur cour devint célèbre pour ses fêtes somptueuses, mais un jour, Admète tomba malade et les médecins le déclarèrent condamné. Les membres de sa cour se souvinrent du don d'Apollon et s'ils pensaient tous que quelqu'un devait donner sa vie pour sauver un roi si bon et si aimable, personne ne se porta volontaire. Les parents d'Admète étant âgés, on pensait que l'un d'eux se proposerait, mais, bien qu'il ne leur restât que peu de temps à passer sur terre, ils n'étaient pas disposés à y renoncer. Aucun membre de la cour, aucun membre de la famille d'Admète, aucun de ses sujets ne voulut prendre la place du roi sur son lit de mort, sauf Alceste.
C'est à partir de ce moment que les deux récits divergent. Dans la version la plus ancienne, Admète se réveille sur son lit et, se sentant mieux, se précipite pour annoncer sa guérison à Alceste, seulement pour découvrir que c'est elle qui avait pris sa place. Il se met alors à pleurer près de son corps et refuse de manger et de boire pendant plusieurs jours. Pendant ce temps là, Thanatos (la mort) après avoir guidé l'esprit d'Alceste à travers les enfers, le présente à la reine Perséphone. Perséphone lui demande quelle est cette âme venue délibérérement dans son royaume et Thanatos lui explique la situation. Perséphone est tellement émue par une telle preuve d'amour et de dévouement de la part d'Alceste envers son mari qu'elle ordonne à Thanatos de ramener la reine à la vie. Alceste et Admète vécurent finalement heureux pour toujours.
Hercule et Alceste
Dans la version popularisée par Euripide dans sa pièce Alceste (rédigée vers 438 av.-J.-C.), c'est Hercule qui joue le rôle central et ramène Alceste d'entre les morts. Dans cette version, comme dans la première, personne ne remplace Admète dans la mort, à l'exception d'Alceste. Admète en est informé, accepte son sacrifice et commence à se rétablir alors que sa reine s'affaiblit. La ville entière se met à pleurer Alceste, qui oscille entre la vie et la mort. Admète reste à son chevet et lui demande, en échange de son sacrifice, de ne jamais se remarier afin de perpétuer sa mémoire. Admète accepte et jure qu'il n'organisera plus jamais de fêtes et qu'il n'autorisera plus de réjouissances dans le palais après sa disparition. Alceste meurt peu de temps après ces promesses.
Sur ces entrefaites, Hercule, ami de longue date du couple, arrive à la cour ignorant tout de la mort d'Alceste. Admète, soucieux de ne pas perturber l'arrivée de son ami, avait donné l'ordre à ses serviteurs de ne rien dire des récents événements et d'offrir à Hercule le genre de fête pour laquelle sa cour était réputée. Cependant, les serviteurs étaient toujours bouleversés par la disparition de la reine et Hercule remarqua très vite qu'ils ne le servaient pas correctement, lui et son entourage. Après quelques verres, il se mit à les insulter et à demander au roi et à la reine de venir remédier à cette piètre réception de la part de leurs serviteurs, quand l'une des servantes, n'y tenant plus, lui raconta ce qui venait de se passer.
Hercule, honteux de son comportement, se rend aux Enfers, où Thanatos conduit l'esprit d'Alceste vers le royaume de Perséphone. Il lutte contre la mort et délivre la reine, la ramenant ensuite à la lumière du jour. Hercule la mène ensuite jusqu'à Admète, qui revient tout juste de ses funérailles. Il dit au roi qu'il doit partir pour une autre mission et lui demande de s'occuper de cette dame pendant son absence. Admète refuse, car il a promis à Alceste de ne jamais se remarier. Il serait, de plus, inconvenant que cette femme réside à la cour si peu de temps après la mort de son épouse. Hercule insiste cependant et place la main d'Alceste dans celle d'Admète. Admète soulève le voile couvrant le visage de la jeune femme et découvre qu'il s'agit d'Alceste, revenue d'entre les morts. Hercule lui explique qu'elle ne pourra pas parler pendant trois jours et qu'elle restera pâle et semblable à une ombre jusqu'à ce qu'elle ne soit purifiée, après quoi elle redeviendrait telle qu'elle avait toujours été. La pièce d'Euripide s'arrête là, tandis que d'autres versions du mythe poursuivent l'histoire et concluent que tout se passe alors comme Hercule l'avait prédit. Alceste et Admète vivent une longue et heureuse vie ensemble, jusqu'à ce que Thanatos ne revienne et les emporte tous les deux.
Excellence personnelle et devoir social dans les mythes
Les personnages d'Admète, d'Alceste et d'Hercule illustrent tous, à un moment ou à un autre de l'histoire, les valeurs de l'excellence personnelle et du devoir social, ou n'y parviennent pas. Admète illustre la valeur de l'hospitalité (qui serait considérée comme faisant partie du devoir social) en accueillant l'étranger au début de l'histoire et ne respecte pas cette valeur lorsqu'il autorise des festivités dans sa maison juste après la mort de sa femme. Ces deux incidents sont toutefois directement liés l'un à l'autre, dans la mesure où, lorsqu'Hercule arrive chez lui, Admète se voit dans l'obligation sociale de recevoir son ami selon la coutume à laquelle il est habitué. Ainsi, Admète accorde tellement d'importance à ses obligations sociales qu'il ne tient pas ses promesses à sa femme. Il manque par conséquent à la fois au concept d'arété et à celui d'eusébie, et ce en dépit du fait qu'Hercule eut certainement compris que la maison fût en deuil après la mort d'Alceste et qu'il ait été embarrassé de découvrir qu'il avait bu et festoyé dans le palais si peu de temps après le décès de son amie.
