Sergueï Prokofiev (1891-1953) était un compositeur russe (né en Ukraine) qui fut à l'avant-garde du mouvement musical moderniste. Ses symphonies, suites orchestrales et ballets sont d'une variété et d'une complexité infinies. Ses œuvres les plus célèbres aujourd'hui sont peut-être la Symphonie n°1 "classique", la partition du ballet Roméo et Juliette et le conte musical symphonique Pierre et le Loup.
Jeunesse
Sergueï Prokofiev vit le jour le 27 avril 1891 à Sontsivka, en Ukraine, qui faisait alors partie de l'Empire russe. Il naquit dans une famille aisée - son père dirigeait un grand domaine - et n'avait pas de frères et sœurs. Faisant preuve d'un talent musical précoce, Sergueï composait ses propres morceaux dès l'âge de cinq ans et, à neuf ans, il s'essaya à la composition d'un opéra. L'un de ses premiers professeurs fut Reinhold Glière (1875-1956). Sergueï, qui n'avait que 13 ans, était suffisamment doué pour entrer au Conservatoire de Saint-Pétersbourg en septembre 1904. Il eut le privilège d'étudier l'orchestration avec le célèbre compositeur russe Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908).
Prokofiev acquit rapidement la réputation d'un compositeur qui écrivait "une musique astringente, d'avant-garde, avec une tendance à choquer" (Wade-Matthews, 470). Prokofiev rejettait complètement la musique romantique de compositeurs comme Frédéric Chopin (1810-1849) et Franz Liszt (1811-1886). Il hésitait même à montrer certaines de ses compositions à ses professeurs, de peur d'être renvoyé du conservatoire. Il se produisit pour la première fois en public au piano le soir du Nouvel An 1908.
Le père de Prokofiev mourut en 1910, et il dut désormais se débrouiller seul sur le plan financier. Il composa un concerto pour piano en 1911-12, mais les critiques furent impitoyables. Le deuxième concerto pour piano de 1913 subit le même sort, un critique notant que certains membres de l'auditoire étaient restés "figés d'effroi, les cheveux dressés sur la tête" (Wade-Matthews, 470). Les auditeurs détestèrent d'emblée "l'harmonie dissonante, l'écriture percutante du piano, l'activité fébrile et la fougueuse cadence de 10 minutes dans le premier mouvement" (Arnold, 1502). Pourtant, d'autres professionnels, en particulier les membres du mouvement musical moderniste, voyaient de nombreux mérites dans l'œuvre de Prokofiev. Selon The Oxford Companion to Music, ces premières œuvres montraient que "Prokofiev possédait un sens aigu de la couleur orchestrale, une solide maîtrise de la structure et un don lyrique prononcé ; il y avait aussi cette touche de diablerie qui semble sous-tendre une grande partie de la musique de Prokofiev" (1502).
Il obtint son diplôme du Conservatoire en juin 1914, après avoir remporté le prix Rubinstein en jouant sa propre composition pour piano (alors qu'il aurait dû jouer une pièce imposée d'un autre compositeur). Lors d'une visite de célébration à Londres, l'impresario Sergueï Diaghilev commanda à Prokofiev un ballet, Ala i Lolli (Ala et Lolly). Les deux premiers ballets du compositeur ne rencontrèrent pas le succès escompté et seul le second, Chout (Le Bouffon), fut joué, et ce jusqu'en 1921, d'abord à Paris puis à Londres.
En tant que pianiste de concert, Prokofiev valait vraiment la peine d'être vu. Un témoin oculaire de Prokofiev en concert rapporta l'expérience comme suit:
Prokofiev portait une queue de pie d'une élégance éblouissante, un gilet magnifiquement coupé et des escarpins noirs étincelants. La manière étrangement gauche dont il a traversé la scène ne laissait rien présager de ce qui allait suivre; après s'être assis et avoir ajusté le tabouret du piano d'un coup sec, Prokofiev s'est lancé dans une démonstration musculaire implacable d'un type de jeu pianistique tout à fait nouveau...Cela m'a rappelé les attaquants qui se bousculaient lors de ma seule expérience malheureuse au football - rien que de l'énergie implacable et une joie de vivre athlétique... Il y eut des applaudissements frénétiques, et pas moins de six compositions florales en forme de fer à cheval furent remis à Prokofiev, qui fut alors salué par des rires étonnés. Il s'inclina maladroitement, laissant tomber sa tête presque jusqu'à ses genoux, et se redressa d'un coup sec.
(Schonberg, 606)
En 1917, Prokofiev se tourna vers l'opéra et composa Igrok (Le joueur), inspiré du roman du même nom de Fiodor Dostoïevski (1821-1881). L'opéra ne fut joué qu'en 1929 à Bruxelles. Un autre opéra, Ogennyy (L'ange ardent), dut également attendre patiemment sa première représentation qui eut finalement lieu en 1954. Il composa son premier concerto pour violon en 1917 et la Symphonie n°1 "classique". Après la révolution russe d'octobre 1917, Prokofiev s'installa aux États-Unis.
