La société de Carthage était dominée par une classe marchande aristocratique qui occupait toutes les positions politiques et religieuses importantes, mais au-dessous de cette strate se trouvait un mélange cosmopolite d'artisans, d'ouvriers, de mercenaires, d'esclaves et d'étrangers venus de toute la Méditerranée. À son apogée, la ville comptait environ 400 000 habitants, et le mélange international de compétences et de cultures était une recette du succès qui conduisit les écrivains romains à décrire Carthage comme la ville la plus riche du monde. Malheureusement pour la postérité, lorsque Carthage fut détruite par les Romains, son histoire le fut aussi à bien des égards et les détails sur le fonctionnement de la société carthaginoise, les relations entre les classes et le rôle des femmes en particulier, restent malheureusement insaisissables. Néanmoins, les descriptions des auteurs romains et les inscriptions qui subsistent sur les stèles puniques permettent de reconstituer au moins partiellement la composition sociale de l'une des cultures les plus importantes de la Méditerranée antique.
Aristocratie
L'aristocratie de Carthage n'était pas, comme dans beaucoup d'autres sociétés antiques, fondée sur la propriété foncière, mais sur la richesse pure et simple. Il ne fait aucun doute qu'il y avait de grands propriétaires dans les terres carthaginoises au-delà de la ville proprement dite, mais la propriété n'était pas le billet exclusif vers le pouvoir comme c'était le cas dans d'autres cultures antiques. Cela signifie que des individus entreprenants, capables d'exploiter les conditions du marché de la ville où les marchandises étaient importées, exportées et fabriquées ou cultivées sur place, ou ceux qui étaient en mesure de financer leurs propres expéditions commerciales privées vers des terres aussi riches que la Sicile et l'Espagne, pouvaient se hisser au sommet de la société et de la politique. C'est d'ailleurs l'une des critiques formulées par Aristote à propos de Carthage: une telle préoccupation pour la richesse conduirait inévitablement à une oligarchie intéressée qui dominerait la société.
Les postes les plus importants du gouvernement carthaginois, tels que le Sénat et ses commissions, n'étaient pas rémunérés et, par conséquent, seuls ceux qui disposaient d'un revenu privé pouvaient se permettre d'exercer une fonction publique. Néanmoins, l'accès à l'élite était ouvert à tous ceux qui en avaient les moyens financiers. Il faut également mentionner que les Carthaginois avaient un grand respect pour la généalogie et que les dirigeants politiques étaient souvent inscrits non seulement avec leur propre nom, mais aussi avec ceux de plusieurs générations précédentes. Cela laisse supposer qu'une poignée de familles qui pouvaient faire remonter leur lignée à la fondation de la ville et aux premiers colonisateurs venus de Tyr avaient un avantage certain pour se présenter à des fonctions publiques.
Prêtres
L'élite dominait également les fonctions religieuses à Carthage. Le chef des prêtres (rb khnm) était également membre du Sénat et de l'influent Conseil des 104. Un comité de 10 sénateurs était chargé des questions religieuses de l'État. Les prêtres jouissaient d'un statut élevé puisqu'ils accomplissaient des rituels et des sacrifices (animaux et humains) en l'honneur des dieux puniques. Menant une vie austère et arborant un crâne rasé caractéristique, la plupart de leurs fonctions étaient héréditaires. Les inscriptions nous apprennent qu'un prêtre principal était responsable d'un temple particulier et qu'il était assisté d'une catégorie inférieure de prêtres (khnm). Il y avait des femmes prêtres, mais là encore, les détails de l'initiation et des fonctions de la classe sacerdotale restent inconnus. Il est possible que les prêtres aient contrôlé l'éducation, dont nous savons très peu de choses, ainsi que les bibliothèques dont nous savons qu'elles existaient à l'époque de la destruction de Carthage en 146 avant notre ère.
Citoyens
La citoyenneté était réservée aux hommes originaires de Carthage et donnait le droit de participer à l'assemblée populaire de la ville. C'est là que les questions d'actualité étaient débattues et que les propositions du Sénat étaient approuvées ou parfois même rejetées. Dans la pratique, on peut se demander combien de citoyens ordinaires pouvaient se permettre de ne pas travailler et de participer à la vie politique. Les citoyens étaient organisés en associations (mizrehim) ou en clubs familiaux qui se distinguaient les uns des autres par leur dévotion à un dieu spécifique, la profession de leurs membres, ou peut-être même par le fait qu'ils étaient composés de ceux qui avaient combattu ensemble au combat. Ces clubs se réunissaient régulièrement à l'occasion de banquets communs.
Contrairement aux cités-États grecques, la plupart des citoyens n'étaient pas tenus d'effectuer un service militaire, que ce soit en temps de paix ou en temps de guerre. Il existait bien une petite armée d'élite carthaginoise, connue sous le nom de légion sacrée et composée de 2 000 hoplites, mais la plupart des besoins militaires de la ville étaient satisfaits par des armées de mercenaires. Cela était possible en grande partie parce que, pendant la majeure partie de son histoire, Carthage ne livra des batailles qu'en territoire étranger et que la ville à proprement parler ne fut jamais menacée jusqu'à ce qu'Agathocle ne fasse débarquer une armée en 310 avant notre ère et jusqu'aux invasions romaines des deuxième et troisième guerres puniques. Il n'est pas certain que les citoyens de Carthage aient été obligés de payer des impôts, tant les revenus tirés des territoires conquis étaient énormes. La prospérité prolongée de la ville pendant une grande partie de son histoire, fondée sur le travail des autres, est probablement la raison la plus importante pour laquelle les citoyens de Carthage acceptaient d'être gouvernés par une aristocratie d'élite. L'absence d'une grande armée de citoyens, qui avait éveillé la conscience politique collective des citoyens dans d'autres États comme ceux de Grèce, était peut-être une autre raison du manque apparent d'intérêt des Carthaginois pour le pouvoir politique.