Alceste incarne l'archétype de l'épouse loyale et aimante, si dévouée à son mari qu'elle accepte sans hésiter de mourir pour lui. Ce faisant, elle démontre en même temps les concepts d'arété et d'eusébie. Un lecteur moderne pourra se sentir mal à l'aise avec la version de l'histoire dans laquelle Admète accepte sans sourciller le sacrifice de sa femme, mais un public de la Grèce antique l'aurait parfaitement compris. En effet, tout mari, et à plus forte raison tout roi, était responsable du bien-être d'un plus grand nombre de personnes que simplement son épouse ou sa reine. La vertu d'Alceste, qui prend la place d'Admète, est admirable en ce sens qu'elle se sacrifie non seulement pour l'homme qu'elle aime, mais aussi pour le peuple qui dépend d'Admète pour son bien-être. Son excellence personnelle est illustrée par sa volonté de mourir pour le bien d'autrui et la valeur de l'eusébie par sa compréhension de l'ordre social et de la manière dont elle peut faire de son mieux pour le maintenir. À tous égards, Alceste est un modèle de comportement adéquat.
Hercule illustre les valeurs de l'arété et de l'eusébie et fournit à l'histoire son dénouement héroïque. Dans son comportement d'ivrogne dans la maison en deuil, il échoue dans les deux, bien sûr, et pourtant on ne saurait l'en blâmer dans la mesure où il n'a pas été informé de la mort d'Alceste. Le manquement le plus important, et le plus intéressant, à la règle de conduite sociale est son combat contre Thanatos pour l'âme d'Alceste. Dans la Grèce antique, les Moires étaient toutes puissantes et Apollon avait passé un accord avec elles pour qu'Admète reste en vie. Elles avaient respecté leur part du marché et ramené Admète à la vie une fois que quelqu'un d'autre avait accepté de prendre sa place. En arrachant l'âme d'Alceste à la mort, Hercule avait rompu le marché. Or, si l'on a passé un accord avec les puissances surnaturelles, on se doit de l'honorer. L'histoire d'Orphée et d'Eurydice en est l'exemple le plus flagrant : Orphée passe un marché avec Hadès, s'engageant à ne pas regarder en arrière lors de sa remontée des enfers, puis brise ce pacte, perdant ainsi Eurydice à tout jamais. Contrairement au mythe d'Orphée, toutes les versions de l'histoire d'Alceste dépeignent Hercule sous le jour admirable du héros qui sauve la reine de la mort. De plus, en se mettant en danger en luttant physiquement contre la mort, Hercule incarne l'excellence personnelle du courage et de l'héroïsme et, ce faisant, il rétablit l'ordre dans le royaume en ramenant la reine à son roi et en récompensant l'altruisme d'Alceste.
L'histoire fonctionne à de nombreux niveaux, bien sûr, et c'est pourquoi elle a trouvé un écho si fort auprès du public pendant plus de 2 000 ans, mais, au niveau le plus simple, elle permettait de transmettre les valeurs de la société à ceux qui l'entendaient, chantée, récitée ou jouée devant eux. L'équilibre entre l'excellence personnelle et la place de chacun dans la société et, au-delà, dans l'univers, était illustré par Hercule et sa confrontation avec Thanatos. En triomphant de la mort, Hercule est présenté comme le héros par excellence, qui va jusqu'à défier la volonté des Moires pour faire ce qu'il pense être juste.
Dans la version de l'histoire où Perséphone ramène Alceste à la vie, c'est la notion d'eusébie qui est mise en évidence par le geste désintéressé d'Alceste, tandis que dans la version d'Hercule, c'est la notion d'arété qui est mise en évidence à travers la décision d'Hercule de lutter contre la mort, et pourtant les deux versions soulignent la prépondérence de ces deux valeurs dans la société grecque antique. La grande popularité de la version centrée autour d'Hercule montre que, si le public de l'Antiquité comprenait la valeur du devoir et de la conduite sociale, il accordait également beaucoup d'importance à la réussite personnelle et, bien sûr, à l'héroïsme, qui est l'expression même de l'excellence personnelle. Les experts ont longtemps été divisés sur la pièce d'Alceste d'Euripide quant aux raisons qui l'ont poussé à l'écrire et même sur ce qu'il essayait d'y dire. Mais peut-être s'agissait-il simplement de promouvoir le concept selon lequel il faut toujours faire ce que l'on pense nécessaire afin de réparer un tort, quelles que soient les règles de la société qui y font obstacle, et qu'en agissant ainsi, on peut réellement rétablir l'ordre au lieu de perturber l'équilibre.