Caractère et relations
L'historien de la musique C. Schonberg résume comme suit le caractère et le physique de Prokofiev:
C'était un jeune homme têtu, intelligent, obstiné et arrogant, au talent indéniable... Tout en lui attirait l'attention, y compris son apparence. Sa tête était posée sur un long cou; il avait une peau rose qui devenait rouge lorsqu'il était en colère (ce qui arrivait souvent), des yeux bleus perçants et des lèvres épaisses et saillantes... toujours prêt à faire preuve d'une répartie écrasante, avec un ricanement irritant et un regard foudroyant. C'était un homme qui ne pouvait jamais temporiser, et il ne supportait pas les imbéciles... S'il n'aimait pas quelqu'un, il pouvait être sauvage.
(604-5)
Un autre historien, M. Steen, donne une évaluation tout aussi négative du caractère de Prokofiev: "abrasif, arrogant, abrupt et souvent dépourvu de tact" (842). Au moins, le grand ego du compositeur lui permettait-il de ne pas avoir peur d'innover, comme il le déclara un jour : "J'ai horreur de l'imitation et j'ai horreur du familier" (Wade-Matthews, 470).
Lina, la femme de Prokofiev, était d'origine espagnole; ils se marièrent en 1922. Le compositeur n'était pas fidèle et eut une liaison. À partir de 1941, Prokofiev vécut avec son assistante Mira Mendelson, membre du parti communiste. Fait peut-être significatif, le compositeur épousa Mira six semaines avant que sa première femme ne soit arrêtée pour espionnage présumé.
Années d'exil
Prokofiev réussit assez bien aux États-Unis où son jeu de piano excentrique enthousiasmait le public. Il composa le ballet Lyubov k tryom apelsinam (L'amour pour trois oranges), qui fut mis en scène pour la première fois par l'Opéra de Chicago en 1921. L'opéra, qui comporte un prologue et trois actes sur un livret de Prokofiev, connut un succès international. Le succès fut tel que le compositeur transforma la partition en une suite orchestrale en 1919 (qu'il révisa en 1924).
Le séjour du compositeur aux États-Unis ne fut cependant pas une réussite sur le plan professionnel. Le style de jeu sévère de Prokofiev lui valut d'être qualifié par certains de "doigts d'acier, biceps d'acier, triceps d'acier" (Schonberg, 606). Le compositeur n'était guère enchanté par les goûts musicaux généralement conservateurs de l'Amérique. Il écrivit un jour :
Je me suis promené dans l'énorme parc au milieu de New York et, en regardant les gratte-ciel qui le bordaient, j'ai pensé avec fureur aux merveilleux orchestres américains qui ne se souciaient pas de ma musique; aux critiques qui répétaient pour la centième fois "Beethoven est un grand compositeur" tout en rechignant violemment devant les nouvelles œuvres; aux managers qui organisaient de longues tournées pour les artistes jouant les mêmes programmes galvaudés cinquante fois de suite.
(Schonberg, 607)
En 1922, Prokofiev s'installa à Paris. Il écrivit trois autres concertos pour piano et trois ballets, ainsi que des concertos pour cordes et trois symphonies. Prokofiev s'imposa un exil de Russie, entrecoupé de visites occasionnelles dans son pays natal. Il reçut également des commandes de personnes russes, comme la musique du film Poruchik Kizhe (Lieutenant Kijé) en 1934. Le film ne fut jamais produit, mais le compositeur utilisa sa partition pour créer une suite orchestrale en cinq parties. Selon le musicologue contemporain Geoffrey Norris, cette œuvre met en valeur les "dons de Prokofiev pour les mélodies mémorables, les rythmes forts et les tournures de phrases gentiment moqueuses, les insérant dans son idiome harmonique très personnel, succulent mais piquant" (Arnold, 1503). La suite est encore largement jouée aujourd'hui.
En 1936, Prokofiev écrivit un ballet, Roméo et Juliette, pour le prestigieux Ballet du Bolchoï de Moscou, bien qu'il n'ait pas été accepté dans un premier temps. La première de l'opéra, composé d'un prologue et de trois actes, eut lieu à Brno en 1938. Entre-temps, Prokofiev convertit la partition en une suite orchestrale (qui, après d'autres retouches du compositeur, existe aujourd'hui en trois versions).
Retour en Russie
Prokofiev, qui déclara un jour : "Je ne me soucie pas de la politique - je suis un compositeur avant tout" (Schonberg, 610), retourna définitivement en Russie en 1936, à une époque où le régime soviétique commençait à tourner sa censure vers les arts. Son compatriote Dmitri Chostakovitch (1906-1975) venait d'être dénoncé par l'État, et le retour de Prokofiev dans un régime manifestement totalitaire semble inexplicable, si ce n'est qu'il était soit immensément naïf, soit terriblement nostalgique. De retour en Russie, il composa immédiatement Pierre et le loup, un conte symphonique (musique et livret de Prokofiev) destiné aux enfants, mais qui devint populaire dans le monde entier pour tous les âges. L'histoire raconte celle de Pierre qui piège un loup, mais il y a bien d'autres animaux, chacun représenté par un instrument de musique particulier, car l'objectif initial était d'aider les enfants à identifier les différents instruments d'orchestre.