Femmes
Malgré l'importance de déesses telles que Tanit/Astarté dans la religion carthaginoise et le mythe de la fondation de la ville par la reine Didon (alias Elissa), les femmes n'avaient pas obtenu la citoyenneté et ne pouvaient donc pas participer à la vie politique de la ville. En effet, elles sont pratiquement invisibles dans les archives historiques de Carthage qui sont déjà très pauvres. Certains noms de femmes apparaissent dans des dédicaces religieuses où elles sont désignées par le nom de leur mari ou de leur père. Certaines dédicaces portaient conjointement les noms du père et de la fille. Ces conventions confirment que Carthage, comme la plupart des autres sociétés antiques, était une société dominée par les hommes à tous égards.
Artisans
Les Carthaginois ne se contentaient pas de faire du commerce, ils produisaient leurs propres biens manufacturés. La ville comptait donc un grand nombre d'ateliers de poterie, de verrerie et de métallurgie (produisant des armes, des bijoux et des objets d'usage courant), de teinturiers, de charpentiers et d'ouvriers de la construction. Les ateliers les plus importants employaient à la fois des citoyens et des esclaves. Les artisans vivaient dans des zones spécifiques, les potiers et les métallurgistes se rassemblant par exemple à l'extérieur des murs de la ville, au sud, et le long du lac de Tunis. Les artisans formaient également des guildes et fournissaient collectivement l'argent nécessaire à l'amélioration et à l'entretien de leur quartier.
Les dockers, les porteurs et les marins étaient des travailleurs moins qualifiés mais tout aussi importants pour l'industrie de la ville. Comme dans toute grande ville, on trouvait toutes les professions nécessaires à une population prospère qui avait de l'argent à dépenser: enseignants, médecins, architectes, cuisiniers, commerçants, cordonniers, pêcheurs, scribes, fabricants de chars, etc. Il y avait aussi les artistes qui produisaient de l'orfèvrerie, des sculptures et de la verrerie d'art. Nombre de ces professions sont mentionnées sur les stèles puniques. Les femmes, les esclaves, les étrangers et les citoyens masculins qui travaillaient pour gagner leur vie faisaient partie de cette classe. Ils vivaient dans les grands quartiers résidentiels de la ville, dans des maisons modestes construites en briques d'adobe et serrées les unes contre les autres, certaines comportant même plusieurs étages (jusqu'à six) pour abriter plusieurs familles. Les structures les plus anciennes datent du VIIe siècle avant notre ère et illustrent la prospérité et l'essor démographique de Carthage au début de son histoire.
Étrangers
Les étrangers présents dans la ville venaient de la ville fondatrice de Tyr en Phénicie, des régions conquises en Afrique du Nord (en particulier la Libye et la Numidie), d'Espagne, d'Italie et de Sardaigne. Nous savons également que Carthage comptait une importante communauté grecque au IVe siècle avant notre ère. La présence d'interprètes professionnels, mentionnée sur les stèles, témoigne du caractère cosmopolite de Carthage. Il est possible que les citoyens des cités-États alliées et ceux de Sidon et de Tyr aient bénéficié de certains privilèges par rapport aux autres étrangers, et qu'ils aient joui de l'égalité devant la loi, sinon du statut politique, des citoyens de Carthage proprement dits.
Esclaves
Les esclaves provenaient soit de peuples conquis, soit de marchés aux esclaves. Ils étaient utilisés pour toutes sortes de tâches, professionnelles ou subalternes, dans la ville et à la campagne, ainsi que dans la marine carthaginoise pendant les guerres puniques. On ne peut que deviner le nombre d'esclaves présents à Carthage, car les citoyens les plus riches en possédaient beaucoup et les plus pauvres probablement même pas un seul. Rien ne prouve qu'un citoyen de Carthage soit jamais devenu esclave à Carthage mais, comme à Rome, cela aurait pu se produire si une personne ne pouvait pas payer ses dettes ou si des parents pauvres vendaient leur enfant, comme c'était parfois le cas. Il est arrivé que des esclaves aient été affranchis, même s'il est peu probable que leur nouveau statut leur ait jamais donné les mêmes droits que les citoyens ordinaires. On ne sait pas comment cela se passait.
Les inscriptions révèlent que la relation entre l'esclave et son propriétaire n'était pas toujours entièrement négative. Il est arrivé que des esclaves aient été autorisés à gérer des entreprises pour leur maître avec une relative autonomie et que des esclaves soient retournés travailler pour leur ancien maître après avoir gagné leur liberté (bien qu'il ait pu s'agir d'une obligation légale). Une inscription particulière, où l'on voit un esclave payer sa propre dédicace à un temple, implique que certains esclaves, au moins, pouvaient accumuler leur propre argent grâce à leurs activités. Hormis deux révoltes d'esclaves au début et au milieu du 4e siècle avant notre ère, lorsque les esclaves se joignirent aux Libyens rebelles, puis au chef carthaginois Hannon, dans le cadre de soulèvements plus vastes, il n'y a aucune mention d'autres troubles au cours des siècles. Leur loyauté était plutôt attendue et reçue en période de stress extrême, pendant la deuxième guerre punique et le siège de Carthage lors de la troisième guerre punique, lorsque les esclaves se sont virent accorder la liberté en échange de leur service militaire.