Prokofiev était constamment sollicité. Il fournit la partition du film Alexandre Nevski en 1938. En 1941, il écrit l'opéra Obrucheniye v Monastyre (La duègne ou les fiançailles au couvent), dont la première représentation eut lieu cinq ans plus tard. En 1938 également, il composa le deuxième quatuor à cordes. En 1943, Prokofiev acheva son opéra Voyna i mir (Guerre et paix). Sans surprise, compte tenu de la lourdeur du matériau de base, l'opéra comporte cinq actes. La première eut lieu en juin 1946 au théâtre Maly de Saint-Pétersbourg (alors Leningrad). Une cinquième symphonie fut achevée en 1944. Prokofiev semblait insensible à la situation politique en Russie et put même s'adonner à sa passion pour les voitures en important une Ford bleue qui devait être très remarquée à Moscou. Cependant, ses relations avec le gouvernement soviétique n'étaient pas au beau fixe.
Les œuvres de Prokofiev datant du milieu des années 1940 témoignent de l'influence de la politique soviétique, d'une approche "réaliste" rendue obligatoire par les autorités qui souhaitaient éradiquer ce qu'elles qualifiaient de "formalisme", un terme vague utilisé pour désigner tout ce qui, dans les arts, ne se conformait pas à la vision soviétique du monde. En substance, les arts devaient promouvoir l'État. Prokofiev atténua sa musique au cours de cette période: "Elle portait tous les maniérismes rythmiques, mélodiques et harmoniques de Prokofiev, mais sonnait moins moderne, moins "âge d'acier". Sur le plan émotionnel, il s'agissait d'une musique plus douce, proche des principes du réalisme socialiste" (Schonberg, 613).
Malgré ses efforts pour s'intégrer à la nouvelle Russie, Prokofiev ne fut pas à l'abri des persécutions. Le filet de l'oppression commença à se refermer sur le compositeur pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-45), lorsque sa première femme fut arrêtée, soupçonnée d'espionnage; elle fut jugée coupable et envoyée dans un camp de travail en Sibérie. Finalement, Prokofiev lui-même fut publiquement qualifié de traître pour ses "perversions formalistes" (Wade-Matthews, 471), quoi que cela ait pu signifier. Néanmoins, Prokofiev continua de composer et fournit, entre autres, la musique du film Ivan le Terrible en 1947, écrivit deux autres symphonies et deux autres ballets : Zolushka (Cendrillon), créé en 1945, et Kamennyy tsvetok (La fleur de pierre), créé en 1954. Une autre œuvre tardive fut écrite pour le violoncelliste virtuose Mstislav Rostropovitch (1927-2007), la Symphonie-Concerto pour violoncelle et orchestre (1952). Toutes ces œuvres tardives portent l'empreinte de la politique soviétique à l'égard des arts, dont la principale conséquence fut un manque presque total d'innovation.
Œuvres les plus célèbres de Prokofiev
Les œuvres les plus célèbres de Sergueï Prokofiev sont les suivantes (les dates de création sont indiquées entre parenthèses) :
2 concertos pour violon
5 concertos pour piano
7 symphonies
Lyubov k tryom apelsinam - L'amour pour trois oranges, opéra (1921)
Poruchik Kizhe - Suite orchestrale du lieutenant Kijé (1934)
Romeo i Dzhulyetta - Ballet Roméo et Juliette (1938)
Petya i volk - conte symphonique Pierre et le Loup (1936)
Zolushka - ballet Cendrillon (1945)
Voyna i mir - Opéra Guerre et Paix (1946)
Mort et héritage
Prokofiev fut victime d'une crise cardiaque en 1941. Il tomba sur scène alors qu'il dirigeait un orchestre en 1945 et ne fut plus jamais le même. Sergei Prokofiev mourut d'une hémorragie cérébrale à Moscou le 5 mars 1953, le jour même du décès du dirigeant soviétique Joseph Staline. Le compositeur fut enterré au cimetière de Novodievitchi à Moscou.
Prokofiev reste aujourd'hui l'un des compositeurs les plus joués du XXe siècle. Sa musique énigmatique continue de fasciner par sa grande variété, comme le souligne l'Encyclopédie de la musique classique:
La musique de Prokofiev oscille entre rythme moteur et lyrisme, entre ironie et sincérité expressive. Cela confère à ses compositions une extrême variété: des œuvres composées en temps rapproché, voire des mouvements adjacents d'une même œuvre, ont des caractères tout à fait différents.
(362)
Comme Prokofiev le savait lui-même, c'est son innovation qui a assuré la longévité de sa musique:
Ne composer que selon les règles établies par les compositeurs classiques du passé, c'est n'être qu'un élève et non un maître. Un tel compositeur est facilement compris par ses contemporains mais il n'a aucune chance de survivre à sa génération.
(Steen, 883)